Pour construire l’univers de Thair, Jean-Luc Marcastel a raconté sur des centaines de pages les êtres, les coutumes, les paysages de son monde. À l’occasion de la sortie du premier tome de son cycle chez Leha Éditions, il nous offre de plonger dans ce background, totalement inédit. Une documentation riche et passionnante.
Le 23/01/2020 à 15:09 par Auteur invité
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23/01/2020 à 15:09
PRÉLUDE AUX MONDES DE THAIR, par Jean-Luc Marcastel
Voici deux extraits des carnets de route de l’éminente scientexploraïre Scéllia Daïl qui, mandatée par la Casaï de Scienca de Tolosania, s’est livrée, voici quelques cycles, à une véritable œuvre de cartographie et d’ethnographie exhaustive de toute cette région.
Ses travaux font encore référence en la matière et sont une authentique somme de connaissances sur cette partie de Thair.
On dit que le chercheur passionné finit par tomber amoureux de ses travaux… Pour Scellia Daïl, c’est une évidence.
Scéllia Daïl n’est jamais demeurée bien longtemps en Garonnaï. Dès qu’une mission était envoyée en Avarnia, elle en faisait partie, au mépris de tout danger ou de sa propre sécurité.
Elle nous a finalement quittés pour s’installer au sein du toïl d’Orguenoire afin rejoindre son époux, Jaal jou Orguenoire dal Chaïtan…
Mais elle a continué son travail d’ethnologie, encouragée en cela par la Castalaïna d’Orguenoire et nous fait régulièrement parvenir les précis de ses travaux.
Elle est à la base du rapprochement de Garonnaï et d’Avarnia. Grâce à elle, nous avons appris à mieux nous connaître… Et à mieux nous comprendre, nous qui avions si longtemps été séparés.
« Avarnia, à l’instar de ses habitants, ne se livre à l’étranger qu’avec parcimonie.
Il faut lui consacrer du temps, de la passion, et, oui, de l’amour.
Il faut être un peu indulgent, aussi, pour les caprices d’une terre aussi belle que sauvage, où l’homme n’est guère plus qu’un locataire et doit se plier aux exigences parfois rudes d’une nature impétueuse autant qu’impitoyable pour l’inconscient qui l’effeuillerait sans précaution.
Les paysages et visages d’Avarnia que j’évoquerai ici, parfois enchanteurs, parfois terrifiants, m’ont tous laissé le sentiment d’avoir côtoyé et entrevu un coin de terre où le divin embrasse l’enfer, où le charme simple et bucolique d’une nature vierge côtoie la rudesse et la violence inouïe d’un chaos volcanique crachant son courroux en fusion à des cieux enténébrés.
Il en va de même pour les sociétés Avarnianne, avec leurs mille et un visages, tous aussi fascinants, troublants, déroutants, pour nous autres, “bastarrians” comme ils nous appellent.
Poète, guerrière, fantasque, austère, chacune des villes que j’ai visitées m’a laissé un souvenir impérissable et je reverrai jusqu’à la fin de mes jours avec tendresse, affection, haine ou amour, les visages de ceux que j’ai côtoyés.
Les gens d’Avarnia sont comme leur terre, aussi excessifs dans la joie et l’amour que dans la violence ou la haine, plaçant honneur et dettes au-dessus de tout.
On aime ou l’on craint Avarnia, ses paysages et ses habitants, passionnément, sans mesure, sans réserve, à l’excès.
Mais une chose est certaine, on lui abandonne en péage, pour avoir simplement foulé ses terres du pied et l’avoir déflorée du regard, une partie de son âme. »
Au sujet de la caste des cybériaïres qui fait tant rêver la jeunesse de Garonnaï, voici la description que fait Scéllia Daïl du premier duel dont elle fut témoin, entre les champions d’Orguenoire et de Brûlefeu.
« Tout le castaliar était aux fenêtres et aux embrases : pas un, petit ou grand, qui ne se démanchât le cou pour mieux voir ce qui allait se produire. Il y avait, dans l’air frais du soir qui passait dans nos cheveux, quelque chose de piquant, d’électrique, un sentiment d’attente, de peur et d’exaltation mêlées, qui, émanant de toutes ces âmes, en devenait presque tangible.
