ENTRETIEN – En 2021, paraissait chez Albin Michel le premier roman de Céline Laurens, Là où la Caravane passe : s'y révélait une approche entre réalisme et onirisme, à la Jean-Jacques Beineix, saluée par le prix Roger Nimier. Après le pèlerinage à Lourdes en plein air, direction le métro parisien avec Sous un ciel de faïence. Humour, drame et poésie : la romancière s’intéresse toujours à tous ces « autres », et à travers eux, poursuit sa quête du primordial.
Le 27/01/2023 à 12:57 par Hocine Bouhadjera
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27/01/2023 à 12:57
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ActuaLitté : Quel parcours vous a amené à devenir auteure ?
Céline Laurens : Après une hypokhâgne-khâgne et une licence en philosophie, je suis partie étudier le cinéma et la photographie à New York durant un an. Les études cinématographiques y étaient moins théoriques et plus techniques qu’en France, et l’on pouvait facilement avoir accès aux caméras, chose beaucoup plus compliquée chez nous.
À Bedford & Dekalb qui n’était pas encore gentrifié, nous avons tourné avec des amis et les habitants du quartier, un petit film en pellicule qui lui était consacré. Une fois rentrée à Paris j’ai terminé mon Master en philosophie politique et éthique en me demandant ce que je ferai par la suite.
Dans ma génération, déjà, on nous pressait de tisser des liens durant nos études avec le monde de l’entreprise. C’était l’époque où les écoles de commerce commençaient à être portées au pinacle. J’ai préféré choisir une voie moins professionnalisante mais qui m’enrichirait métaphoriquement, dirais-je. Par la suite, avec des amies, nous avons lancé une revue publiée aux éditions Rue Fromentin, la Hussarde, dans le but de donner la parole à des femmes qui nous inspiraient.
En parallèle j’ai commencé à chroniquer des livres pour les journaux et à envoyer des textes à des concours de nouvelles. J’en ai remporté un pour le journal Libération, puis j’ai commencé, à côté de mes articles, l'écriture d’un premier roman qui a unanimement été refusé.
C’est le deuxième, Là où la caravane passe, qui a séduit mon éditeur actuel. J’avais eu le temps de beaucoup travailler l’écriture entre les deux : il n’y a pas de secret, l’écriture est un muscle, et la lecture est indispensable pour développer son oreille.
Pourquoi s'intéresser au métro parisien, et la ligne 6 en particulier, pour ce second roman ?
Céline Laurens : J’accole à mes ouvrages un élément : eau, air, terre, feu. Pour mon premier ouvrage Là où la Caravane, qui mettait en scène l’arrivée d’un clan de gitans à Lourdes, l'élément primordial était l’air. Les gitans sont appelés les fils du vent. À cet élément j’ai lié un phrasé et un univers de légendes et de contes mouvants qui se transmettait oralement de génération en génération. Pour Sous un ciel de faïence, l'élément primordial était la terre puisque le livre se déroule en partie sous nos pieds, dans le métro.
La ligne 6 me tenait à cœur car elle est souterraine et aérienne, me permettant de développer le quotidien de Jacques à l’air libre avec sa femme, et son quotidien sous terre dans la faune chtonienne. Chaque chapitre du livre est comme une eau forte, une station de vie de mon conducteur de métro. Par ailleurs, plus le personnage s’enfonce profondément sous terre, plus les souvenirs révélés sont sombres et enfouis, plus les situations sont oniriques et créent une mythologie moderne du sous-sol de la ville.
C’est une sorte de ligne de métro psychanalytique et recomposée. Les légendes y sont teintées d’anecdotes urbaines. Je voulais que le lecteur ressente une ivresse des profondeurs au fur et à mesure des stations les plus basses.
Souvent les gens ont des cadres dans lesquels se jouxtent des photographies de différentes époques de leur vie sans sens apparent. Il y en a pourtant un. C’est ce que j’ai voulu montrer avec mon personnage principal qui retourne sur les traces de son passé et des êtres qui lui ont été chers. Il navigue dans ses souvenirs, entre la rive des vivants et celle des morts. Pour prendre un autre exemple, au moment du trépas, il se dit que l’on voit sa vie défiler devant ses yeux. Qu'a-t-elle été ? Est-elle résumable ? Prendre un quotidien et l’envisager de manière différente, c’est ce sillon que je travaille. Rendre hommage à ces minutes impensées et constitutives, et où la vraie nature de l’homme se révèle peu à peu.
A côté de ce temps quotidien je voulais également parler de celui alloué aux transports et auquel, lui aussi on ne prête pas vraiment attention car on est déjà dans l’endroit et la chose à rejoindre. Je voulais donc ré-anoblir ces deux temporalités et leur créer une existence propre et commune. J’aime aussi l’idée que les lieux soient des personnages à part entière dans les histoires. Le métro qui m’a toujours fascinée était une victime toute trouvée. Il fait partie de ces endroits qui brassent des existences et des problématiques diverses en un moment.
On est donc pas dans un roman purement réaliste sur le métro. L’onirique a toute sa place.
