Le lancement de l'offre illimitée Kindle par Amazon, a été remarqué par la presse, autant que par la profession, dans son intégralité. Les avis divergent, c'est le moins que l'on puisse dire : des dizaines de milliers d'ouvrages, pour 10 € par mois, cela semble attractif. Mais qu'en est-il ? Entre les enjeux commerciaux, les problématiques légales, on parle de rémunération pour les auteurs, de modèle destructeur, ou de véritable solution d'avenir... Enquête.
Le 12/12/2014 à 17:44 par Nicolas Gary
Publié le :
12/12/2014 à 17:44
Retrouver des titres de Mango Jeunesse ou Fleurus, sur l'offre Kindle Unlimited, a presque fait couler des larmes chez certains. Comment le groupe éditorial dirigé par celui qui est président du Syndicat national de l'édition, Vincent Montagne, pouvait avoir pris part à cette initiative ?
« Nous n'avons confié à Amazon qu'une infime partie de nos œuvres, en l'occurrence, 5 % du catalogue de Fleurus, sur une période de six mois reconductibles », précise Vincent Montagne, président de Média Participations à ActuaLitté. « Quant aux œuvres présentes sur d'autres plateformes, nous avons effectivement fait une expérience avec la bande dessinée, et des œuvres du fonds. Nous cherchons de nouveaux canaux de vente pour les faire revivre. »
Si l'on prend ainsi des exemples très concrets, une nouveauté Lucky Luke peut réaliser 300.000 ventes, mais, pour les œuvres anciennes, c'est bien plus compliqué. On entrerait alors dans le même type de logique que les offres de BD réalisées avec des journaux, comme Libération ou Le Monde. Les libraires se sont émus de ce que ces offres puissent les priver de clients. Une campagne menée avec la SNCF, sur le trajet Paris/Lyon avec un album de la série XIII, a montré que les libraires avaient justement vendu plus de livres après l'opération.
Privilégier une formule émanant des éditeurs directement
« Rien n'est fixé sur la question de la rémunération dans le contrat d'édition à l'ère numérique », rappelle Geoffroy Pelletier, directeur de la Société des Gens de Lettres. De fait, des principes ont effectivement été posés – en substance, que l'éditeur doit quelque chose à l'auteur, dès lors qu'il perçoit des revenus de ventes dérivées. Une évidence telle qu'on s'étonne qu'il ait fallu la mettre par écrit. « Dans tous les cas, comme le calcul de l'assiette est laissé à la discrétion contractuelle, chacun fera ce qu'il veut des principes. »
Dans le cas de Kindle Unlimited, c'est plus simple encore : personne ne veut dire quoi que ce soit. Et dans ce cas, la rémunération de l'auteur est plus encore laissée à la discrétion de l'éditeur.
« Pour les ouvrages de Walrus, j'ai préféré ne pas me lancer dans ce principe », nous explique Julien Simon, directeur éditorial. « Pour l'heure, aucun des modèles ni des propositions ne m'ont convaincu. Quant à la question des revenus, je suis du parti de choisir le modèle le plus transparent pour les auteurs. Si les choses se passent comme pour la musique, les éditeurs les moins scrupuleux joueront sur l'opacité. Le gâteau du streaming est minuscule, et il faut que les parts soient équitables. »
De son côté, l'éditeur de Numeriklivres, Jean-François Gayrard opère le constat suivant : « In fine, si l'offre d'abonnement doit se développer auprès des lecteurs, la seule façon pour les auteurs et l'éditeur de s'en sortir, c'est de gérer nous-mêmes une formule en direct pour éviter les intermédiaires. Cela ne peut pas être viable sinon. Et puis le marché de l'acte à l'achat est encore naissant. Il y a encore tout à faire. Aucun éditeur n'a intérêt dans ce contexte à développer l'offre d'abonnement via des plateformes tierces. EPoints de chez Seuil, l'a bien compris d'ailleurs. »
Une analyse plus que partagée par François Bon, qui a choisi de mettre en place un pass de lecture, « une fois pour toutes ». Il s'agit d'un modèle de rémunération fixé à 20 €, très simple : « L'accès est définitif, pas d'abonnement à repayer – et pas besoin d'archiver, tout est toujours disponible à volonté... ». Un vaste ensemble d'œuvres est alors mis à disposition, comme l'intégralité des livres numériques de The Lovecraft Monument, ou encore la totalité des ouvrages de Tiers Livres Editeur, ainsi que des ressources audio et des podcasts. Le rapport direct au site représente une source première de revenus, dans l'ensemble des ventes numériques, nous explique l'écrivain.
Chris Isherwood, CC BY SA 2.0
Comment défendre la valeur d'une oeuvre, face à l'illimité ?
Pour le directeur de la SGDL, l'offre d'abonnement pilotée par des prestataires extérieurs pose de toute manière plusieurs autres problèmes manifestes. L'effet de substitution, pour les ouvrages numériques, « est encore peu considérable, étant donné le marché ». La crainte repose plus sur les risques encourus par l'offre papier. « Ce qui nous entraîne également à nous interroger sur l'offre de Prêt Numérique en bibliothèque, et la rémunération des auteurs qui repose sur une seule vente... Un autre chantier... »
Selon lui, cette question de l'illimitée implique surtout de bouleverser « la valeur du livre. Des livres en illimité, pour 10 €, cela signifie qu'un ouvrage ne vaut plus rien, au sein d'un catalogue de dizaines de milliers d'autres livres ». Dans un contexte où les organisations d'auteurs se battent pour « faire reconnaître la valeur de la création, participer à l'offre illimitée, c'est se tirer une balle dans le pied ». Et reste la question de la légalité.
