À l’Ile Maurice, Pascale Siew est devenue indissociable du personnage qu’elle a créé : Tikoulou, le petit Mauricien. Cette éditrice passionnée est depuis longtemps une référence sur l’île mais, dans ce cadre idyllique, Pascale Siew avoue se sentir très isolée professionnellement. Elle nous raconte cette belle aventure des éditions Vizavi qui dure depuis trois décennies. Propos recueillis par Agnès Debiage, fondatrice d’ADCF Africa.
J’ai rencontré Pascale en 2014 lorsque j’ai organisé les Rencontres interprofessionnelles de l’océan Indien à l’Ile Maurice dans le cadre de l’Association internationale des Libraires francophones. Récemment à la Publishers conference de Sharjah, je la regardais Pascale dialoguer avec ses confrères d’Afrique ; on lisait dans ses yeux une curiosité instantanée, une envie de découvrir leurs univers et en quelques minutes, elle pensait déjà à un projet qui pourrait émerger entre eux tous. Pascale Siew, c’est une grande passionnée, qui vit pleinement son aventure de l’édition, à l’autre bout de la planète.
Agnès Debiage : Quelles sont l’histoire et l’identité de la maison d’édition Vizavi ?
Pascale Siew : La création des Éditions VIZAVI remonte à 1993, il y a 30 ans exactement, le temps passe vite ! De 85 à 90, j’avais eu la chance de travailler dans une grande maison d’édition parisienne. C’est là que j’ai appris sur le tas à connaître - et surtout à aimer - l’édition. J’aime la dimension humaine du métier, chaque projet est l’occasion de rencontres, d’échanges, de partages, c’est tellement enrichissant ! Au début des années 90, le seul éditeur mauricien publiait surtout des ouvrages scolaires.
Alors comme je voulais explorer d’autres domaines, j’ai décidé de créer ma propre maison d’édition avec une ligne éditoriale « généraliste ». Le marché touristique commençait à prendre de l’ampleur et Maurice devenait une destination très prisée. D’où mon idée de promouvoir le patrimoine naturel et culturel local à travers de beaux livres de qualité (histoire, photos, cuisine, dessins et aquarelles). A vrai dire, même si je n’avais pas de concurrent, c’était un défi de taille car je n’avais pas de capital de départ ! J’étais jeune et passionnée – surtout – je n’avais pas de comptable pour me dire que c’était de la folie ! J’ai donc foncé tête baissée en finançant mon premier livre (un manuscrit inédit du XIXe siècle) par le biais de souscriptions.
Ça a marché, alors j’ai continué. La chance m’a souri pour mon deuxième ouvrage sous la forme d’une commande de l’Ambassade de France à Maurice pour un ouvrage sur le théâtre de Port Louis. Ce contrat fut une sacrée aubaine mais j’ai vite réalisé que pour les autres livres à venir, il me faudrait assurer les frais de création et d’impression avant même leur mise en vente – c’était une énorme prise de risque car difficile de savoir si un livre se vendra ou non. Je n’avais pas le droit à l’erreur, sinon adieu mon beau rêve !
Vizavi est indissociable du personnage de Tikoulou que vous avez créé. Racontez-nous cette aventure ?
Pascale Siew : A l’époque, deux constats m’ont poussée à développer la littérature jeunesse : d’une part le taux important d’illettrisme à Maurice, facteur important d’exclusion sociale, et d’autre part, l’absence de livres locaux pour la jeunesse. J’ai donc fait le pari de créer un personnage auquel les enfants mauriciens pourraient s’identifier - en l’occurrence un petit métis coiffé de dreadlocks - conçu par l’artiste-peintre Henry Koombes.
Mon espoir était que ce petit Mauricien initierait peu à peu les enfants au plaisir de la lecture à travers ses aventures. Le premier album Au Pays du Dodo a vu le jour en 1998, il y a tout juste 25 ans. Ce fut un vrai succès d’édition, Tikoulou dont le nom signifie ‘petit clou’ en créole (petit mais costaud) était né !
Quelles sont les valeurs que Tikoulou véhicule au fil de ses albums et comment est-il perçu par le public jeunesse mauricien ?
Pascale Siew : Maurice est un monde en miniature dans lequel cohabitent des personnes d’origine africaine, européenne, indienne et chinoise. Tikoulou et ses amis incarnent la diversité mauricienne. Leur monde est un monde sans préjugés ni barrières, Il est joyeux, coloré, plein de fraîcheur, de camaraderie, d’entraide, de surprises, de suspense et d’énigme à résoudre. Les enfants s’y sentent bien. La nature et les animaux y sont aussi très présents et les personnages attachants.
