Uranium, espionnage et corruption. Annoncée au gouvernement Valls, Anne Lauvergeon, patronne d'Areva entre 2001 et 2011, semblait finalement placée en quarantaine. Elle se trouve désormais dans le collimateur de deux enquêtes distinctes, rapportait Le Monde début avril, et plutôt embarrassantes. L'une est menée par la Cour des comptes, qui rend ce mois-ci son rapport définitif sur le géant français du nucléaire, Areva, avec son lot d'irrégularités, tandis que l'intéressée devrait être auditionnée. L'affaire partage plus d'une particule avec le synopsis du dernier roman d'espionnage de Vincent Crouzet : Radioactif, publié le 4 avril chez Belfond.
Le 20/05/2014 à 08:51 par Julien Helmlinger
Publié le :
20/05/2014 à 08:51
Le roman de Vincent Crouzet raconte les aventures d'un colonel de la DGSE qui va de surprises en surprises, enquêtant à propos d'une affaire sulfureuse sur fond de rachat douteux et autres soupçons de faramineuses rétrocommissions. Sur le site des éditions Belfond le pitch nous annonce : « Paris, Londres et... l'Afrique. De l'uranium et... des sommes d'argent phénoménales. Entre corruption et crime organisé, vérité et mensonge, Radioactif nous révèle les dessous d'une affaire d'État. » Voilà que la fiction rejoindrait la réalité, si bien que le nom des sociétés fictives Urafrik et Murana ne sont pas sans évoquer ceux d'UraMin et d'Areva.
L'écrivain Vincent Crouzet est également expert en géopolitique. Sa carrière professionnelle l'a amené à travailler à l'étranger et à s'installer un temps en Afrique avant d'écrire son premier roman en 2003. Contacté par ActuaLitté, l'écrivain éclaire notre lanterne quant à sa démarche créative. « J'essaie toujours d'écrire à partir de faits réels. Avec Radioactif c'est un peu différent. Après avoir pris connaissance de certains éléments par un proche de l'affaire, j'ai fictionné autour de faits à partir desquels je ne pouvais faire un document. La matière était là pour un roman d'espionnage, de beaux personnages et de beaux décors. »
Dans le cadre du rachat d'UraMin, société canadienne propriétaire de 3 gisements d'uranium en Afrique, pour 1,8 milliard d'euros par Areva en 2007, les magistrats pensent avoir décelé diverses irrégularités lors d'un contrôle de routine. Tandis que l'Etat français est actionnaire de l'acquéreur à hauteur de 85 %, ce qui implique l'argent du contribuable, ceci a été signalé au parquet national financier comme le veut le code pénal, le 20 février, et une enquête préliminaire concernant la période 2007-2011 a été confiée à la brigade financière. Les zones d'ombre ne manquent pas qui doivent encore être éclairées.
Une acquisition suspecte pour la Cour des comptes
L'enquête , qui n'en est qu'à ses balbutiements concerne des suspicions de « présentation ou publication de comptes inexacts ou infidèles », « diffusion d'informations fausses ou trompeuses », « faux et usage de faux ». Au rang des éléments ayant retenu l'attention des magistrats : les conditions d'achat ou encore le prix colossal déboursé pour racheter une société dont la valeur des ressources minières était loin d'être établie par les géologues d'Areva. Par ailleurs, la direction aurait tardé à faire figurer l'acquisition dans ses comptes, et la société canadienne aurait vu sa valeur comptable divisée par 5 en l'espace de 4 ans.
Anne Lauvergeon
tangi_bertin, CC BY 2.0, sur FLickr
Le 7 mars 2012, la commission des finances de l'Assemblée nationale a rendu un rapport qui estimait que les vérifications entreprises par Areva auraient été insuffisantes et que l'Agence des participations de l'État (APE) avait donné son accord pour l'acquisition sans avoir pris connaissance des doutes qui s'imposaient aux géologues quant à la valeur du gisement de Trekkopje. Et pour cause certaines conclusions négatives de leur rapport auraient été supprimées. Les points positifs quant à eux auraient échappé à la corbeille, ce qui aura mis la puce à l'oreille quant à une possible falsification.
La banque Goldman Sachs avait quant à elle dissuadé EDF de s'associer à Areva dans cette acquisition bien que le fournisseur d'électricité y ait un temps songé. Les risques ainsi que le caractère sensiblement trop onéreux du rachat d'un du gisement namibien d'UraMin ayant été pointés de leur côté. Aucun des rapports rendus jusqu'à présent à la justice ne permettrait cependant d'affirmer catégoriquement que l'ex-PDG ait dissimulé volontairement des informations à ses actionnaires.