Vincent Monadé avait en effet déclaré à ActuaLitté, qu'« [a] u-delà, dans ces modèles d'abonnement, la question de la rémunération juste et équitable des auteurs demeure prégnante.[...] Il faudrait disposer d'une véritable étude juridique : l'abonnement est-il compatible avec la loi sur le prix unique du livre et du livre numérique ? »
« Je me réjouis que le président du Centre National du Livre veuille réaliser une étude pour déterminer ce point. Dans l'esprit de la loi de 80 et celle de 2011, par lesquelles l'éditeur fixe le prix de vente de ses livres et de ses livres numériques, il me semble, mais je ne suis pas juriste, que l'offre d'abonnement n'a rien de légal. J'attends avec impatience que l'on puisse trouver une explication claire », conclut le directeur de la SGDL.
Et pourquoi pas, saisir la Médiatrice du livre, Laurence Engel – une solution qui ne pourra pas passer par les organisateurs d'auteurs, puisque les relations auteurs-éditeurs sont exclues du champ de ses prérogatives.
Développer de nouvelles offres, dans l'intérêt du livre
Juan Pilot de Corbion, fondateur et dirigeant de YouScribe, une plateforme offrant ce service de lecture en illimité, est plutôt enthousiaste. « C'est une très bonne nouvelle pour YouScribe, pour les éditeurs et pour les auteurs. Parce que les livres doivent se faire une place dans le monde numérique, jouer des coudes contre les industries du cinéma, de la musique et des jeux, qui, elles, ont développé depuis longtemps déjà des accès illimités. Le temps de lecture moyen hebdomadaire des Français a perdu 28 minutes depuis 3 ans. »
Cet acteur a souhaité associer les libraires à son offre, en proposant des solutions de cartes prépayées, ou encore leur offrant la publication de playlists d'ouvrages. « C'est aussi une seconde vie pour des ouvrages plus anciens ou épuisés », précise la société, rejoignant sur ce terrain Vincent Montagne.
La légalité de l'offre d'abonnement fait débat. « J'ai sur mon bureau des rapports d'avocats, qui font pencher la balance d'un côté, comme de l'autre », nous précisait un éditeur de grande maison. « La seule question à réfléchir, pour chacun d'entre nous, se pose simplement : se fermer cette porte, parce que la loi pourrait s'y opposer, ou laisser faire, de sorte que le marché sera préempté par d'autres acteurs, sans notre accord. »
JOhn Carlos Buen, CC BY ND 2.0
Impossible que cela arrive, certes, mais prendre en compte l'évolution des usages n'est pas une vilaine idée. « À l'instar des voitures, on pratique aujourd'hui la location, sur la formule proposée dans Paris des Autolib ou des Velib, et la vente se réduit. Nous entrons dans une logique d'usage, qui succède à une logique de propriété », poursuit-il.
Vidanger la profession ou conquérir un nouveau public ?
L'illégalité de ce modèle reposerait en effet sur le simple fait que la loi dispose que l'éditeur doit « fixer un prix de vente au public pour tout type d'offre à l'unité ou groupée ». Or, dans le cas présent, il s'agit d'une offre globale, dans laquelle l'éditeur n'a aucun contrôle tarifaire. Les échanges parlementaires stipulent pourtant bien que les offres groupées, en location ou abonnement ont été envisagées, toujours à la condition que l'éditeur en établisse un prix fixe. (voir notre analyse)
Une offre de service, avec une TVA de 20 %, et non de 5,5 % comme pour la vente unitaire, inciterait à considérer que l'offre est un service mutualisé. Une hypothèse, parmi d'autres, qui ne fait pas force de loi en la matière. « Tout dépend des intentions qui sous-tendent. Soit il s'agit d'un procédé pour vidanger une profession, et il ne faut pas s'y engager du tout. Soit nous y voyons un moyen de conquérir un nouveau public. Le tout en considérant que la gratuité intégrale n'est pas raisonnable, et que, provoquer l'interprofession en écrivant Lire pour 0 € est insensé. »
MàJ : si pour Kindle Unlilmited, la TVA facturée sera de 3 %, celle du Luxembourg, contrairement à ce qui nous avait été dit, les services français Youscribe et YouBoox apposent une TVA de 5,5 % pour leurs abonnements. Impossible donc de justifier par un hyppothétique "service mutualisé", qui se rapprocherait de la définition de l'Union européenne : si l'on applique le taux réduit de TVA, destiné aux livres numériques, alors on parle bien d'oeuvres qui sont couvertes par le champ d'application de la loi de 2011.
L'idée de taxer à 20 % de TVA aurait fait basculer l'offre dans la catégorie "service" et permis de se placer hors de la loi prix unique du livre numérique. Avec un 5,5 de TVA, impossible désormais d'y couper.
Selon nos informations, le ministère de la Culture serait d'ailleurs disposé à ce que le décret d'application de la loi soit amendé, attendant que l'interprofession s'exprime sur la question. « Ce qui prime reste de pouvoir garder la main sur l'offre, et de pouvoir s'en retirer à tout moment, si l'opérateur change ses conditions de commercialisation », conclut l'éditeur. Une note de la rue de Valois devrait prochainement être communiquée sur la question, tant le point divise.
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