Je sentais, à mon côté, debout comme une statue d’ivoire à la proue d’un navire, l’altière silhouette de Chaïtan-Mara dont les yeux d’améthyste semblaient absorber la substance même de la nuit. La castalaïna m’avait invitée à assister à la joute depuis ses appartements. J’avais conscience de l’insigne honneur qu’elle me faisait là.
Pas un son au-dehors, mis à part les chuchotements du vent qui venait taquiner les cimes de la forêt proche.
Plus pour calmer les battements de mon cœur affolé par cette attente insupportable que par nécessité, j’allais lui poser quelques questions sans véritable importance, mais je n’en eus pas le temps.
Alors même que j’ouvrais la bouche, je la vis lever la main, son visage marmoréen tendu vers la nuit et les friselis proches de la chevelure des arbres… Elle murmura, en un souffle, le regard trouble.
– Ils commencent !
Je me tournais vers la nuit, le sang battant à mes tempes, pour ne rien y déceler d’autre que cette attente insupportable...
Puis le premier choc, sourd, comme celui qu’aurait produit un marteau gigantesque frappant la terre à répétition, et un autre se mêlant au premier. Des craquements s’élevèrent de la forêt. On eut dit que deux animaux énormes battaient les sous-bois. Les troncs vacillaient. Les cimes tremblaient et basculaient, là-bas, à cinq cents mètres à peine des murs du castaliar.
Le silence revint.
Le premier éclair déchira l’obscurité aux fragrances de pinède, un éclair précis, délimité et rectiligne, d’une phosphorescence verdâtre éblouissante. À une de ses extrémités, un énorme pin explosa en une gerbe de flammes et de résine, vaporisée en gouttelettes ardentes. Ses voisins s’embrasèrent simultanément.
Nos yeux, aveuglés par cette soudaine lumière, s’habituaient à la pénombre frangée d’écarlate par la lueur de l’incendie, quand la riposte vint, avec une violence inouïe.
Dans un concert de feulements rageurs, un essaim de formes argentées fila vers la source de l’éclair, suivi d’autant de panaches de fumée grise. Il s’éleva vers les cieux nocturnes avant de fondre vers la forêt pour disparaître derrière les frondaisons bavardes.
L’instant suivant, toute une portion de nuit se transformait en une sphère incandescente de gaz en fusion qui sembla monter jusqu’aux étoiles dans un grondement apocalyptique, alors que, des fenêtres du bastion, fusaient des exclamations de peur ou d’excitation, les deux si étroitement mêlées qu’on ne les distinguait plus.
À mes côtés, Chaïtan-Mara buvait la scène des yeux, tendue vers la nuit comme une fleur vers la lumière, à tel point que je me demandais si elle n’allait pas basculer par-dessus le rebord de la fenêtre où nous nous trouvions.
Déjà, là-bas, entre les arbres, le duel se poursuivait. Un nouveau trait de lumière insoutenable, plus rouge celui-là, balaya en un large arc de cercle toute une portion de la forêt qui se métamorphosa en un mur de flammes avides en quelques secondes à peine.
Deux silhouettes, insectes de métal anthropoïdes exécutant des bonds démesurés, surgirent du chaos ardent qu’étaient devenus les sous-bois.
Elles touchèrent le sol juste devant l’orée de la forêt martyrisée, dans un grondement sourd qui secoua tout le castaliar, se ramassant à l’impact, puis se redressèrent lentement.
La lueur de l’incendie jouait sur leur carapace composite de sinistre manière. Je ne pus réprimer un frisson à la vue de ces titans qui se faisaient face, à cent mètres à peine l’un de l’autre.
À les regarder tous deux, ainsi dressés, se découpant sur fond de destruction tels des géants infernaux, des images d’accouplement contre nature entre une femme et une mante religieuse venaient hanter mon esprit enfiévré.
Dans leurs crânes cuirassés, à la forme allongée, trois paires d’yeux rougeoyaient. Les antennes effilées qui saillaient de leur mâchoire semblaient pivoter par à-coups pour mieux capter la moindre vibration de leur adversaire.