Atomic Anne, parfaitement sereine selon son avocat
Se disant surpris que la justice ait de la sorte été saisie par la Cour des comptes, l'avocat d'Anne Lauvergeon, Me Jean-Pierre Versini-Campinchi, a assuré que sa cliente était « parfaitement sereine. [...] D'abord parce que s'il est clair que le rachat d'UraMin ne constitue pas la meilleure affaire qu'ait faite Areva, ce n'est pas un délit d'acheter une société trop cher ! D'autre part, ce n'est pas ma cliente qui a géré l'opération UraMin, mais Luc Oursel [son successeur à la tête d'Areva] et Sébastien de Montessus, alors directeur des activités minières du groupe. »
L'avocat précisait en outre que « Lors de son passage chez Areva, Anne Lauvergeon ne s'est jamais occupée des mines, mais uniquement de l'atome : ce n'est pas pour rien qu'on l'a surnommée Atomic Anne… » Elle-même s'est exprimée depuis, invoquant une machination de ses « fidèles ennemis », qualifiant ainsi d'anciens ministres et autres hommes d'affaires.
Mercredi dernier, elle a répondu à la critique de sa stratégie comme « fuite en avant », en soutenant qu'Areva serait plutôt « une réelle réussite française, un groupe devenu le premier groupe nucléaire mondial, premier producteur d'uranium, qui a créé 30.000 emplois et qui a versé plus de 3 milliards d'euros de dividendes à l'État. Donc je dirai globalement que le bilan est bon ».
Sauf que son bilan ne serait pas exact. Le Monde corrigeait dès le lendemain, soutenant que les dividendes perçus par l'État seraient en réalité plutôt de 2,6 milliards, et qu'Areva n'aurait pointé qu'à la seconde place du classement des plus grands producteurs d'uranium en 2011. De même pour ce qui est des effectifs de la société, amoindris au cours de la période 2001-2011, qui ne semblent pas attester d'une création de 30.000 emplois même si l'on considère d'éventuels départs en retraite.
Le détective privé Mario Brero au tribunal vendredi dernier
Toujours concernant Areva, ce 16 mai, était jugée par le tribunal correctionnel de Paris une affaire d'espionnage. Mario Brero, dirigeant de la société suisse d'intelligence économique Alp Services était cité à comparaître. Sa société avait été engagée pour enquêter sur le dossier par une sous-direction interne à Areva, et le détective privé accusé d'avoir sorti le grand jeu, peut-être au point de s'être écarté du cadre légal notamment pour récolter des relevés téléphoniques d'Anne Lauvergeon.
pasukaru, CC BY 2.0, sur Flickr
Brero s'est ainsi fait poursuivre pour « complicité et recel de violation du secret professionnel » au détriment du respect des vies privées d'Anne Lauvergeon mais aussi de son époux Olivier Fric, consultant en énergie, ainsi que de Ludivine Wouters, fille d'un ancien cadre du géant du nucléaire. Si Anne Lauvergeon avait elle-même déposé une plainte contre le détective, celle-ci a depuis été retirée.
Pour la procureure Annabelle Philippe, Mario Brero se serait bien rendu coupable d'infractions. Mais, considérant que la victime a retiré sa plainte, que l'accusé est italien, et que les faits reprochés ont été commis en Suisse, elle admet que la situation juridique est complexe et que « le parquet est un petit peu embarrassé ». Le jugement a quant à lui été mis en délibéré au 20 juin.
Une chappe de plomb qui mettra du temps à s'ouvrir
Vincent Crouzet confie qu'il ne s'attendait pas du tout à ce que l'affaire UraMin fasse surface dans l'actualité au moment de la publication de son roman. Il s'agirait d'un « concours de circonstances. La Cour des comptes aurait bien pu ne jamais s'en saisir. Mais j'ai plutôt vu cela comme un soulagement ». S'il revendique le caractère fictionnel de son récit, présenté comme un « mélange des deux extrêmes réel et fictif, une démarche de romancier pour sublimer une situation réelle », l'écrivain pense toutefois que l'une de ses théories risque d'être validée dans les prochains mois. Celle d'une « vaste opération de rétrocommissions, de loin pas absurde ».
Selon l'auteur, l'affaire reste « encore recouverte d'une chape de plomb », que cela soit dû à son caractère politique ou à la société Areva, et que « cela prendra du temps pour s'ouvrir ». Vincent Crouzet estime qu'il est toujours compliqué de trouver des preuves de rétrocommissions, à moins d'éventuels témoignages. C'est pourquoi on devrait encore en avoir pour des années avec cette histoire. L'écrivain pointe notamment le fait que 3 continents sont concernés par l'affaire, « ce qui nécessitera une coopération internationale des départements de justice », et ce, sans compter avec les paradis fiscaux.
L'écrivain et son éditeur n'ont pas subi d'assaut juridique depuis la publication de l'ouvrage. L'auteur en convient que le livre peut en irriter certains, « mais c'est un roman, à prendre avec dérision. Ils ont sans doute d'autres chats à fouetter ». Il précise en outre que son objectif n'est « pas de tirer sur Anne Lauvergeon qui se trouve dans une position difficile en termes de défense ». Mais il ne juge pas l'affaire banale pour autant. Car « en termes de montant, c'est peut-être le plus gros scandale de l'ère Sarkozy ».
Le romancier travaille déjà à son prochain roman, mais le sujet est top secret pour l'heure. Encore un roman d'espionnage, visiblement.
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