Voltaire, Baudelaire, Diderot et Alembert et même Boris Vian ont un point commun : ils ont tous été confrontés à la censure de leur époque respective. Entre atteintes à l’ordre public et atteintes à la vie privée, le droit peut bel et bien venir entraver la publication d’un ouvrage. Encore aujourd’hui, notre belle liberté d’expression, principe fondamental encadré, connaît quelques atténuations. Focus (non exhaustif) sur les principales règles et exceptions juridiques qui peuvent venir entraver la publication des livres français.
Le 02/09/2015 à 17:44 par Julie Torterolo
Publié le :
02/09/2015 à 17:44
Il y a quelques semaines, Simon Liberati voyait son œuvre décortiquée par le juge des référés. Et pourtant, son roman Eva n’avait pas encore pris place dans les vitrines des libraires. La question intrigue : comment un principe juridique peut venir bouleverser la vie d’un livre, synonyme pourtant de moyen d’expression ? Dans ce cas précis, c'était la vie privée qui était en jeu.
La liberté d’expression, consacrée par des textes fondamentaux comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à son article 10 et 11, est susceptible d’être atténuée par d’autres principes fondamentaux tels que les droits rattachés à l’individu (droit à la vie privée, droit à l’image) ou encore l’ordre public.
L’imprimerie est libre en France
La liberté d’expression en France, peut être rattachée à la liberté de création – qui est d’ailleurs proclamée dans le projet de loi « liberté de création, architecture et patrimoine » portée par Fleur Pellerin - à la liberté d’information, et également à la liberté de la presse. Cette dernière trouve son origine dans la loi qui porte son nom du 29 juillet 1881. Dès son article premier, on peut alors lire la courte phrase : « l’imprimerie et la librairie sont libres ». Mais n’en déplaise à certains, cette liberté n’est pas absolue. Elle est encadrée par des garde-fous.
Commençons par la base : la loi de 1881 s’applique aux écrits, sous condition qu’ils soient rendus publics. Au-delà de la presse, le livre rentre donc directement dans son champ d’application. Toutes les limites prévues à la liberté d'expression peuvent venir facilement heurter la vie d'un ouvrage.
Or, la loi de 1881 comporte de nombreuses restrictions dont la violation est sanctionnée pénalement : elle peut ainsi venir faire interdire un livre ou du moins l’amputer de quelques-unes de ses phrases.
Mais il faut l’avouer, au XXIe siècle, les moeurs et le droit ont évolué de pair. On peut ainsi (presque) compter sur les doigts de la main les ouvrages interdits des ventes en leur forme complète, depuis 30 ans. Les juges sont toujours là pour contrôler et respecter un équilibre entre liberté d'expression, d'information et ses atteintes.
Provocations aux crimes et délits
Dans un souci d’ordre public, il est justement interdit de rendre publics des écrits qui contiennent une incitation à commettre un crime ou un délit (art.23), l'apologie de crime de guerre (art.24) ou encore qui présentent des nouvelles fausses, ou des pièces fabriquées, falsifiées ou mensongères (art.27).
Dans la même logique, mais cette fois contenue dans le Code pénal, il est interdit de faire de la propagande ou de la publicité en faveur de produits, d'objets ou de méthodes préconisés comme moyen de se donner la mort.
C'est d'ailleurs sur ce fondement qu'avait été interdit en 1982 l'ouvrage Suicide mode d'emploi. Son éditeur, Alain Moreau, avait été condamné pénalement en 1995 pour provocation au suicide, à l'occasion d'une réédition.
La loi de 1881 a alors été complétée par d’autres législations telles que la loi Gayssot (13 juillet 1990) qui réprime tout écrit raciste, antisémite ou xénophobe, ou encore une autre de 2004 qui a rajouté l’interdiction des propos discriminatoires à caractère sexistes ou homophobes. Plus récemment, une loi de 2014 a également créé une infraction d’apologie du terrorisme et de provocation au terrorisme.
On peut alors penser aux ouvrages d'Alain Soral, et de la maison Kontre Kulture, qui s’étaient vu interdire de publication, en 2013, accusés d’être explicitement antisémites.