A travers les aventures de Tikoulou, les enfants s’ouvrent aussi à d’autres cultures et pays. Ils découvrent les îles de l’océan Indien et voyagent jusqu’en Inde et en Afrique. Aujourd’hui, certains albums de Tikoulou sont utilisés par des enseignants du primaire. Les textes sont faciles d’accès et à la portée des lecteurs–débutants. A ce jour, la collection qui compte 19 titres aujourd’hui affiche un record de vente de près 300 000 albums, dont 40 000 pour le tout premier album Au Pays du Dodo, un best-seller !
Aujourd’hui, comment assurez-vous la promotion de vos albums dans le paysage mauricien ?
Pascale Siew : La communication est l’un de mes points faibles. VIZAVI est une microstructure. J’ai une seule collaboratrice à mi-temps et la majorité de mon temps est absorbé par mon travail éditorial au détriment des autres maillons de la chaîne. Je me consacre peu à la communication mais heureusement pour moi, Maurice est un petit pays et les nouvelles circulent vite ! Ici tous les enfants connaissent Tikoulou. On est arrivés à la deuxième génération : ceux qui ont grandi avec Tikoulou le font maintenant découvrir à leurs propres enfants.
Quels sont vos liens professionnels avec les îles de l’océan Indien et avec le continent africain ? Quelles passerelles pourraient exister entre vous ?
Pascale Siew : L’insularité est un frein énorme aux échanges. L’océan est une barrière tant physique que psychologique, la surmonter demande beaucoup d’énergie. La circulation des personnes et des produits est onéreuse et compliquée, surtout après les années COVID. J’ai donc concentré mes efforts commerciaux sur Maurice car c’est le marché qui est le plus en lien avec ma ligne éditoriale.
Tout récemment, j’ai pourtant décidé de tisser des liens avec des éditeurs africains francophones et anglophones dans le but de développer des partenariats autour des livres audio et peut-être des ‘ebooks’. Ces supports permettraient de contourner les problèmes logistiques liés au livre papier, une nouvelle aventure à tenter.
Est-ce que Tikoulou, le petit Mauricien s’exporte vers l’Europe ou ailleurs ? A quels freins faites-vous face ?
Pascale Siew : Être à 10 000 kilomètres d’un distributeur, sans aucun contrôle possible, peut s’avérer catastrophique. J’en fus pour mes frais, il y a quelques années, quand mon distributeur français a disparu dans la nature avec … 8000 livres impayés ! Je n’avais aucun recours possible car il avait déposé le bilan et s’était mis aux abonnés absents. Une sacrée leçon qui porte à réfléchir sur la confiance qui est au cœur du métier d’éditeur.
L’Ile Maurice est une grande destination touristique. Dans quelle mesure cela impacte-t-il vos choix éditoriaux et qu’est-ce que la clientèle touristique représente comme part dans votre activité (quantitativement et qualitativement) ?
Pascale Siew : Le marché touristique est le seul viable à Maurice. Pendant les années Covid, j’ai pu mesurer la part qu’il représentait car les touristes ne venaient plus à Maurice. Le marché touristique représente 90% de mes ventes et le marché local (expatriés inclus), seulement 10%. Ce n’est pas étonnant car le livre et la lecture ne font pas vraiment partie du paysage local, tant à l’école qu’à la maison.
Il n’y a jamais eu de politique du livre à Maurice, d’ailleurs 70% des écoles n’ont pas de bibliothèque et il n’y a pas de marchés publics. De façon générale, la lecture « plaisir » n’est encouragée ni à la maison ni à l’école. Le système éducatif mauricien est très compétitif, même au primaire. Les enfants doivent apprendre par cœur pour leur examen de fin de cycle primaire. La plupart suivent des leçons particulières après les heures de classe. La lecture plaisir est donc souvent perçue comme étant au détriment du temps d’étude. C’est vraiment triste quand on sait que pour les jeunes enfants, le livre est un formidable outil de développement, de construction de soi et de son imaginaire.
Les touristes, eux, aiment repartir avec un petit souvenir de Maurice pour eux, leur famille ou leurs amis. Le livre est un beau cadeau, un objet que l’on garde, une part de rêve que l’on emporte. VIZAVI a publié plus d’une centaine de titres en apportant un soin particulier à la présentation et à la qualité d’impression. Les ouvrages sont publiés le plus souvent en français et en anglais, certains même en allemand, en russe et en chinois. L’édition n’a pas de frontières. Pour moi, le livre a toujours été et reste à ce jour un dialogue entre les peuples.
Découvrir les éditions www.vizavi.mu et le site dédié au héros www.tikoulou.com
Paru le 21/04/2008
Editions Vizavi
9,99 €
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