Dans le castaliar, comme entre les géants, le silence était total. Aucun bruit ne s’élevait des trois mille poitrines qui se pressaient à toutes les embrasures de la forteresse, s’agglutinaient à la moindre meurtrière.
Un soupir collectif monta de toutes les gorges, quand, dans un grésillement feutré, une lame de lumière semblable à une longue et terrible griffe vint prendre naissance au poing de chaque titan.
Ils semblèrent se toiser quelques secondes, se jauger l’un l’autre, puis bondirent, en une détente prodigieuse qui les envoya à plusieurs dizaines de mètres de hauteur où ils se percutèrent avec fracas, dans les arcs de lumière occasionnés par les passes de leurs armes étincelantes.
Quelque chose se détacha de la mêlée inextricable qui se déroulait sous nos yeux, et vint s’abattre sur le sol amolli par la pluie de la journée dans un bruit sourd, un instant à peine avant que les deux géants aussi ne reprennent contact avec la terre dans un nouveau grondement.
Alors qu’ils s’écartaient, un instant, je pus constater que l’un deux avait perdu un bras et se tenait légèrement voûté, protégeant son flanc exposé.
Au soupir presque extatique qui sembla remuer le castaliar, au regard embrasé de Chaïtan-Mara, je sus que le champion de notre forteresse était en passe de remporter le combat.
Ce ne fut pas long.
Une brusque détente : les deux puissantes formes mutantes se heurtèrent à nouveau, les lames de lumière cohérente se croisèrent, puis se séparèrent à nouveau, s’enivrant l’une de l’autre.
Ils se séparèrent, reprenant leur distance, aucun des deux n’ayant pu prendre l’avantage. Un murmure d’expectative parcourut la foule.
Faisant demi-tour, ils accélérèrent encore, fondirent l’un vers l’autre, le buste presque à l’horizontale.
Ils se croisèrent en une brève passe d’armes, presque trop rapide pour que nos yeux la perçoivent, en une fraction de seconde à peine.
Ce fut suffisant.
L’un des titans ralentit sa course et finit par s’immobiliser, puis croiser les bras devant sa poitrine alors que s’escamotaient ses griffes d’énergie. L’estropié tituba, se redressa un peu, puis, levant aux cieux indifférents une main serrée en un poing, s’agenouilla au sol. Il laissa sa tête retomber sur sa poitrine et une gerbe d’étincelle et de flammèches de mauvais augure jaillit de son torse.
Lentement à présent, le vainqueur revint vers le vaincu, se dressa devant lui.
Je n’en suis pas sûr, mais il me sembla qu’entre les deux géants, l’agonisant et son exécuteur, des paroles étaient échangées.
Chaïtan-Mara me le confirma en un chuchotement rauque, sans quitter la scène des yeux.
- Le cybériaïre de Brûlefeu est mort, mais son armure demande de périr avec lui. Cela arrive parfois… Leur lien est fort.
Je reportais mon attention sur le vainqueur pour le voir hocher brièvement la tête, s’écarter de son adversaire battu de quelques dizaines de mètres, avant de lever vers lui, en un salut solennel, ses deux bras tendus.
L’armure agenouillée à terre leva la tête, une dernière fois. Digne et raide, elle fit face au champion d’Orguenoire.
Dans un sifflement ténu, un tube trapu, jusqu’alors plaqué dans le dos du vainqueur, vint se positionner sur son épaule, sa gueule se braqua sur le titan assis.
Un instant de silence et d’attente où tout le castaliar parut retenir son souffle.
Une boule de lumière dévorante quitta le fût de métal et vint frapper le condamné.
Il se vaporisa en une libération d’énergie aveuglante qui obligea chacun à détourner le regard, dans un grondement apocalyptique et une orgie de chaleur dont le souffle vint nous frapper.
Quand enfin nous pûmes de nouveau tourner les yeux vers le lieu du combat, ne demeurait du vaincu qu’une ombre noire sur la terre calcinée environnée des silhouettes enflammées des cédroïas en proie à l’incendie.
Alors, d’un pas lent et seigneurial, les gonfanons attachés aux excroissances qui saillaient de son dos faisant claquer au vent les couleurs d’Orguenoire, le champion du castaliar s’approcha de nous. Chacun de ses pas faisait trembler le sol, mais c’est à peine si je l’entendais, tellement les hurlements de joie des Avarnians s’élevaient jusqu’aux cieux.