Céline Laurens : Ce côté onirique est quelque chose qui me plait. On ouvre un livre sur le métro, et on part vers autre chose. On peut rapprocher ce que j’essaye de faire du cinéma de Patrice Leconte dans Monsieur Hire et Le mari de la coiffeuse, de Jean-Claude Lauzon dans Leolo, ou encore de Peter Greenaway avec Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. Créer un ton qui, comme un métronome, oscillerait légèrement entre le réalisme et l’onirisme.
Ensuite, même si le livre n’est, à dessein, pas réaliste au sens propre du terme, car je n’apprécie pas l’aspect journalistique et trop documenté de certains textes, j’aborde dans Sous un ciel de faïence toute une liste de thématiques qui elles le sont.
Par le biais de mes personnages, des problèmes sociétaux sont mis en avant et les solutions qui peuvent permettre de les surmonter ou de les supporter. Certains traversent la plaine des jours grâce au bâton de berger de la littérature, d’autres s’appuient sur une foi inaltérable dans le progrès, d’autres sur leur religion et d’autres encore s’épanouissent grâce à leur couple et à leur famille. Il faut trouver des moyens de supporter la précarité, le vieillissement, la pression de cette injonction au bonheur, au fait d’être sain, d’être responsable, d’être dynamique, entreprenant, d’être un bon parent, un bon enfant, un bon citoyen, un bon salarié.
Donner l’exemple… Certains tiennent, certains disparaissent, certains s’autorisent quelques soupapes, quelques vices, d’autres décident de faire un pas de côté et de se désolidariser de la marche de la société, d’autres se retrouvent dans cette situation sans l’avoir désiré.
Céline Laurens. Albin Michel.
Celui-ci et votre premier roman s’intéressent en effet à ce qu’on désigne communément sous le terme de « marginaux », ou des originaux.
Céline Laurens : Comme avec Les lettres persanes de Montesquieu, ces figures offrent un point de vue en décalé, elles nous éclairent sur l’essentiel quand nous ne nous rendons pas ou plus compte de ce qui se passe car nous avons le nez dans le tapis. Tous les sujets ont été traités, ce qui apporte en littérature, c’est le choix de la focale, le regard par lequel on décrit la situation. Moi j’aime bien observer et décrire depuis les encoignures.
Situer mes personnages à l’extérieur de cette société me donne une grande liberté dans l’écriture. Mes personnages ont leurs propres codes qu’ils ont édictés, leur propre morale et vision du monde. Être de la cloche, clochard cela veut dire boiter. J’aime l’idée d’avoir des personnages qui boitent.
Le mot marginal me gêne en revanche, c’est un terme paternaliste : on aime créer des catégories et j’essaie personnellement de les faire sauter avec ce que j’écris en montrant que tel personnage n’est pas que ceci ou cela. Cette petite case qui le réduit et qui nous permet de passer à autre chose, paresseusement. Je ne supporte pas d’entendre des généralités répétées comme « Lui ? C’est un drogué », « oh c’est un alcoolique », « oh c’est un SDF », « oh c’est un artiste »... Sérieusement ? Cela n’apprend rien sur la nature de l’homme.
Souvent les personnes ont peur de s’être trompées de voie et durcissent leurs jugements. Je pense que beaucoup de gens détestent la liberté chez les autres. Un film que j’ai vu il y a peu, Vivre, dépeint un vieil anglais flegmatique et élégant qui se découvre un cancer. Lui qui a toujours été mesuré, décide de se lâcher, de dépenser, boire, claquer ses livres sterlings.
Puis, quelques jours plus tard, il retourne travailler. Pourquoi ? Parce que sa nature n’est pas d’être un sybarite mais qu’il aime son travail. À quoi il ajoute un rapport plus humain avec ses collègues. Une vie réussie serait donc d’avoir sû être à sa place et de l’avoir fait du mieux possible.
Pouvez-vous présenter cette galerie de personnages, tous plus singuliers les uns que les autres, regardés par le narrateur ?
Avec joie. Tout d’abord, il y a Madeleine sa femme qui est persuadée, chaque jour que dieu fait, que ce sera le dernier, et qu’elle va être emportée par une nouvelle maladie. Je voulais un personnage de femme drôle, parce que je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte, mais c’est très rare en littérature. Les personnages de femmes en littérature agissent souvent malgré elles, mues par les circonstances, mais à l’arrêt que sont elles ? Souvent pas grand chose.
Je voulais une femme qui soit un peu perchée sans être « hystérique », une femme qui ait une bonne descente sans être « alcoolique », une femme mélancolique sans être « névrosée » et surtout une femme qui soit à la fois drôle et capable de se poser des questions existentielles. Eh oui… On peut, nous aussi, être tout cela à la fois !
Parmi les autres personnages, il y a René Charles, le chanteur du métro patibulaire qui carbure à la Guinness toute la journée. Il s’était spécialisé dans l’imitation de Donald Duck avant de développer une passion soudaine pour Céline Dion et de lui consacrer sa vie et ses cordes vocales. Il va finalement décider sur les conseils du narrateur de repartir sur ses terres bretonnes qu’il va traumatiser de sa voix de fausset.
