Nous sommes en été 1973 : trois êtres esseulés séjournent à Tanger. La Spia, brun ténébreux entre deux âges, petit mais élégant, est un « espion ordinaire », « une petite main » (p. 21) dit-on dans le milieu. Il loge à l'hôtel Continental et effectue quelques missions pour le Consul, aussi occasionnelles qu'opaques, y compris pour lui-même. Divorcé, La Spia a laissé ses deux grands enfants dans les Pouilles, en Italie. Aux yeux de tous, il travaille pour une entreprise d'import-export, sa couverture.
Le 22/01/2014 à 08:25 par Orianne Papin
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22/01/2014 à 08:25
Lulù, splendide actrice, est ici pour un tournage : elle a joué de multiples petits rôles dans des péplums. Elle est Italienne mais se revendique « Hollywoodienne » (p. 23). Elle n'aime que le luxe, occupe une suite à l'Hôtel Minzah et ne porte que du Yves Saint Laurent, de ses robes sur mesure à ses ongles toujours impeccablement vernis. Rien ne semble l'intéresser d'autre que sa carrière, qui tarde à décoller, et que l'image de perfection esthétique qu'elle aspire à renvoyer aux autres.
Memphis, écrivain américain de renommée internationale, paraît quant à lui en plein déclin, en errance tant géographique que psychique. Vieillissant, anéanti par le décès de l'être aimé quelques années auparavant, il ne parvient plus à écrire et tente en vain de trouver une délivrance dans l'alcool et les somnifères : ce sont ses angoisses, ses fantômes, qu'il espérait fuir en rejoignant sur un coup de tête le Maroc. Il arpente l'Hôtel Minzah, flirte avec le fond de la piscine, ses lunettes fumées constamment sur le nez, un verre de rhum-coco à la main et son « rire tonitruant » (p. 33) comme remparts face à la cruauté de la vie.
Nous sommes en automne 1973 : entre ces trois expatriés solitaires va se tisser une complicité fusionnelle et exclusive, marquée par une intimité subtile, tout autant innocente que charnellement équivoque. L'incipit in medias res nous présente tout d'abord la liaison très sensuelle qui se noue entre La Spia et Lulù puis, dans un travelling narratif annonciateur de la promiscuité prochaine, se glisse dans la chambre et dans les rêves mouvementés de leur voisin, nu, plongé dans un sommeil artificiel. Avec une ambivalence exquise, l'idylle des deux amants se joue mi-érotique mi-triviale : « tu chanteras en petite culotte sur le pas de la porte, de la ouate entre les doigts de pied » (p. 12).
Peu de temps après, à l'occasion de la première fête organisée en l'honneur du Consul au palais Moulay Hafid, les deux hommes vont se trouver, en marge de la foule enjouée : l'« oreille sensible » de La Spia (p. 57) va instantanément devenir l'unique dépositaire des douloureuses confidences de Memphis. Ils ne cesseront dès lors d'évoluer « bras dessous, bras dessus » (p. 60), de partager déjeuners ou soirées, au restaurant la Casa d'Italia, au Café Hafa ou encore au Café de Paris. Durant l'été, l'écrivain meurtri et sauvage résistera fermement au désir de son ami de lui présenter Lulù, l'une de ses grandes lectrices : « mon temps libre, je vous le consacre. Il n'y a de place pour personne d'autre » (p. 70). Il finira pourtant par se laisser apprivoiser par le rire expressif de la jeune femme : c'est alors une relation triangulaire qui s'amorce, à tel point que l'intimité ne trouvera désormais sa plénitude que lorsqu'elle se jouera à trois.
Bain de minuit dans l'ivresse, femme jetée tout habillée dans la piscine : les jeux enfantins scellent le pacte d'une famille réinventée. Tout se partage alors, les cigarettes, l'omniprésente nudité – synonyme d'authenticité –, les rires : « Les maillots de bain trempent dans la vasque du lavabo. / Lulù se moque de leurs fesses poilues. Elle tire sur les poils de l'Italien, n'ose pas ce geste avec Memphis. Lulù mousse fesses et poils et rit de plus belle. La Spia lui demande si les siennes sentent le chlore de la piscine et quand elle approche son nez, d'un léger coup de bassin, la mousse de savon le camoufle et les deux amis éclatent de rire à leur tour » (p. 111). Dans cette relation tactile, leurs corps ne formeraient presque plus qu'un, seul, dressé face au reste du monde : « Il n'a qu'une envie, fuir, le bras soudé à celui de La Spia soudé à celui de Lulù » (p. 118).
La grande force de ce court roman réside avant tout dans son style bigarré, entre précision et onirisme vaporeux. Pas de narrateur fixe : on glisse sans cesse, de manière presque imperceptible, d'une narration extérieure au récit à la première personne, variable, tantôt la voix de La Spia, tantôt celle de Memphis. Certaines pages sont également dominées par le « tu », celui de l'être aimé, qu'il s'agisse de Lulù ou du défunt de l'écrivain. Ce flottement narratif – qui signera bientôt le caractère fusionnel de la relation entre les protagonistes – est renforcé par l'absence de ponctuation spécifique lors des nombreux passages au discours direct. La voix se libère des carcans, pour n'être plus que l'expression pure d'émotions universelles, le plus souvent au présent de narration.