Et je vous jure que de voir s’avancer vers vous un de ces colosses de métal et de mort aux allures d’insecte humanoïde, aux yeux incandescents et sans regard, dont vous venez de voir à l’œuvre l’effroyable pouvoir de destruction, est une expérience éprouvante pour ceux qui ne l’ont jamais vécue. Je devais me retenir pour ne pas courir à toutes jambes me blottir à l’intérieur du castaliar.
Mais le géant, que nous surplombions quand même de plus de dix mètres, s’arrêta devant le balcon où nous nous tenions, puis, s’agenouillant, baissa à son tour son crâne cuirassé vers le sol. Une voix humaine, artificiellement amplifiée, déclama.
- Ma castalaïna Chaïtan-Mara, moi, Yar jou Orguenoire Dal Chaïtan, viens de défaire, au nom de mon Toïl, en combat singulier et légal, Alir jou Brûlefeu dal Shian… Son armure Doriann m’a demandé de l’effacer. J’ai accédé à sa requête. Je demande pour mon Toïl le droit, et mon adversaire la mémoire.
J’entendis alors Chaïtan-Mara, qui s’était redressée, plus seigneuriale que jamais, répondre à son champion :
- Tu as bien œuvré Dal Mian. Ton Toïl aura droit et fierté, ta castalaïna porte ton nom en son cœur, et le nom et la digne mort de tes nobles adversaires seront chantés en nos murs.
De là où je me trouvais, à côté de mon impériale compagne, un peu déplacée dans cette scène digne d’une saga de légende, entre le colosse de mort et son altière maîtresse, je pouvais enfin mieux voir, pour la première fois de ma vie, un de ces légendaires titans.
Je ne saurais exactement décrire ce que je ressentis, un mélange d’étonnement, de frayeur et d’admiration, mais également un persistant et déroutant sentiment d’anachronisme.
Comment l’exprimer ?
J’avais devant moi un colosse humanoïde aux allures d’insecte prédateur, fruit d’une technologie oubliée qui avait su conquérir jusqu’aux cieux, une machine à détruire de plus de six mètres de haut, tout en courbes et superstructures martiales et recouverte d’un revêtement caméléon que je soupçonnais réfractaire aux ondes de détection et aux tirs d’armes adverses, dont les couleurs, changeant en fonction des flamboiements de l’incendie, se fondaient avec la nuit frangée de feu, le rendant presque invisible.
Mais sur ce survivant d’un autre monde, l’humanité de notre temps, plus simple, plus frustre peut-être, mais plus poète aussi, avait imprimé ses marques : blasons de couleurs vives peints sur le revêtement anti-irradiation, porte-étendards soudés sur les épaules du colosse pour y accrocher les gonfanons du toïl d’Orguenoire, soudures d’or ou de cuivre pour rehausser le plastron et les épaulières de quelques arabesques élégantes et stylées.
J’avais là, agenouillé devant moi, en ce géant cybernétique, la quintessence et les contradictions de notre monde, fils d’un passé déchiré et d’un présent turbulent, fait d’archaïsmes modernes et de vestiges grandioses ou terribles.
Thair tout entière, songeai-je, était contenue là, dans sa beauté et ses fêlures, dans cette chevalerie hybride que sont les cybériaïres, enfants incongrus de ce que le passé a produit de plus terrifiant et de ce que le présent a pu concevoir de plus noble. Un espoir pour nous tous peut-être, si, comme eux, nous arrivons enfin à réconcilier notre passé traumatisé avec nos aspirations utopistes en un tout, si ce n’est parfait, du moins honnête avec lui-même et suffisamment viable pour offrir un avenir à nos enfants.…
C’était aussi le premier duel d’armaborg auquel j’assistais en Avarnia. J’en vis d’autres, parfois plus impressionnants encore, mais aucun ne me laissa un tel souvenir. »
plus d’informations sur le site de Leha Editions
Jean-Luc Marcastel – Thair Tome 1 ; Renaissance – Leha Editions – 9791097270421 – 19 €
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Paru le 10/01/2020
384 pages
Leha Editions
19,00 €
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