Il y a la bande d’Hervé qui squatte les quais de la station Raspail en discutant de tout et de rien. Il y a Henri le poète et ami du narrateur qui voit des couleurs et des fantômes depuis qu’il a écrasé un passager ; et Soren et Melchior deux prédicateurs qui ont des manières bien différentes de diffuser la bonne parole sur la ligne 6. Puis il y a Amandine qui est la petite protégée de tout le groupe.
Des personnages incarnés, symptomatiques, et de l’humour.
Céline Laurens : L’humour cela sied aux drames comme aux comédies. D’ailleurs je n’ai jamais autant ri qu’en présence du glauque des films de Todd Solondz et autant pleuré que devant le pauvre Michel Blanc toujours exclu dans les bronzés.
Vous collaborez aujourd’hui à la Revue des deux mondes où vous proposez des portraits d’auteurs assez peu lus par le grand public. Pourquoi ceux-là en particulier ?
Céline Laurens : J’écris sur des auteurs morts ce qui me permet de ne pas subir de critique concernant mes analyses à leur égard. Je plaisante. Ce sont des écrivains qui donnent envie d’écrire, car ils proposent des points de vue différents sur le monde, raconté par des angles singuliers. Ce sont des auteurs tout en nuances : Dylan Thomas, Blondin, Beckett, Carco, Dagerman, le tchèque Bohumil Hrabal...
Ils incarnent les rapports humains et les tourments existentiels sous l’angle de l’usuel. Ils redonnent leurs lettres de noblesse à des sentiments purs et beaux comme l’amitié, la pitié, la charité et l’amour. Ils dépeignent avec miséricorde les petitesses et chantent les grandeurs quotidiennes. Ce sont des auteurs et non des hommes de lettres chez qui il est bon ton d’user du cynisme… Le cynisme et la suffisance sont en littérature des dangers mortels. On n’écrit pas de bons livres en essayant de montrer que l’on sait ou en essayant d’appartenir à un groupe social en le singeant.
Tout cela empêche les personnages de se développer, au profit de l’auteur qui essaie de se mettre en valeur. Selon moi, ce qui fait l’auteur c’est la gratuité dans la création, le fait de ne pas avoir un dessein où une vision du monde trop étriquée qui corseterait sa trame. Le bon auteur ne dit pas en filigrane, « moi je sais ». C’est le principe du don en écriture, de ce qui est désintéressé.
Ces auteurs que j’ai cités manient la drôlerie, la légèreté et un sens du tragique enrubanné d’humour. C’est de la philosophie qui s’oublie, non conceptuelle, incarnée. Ce sont des idées qui ont été digérées et qui débouchent sur de l’émotion. Leur langue et leur littérature laissent filtrer la vie, loin du masque trop maquillé de certains ouvrages à la langue ampoulée et aux trames trop ficelées. Leur but n’est pas uniquement de tenir en haleine mais de ré-anoblir, de mettre en garde contre le jugement trop facile d’aider les hommes à saisir leur condition. Ses limites et ses beautés. Ils sont utiles.
Ce sont enfin des âmes mises à nu, des auteurs qui ne trichent pas et leur biographie l’atteste presque à chaque fois. Et surtout, surtout, ils ont de l'humour, chose qui manque beaucoup actuellement en littérature.
Ce sont les inspirations de vos romans ?
Céline Laurens : On est forgé par les auteurs qu’on a été amenés à lire. Ce que j’aime en particulier, c’est le mélange des registres. Lire les bons écrivains permet d’avoir le ton juste. Au fur et à mesure de l’appréhension de ces œuvres, on tombe moins dans le manichéen et on se permet plus de choses. On désapprend à être un bon élève, juste et mesuré.
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On n’essaie plus de paraître. Je pense à Dans la tête de Gengis Cohn de Romain Gary, à Premier amour de Beckett, à Ennuis de noces de Dagerman ou à La petite ville où le temps s’arrêta de Hrabal, à Jésus la Caille de Francis Carco, à Je ne suis pas mort d’André de Richaud, La Vouivre de Marcel Aymé, aux Soliloques du pauvre de Jehan Rictus, aux Coups de Jean Meckert, à Dickens, Dickens… Tout Dickens.
Ce sont des miracles d’écriture et de profondeur. Pour en arriver à ce stade, il faut avoir laissé tout orgueil de côté.
Crédits photo : Albin Michel
Paru le 04/01/2023
267 pages
Albin Michel
20,90 €
Paru le 18/08/2021
256 pages
Albin Michel
17,90 €
1 Commentaire
Aradigme
28/01/2023 à 10:46
Je relève quelques phrases qui font office de biographie:
"Après une hypokhâgne-khâgne et une licence en philosophie, je suis partie étudier le cinéma et la photographie à New York durant un an... Une fois rentrée à Paris j’ai terminé mon Master en philosophie politique et éthique en me demandant ce que je ferai par la suite." (*)
Oui, évidemment....