Le récit n'hésite pas à se laisser souvent dériver vers une mise en page poétique, jusqu'à la véritable ode en quatre strophes à l'être aimé et perdu qu'est le chapitre 3, dans le cadre christique de Palerme, siège de la passion : « ‘mPalermu, rouge et or, de sang et de poussière, la mort sur tous les étals, les cris, les suppliques, c'est ainsi que j'aime les êtres, les écorchés vifs, le sourire radieux et l'humeur à la fête, oublier la misère et ton allure, Amore, est élégante, aristocratique, d'un autre temps et ta peau sent la figue » (p. 26). Les anaphores s'imposent, les assonances tintent, le lyrisme s'invite jusque dans les messages codés susurrés à l'oreille de l'espion : « dans ma veste de soie rose, je déambule morose, / dit-il et moi, je lui réponds, / le crépuscule est grandiose » (p. 32).
La ponctuation forte est délaissée pour mieux rendre le caractère vivant de Tanger, ville qui « ne dort jamais » (p. 100), notamment lors d'une mouvementée virée en taxi – en un souffle de deux pages où l'art de la juxtaposition excelle – et des exubérantes soirées données au palais Moulay Hafid. La chaleur, les musiques, les odeurs, la valse des corps et des ambitions croisées, sautent à chaque instant au visage du lecteur. Peu de personnages secondaires autour du trio : les autres ne sont que des ombres errantes, comme le Consul ou encore un crooner qui vient bercer plusieurs soirées de ses chants mélancoliques.
La bigarrure est aussi présente de manière plus frontale, le style de l'auteur étant délicieusement contaminé par un méticuleux inventaire de couleurs : c'est le rouge des ongles de Lulù, des pilules de Seconal et de l'Olivetti Valentine de Memphis, c'est le gris du bureau et des missions de La Spia, c'est « le bleu parme du ciel de Tanger » (p. 64). Les couleurs se déclinent continuellement, de la mer au soleil, des sols aux plafonds, jusqu'aux vêtements mêmes des moindres figurants.
Dans un jeu d'échos intertextuels, la diégèse pourrait se lire comme le déploiement de la célèbre citation de Tennessee Williams, avec lequel Memphis n'est pas sans partager de très fortes ressemblances : « When so many are lonely as seem to be lonely, it would be inexcusably selfish to be lonely alone. » (Camino Real). Ce serait alors l'histoire de trois êtres qui, avant de se rencontrer, auraient été prisonniers d'une saison inaccomplie de la vie : pour Memphis, le bonheur s'écrit au passé, il est le douloureux lendemain de fête. Avec Lulù, la plénitude est une éventuelle promesse d'avenir, qui tarde à se réaliser. La Spia incarne la médiocrité au présent : ni passé glorieux ni projection ambitieuse pour celui qui n'a jamais rien eu d'un « James Bond » (p. 21) et n'est reconnu que pour son « incompétence » (p. 136).
En effet, derrière les jeux et les rires, ce qui les unit, c'est bien leur solitude : l'espion se morfond dans une vie professionnelle non épanouissante et qui l'isole d'autrui ; sa raison d'être à Tanger, oisif, loin de ses proches et de sa terre qui lui manquent tant, interroge durant tout le roman. L'actrice demeure enfermée dans sa plastique de « Femme fatale » (p. 11) et se montre en représentation permanente, dans un insurmontable clivage entre être et paraître. L'écrivain vit l'indicible douleur du deuil qui ne passe pas, craignant que les autres le méprisent ou le fuient à cause de ce qu'il nomme ses « jérémiades » (p. 115).
C'est par la combinaison de ces trois solitudes qu'une nouvelle saison va pouvoir s'ouvrir, que la vie va redémarrer, à commencer par celle de Memphis. A l'image des trois rêves de l'écrivain qui jalonnent le récit – mises en scène de la visite d'acteurs qui lui demanderaient de reprendre l'écriture –, le roman évolue à coups de motifs répétitifs qui se dirigent progressivement vers une réalité plus vivante : l'apprivoisement de l'idée de mort par Memphis. Le deuil ne serait pas d'oublier ses morts, mais au contraire d'apprendre à les ressusciter. L'unification entre les trois personnages débouche sur une harmonie, une illusion de présent éternel : « L'automne, à Tanger, est une saison où rien ne meurt. / En apparence. / […] une saison à trois » (p. 109).
C'est aussi un roman des origines – recherchées ou fuies mais qui nous poursuivent sans cesse – qui se construit ici autour d'un bel hommage à l'Italie, omniprésente dans l'œuvre de l'auteur : c'est la Sicile, île idéalisée par Memphis comme celle de l'être aimé, c'est Otrante, où vivent les enfants de La Spia, c'est la Ciociaria, reniée par Lulù, que ses hanches et son rire trahissent pourtant. Par-delà l'impersonnalité des chambres d'hôtels, le monde s'apparente à une carte du tendre teintée de douleur : « Les villes rêvées tendent à devenir des mausolées » (p. 25). Origine parmi les origines, il y a enfin la mer, celle qui éloigne et à la fois relie au reste du monde : « chaque fois que je viens, je repars plus mélancolique encore. Parce que la vue vous raccroche au continent d'en face, elle offre la possibilité d'un retour » (p. 68). Promesse de fuite ou de délivrance, la mer représente l'éternelle possibilité, elle est l'aune de toute distance, celle qui permet que la vie continue malgré tout.
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