La diffamation et l’injure
Très souvent brandies dans les médias et souvent confondues, la diffamation et l’injure sont deux délits prévus par la loi de 1881. Ces deux notions sont considérées comme des délits contre les personnes.
Souvent à l’aide d’un juge des référés, un livre peut se voir amputer de toutes phrases qui diffament ou injurient une personne. Il faut cependant les différencier : la diffamation est « toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation ». Alors que l'injure ne se réfère à aucun fait précis. Elle est définie comme « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait ».
Un des nombreux exemples peut être illustré par On ne réveille pas un fonctionnaire qui dort de Jérôme Mortin. L'ouvrage avait été l’objet d’une plainte pour diffamation par le maire de Pontault-Combault, mentionné implicitement dans l’ouvrage.
La vie privée et le droit à l'image
Aujourd'hui où la limite entre vie publique et vie privée devient fragile, les contentieux sur le sujet envahissent les tribunaux.
La protection de la vie privée, ou plutôt « le droit à l'intimité de la vie privée », pour être plus précis, est prévue par la Déclaration universelle des droits de l’homme et, en France, l’article 9 du Code civil. Elle englobe de nombreux aspects tels que la protection de l'intimité (relation amoureuse par exemple), la protection de l'image ou encore le secret professionnel et médical.
Les juges rappellent d'ailleurs régulièrement qu'il n'y a pas lieu de laisser à la littérature une marge de manœuvre encore plus importante qu'à la presse quant à l'atteinte à la vie privée. Par exemple, en 2013, lors de l'affaire d'un ouvrage intitulé Belle et Bête de Marcela Iacub, qui concernait directement DSK, le juge des référés avait considéré que les scènes de nature sexuelle qui, selon les termes de l'auteur, sont empreintes de fantastique et sont exagérées, constituent une atteinte à la vie privée.
Le livre n'a cependant pas été interdit, mais la publication d'un encart sur le livre a été imposée. La maison d'édition ainsi que l'auteure ont dû verser une somme à l'homme politique.
Le contrôle des publications destinées à la jeunesse
Les publications destinées à la jeunesse sont peut-être les écrits les plus sujets à la censure la plus invraisemblable. La loi du 16 juillet 1949 prévoit en effet que ces écrits ne doivent comporter aucune illustration et aucun récit présentant sous un jour favorable des valeurs considérées comme négatives telles que le mensonge, le vol, la paresse, la débauche ou tous actes qualifiés de crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques.
Cette loi a été appliquée avec beaucoup de zèle des années 60 aux années 80. Elle a souvent visé notamment les magazines Hara Kiri ou Charlie Hebdo. Une des dernières interdictions date de 1997 et concerne les meilleures histoires du chanteur Carlos. Certaines ayant été considérées comme trop graveleuses pour des enfants.
Un patrimoine littéraire européen
Bien avant que les droits de l’individu n’obtiennent une vraie place centrale dans la société, c’était principalement la morale qui servait aux censeurs d’arme de destruction massive. Cependant la CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme), garante de la liberté d’expression, tend parfois à diminuer la marge de manœuvre des États.
Après avoir aidé à l’abrogation en France du contrôle des publications étrangères (qui permettait au ministre de l’Intérieur de censurer des écrits provenant de l’étranger), elle reconnaît « un patrimoine littéraire européen ».
Pour remettre dans son contexte, cela ne concerne pas directement la France, mais davantage les pays plus connus pour leur politique peu encline à la tolérance. En 2010, la Turquie était jugée pour avoir interdit la publication d’un roman d’Apollinaire taxé par les plaignants d’obscène et immoral. Un éditeur turc avait en effet pris l’initiative de le traduire dans sa langue natale.
La grande instance précise alors que si l’ouvrage paru en 1907 avait alors fait scandale, un siècle s’est écoulé depuis sa publication. Elle considère que la marge d’appréciation qu’elle laisse aux États ne peut pas aller jusqu’à empêcher le public turc d’avoir accès à une œuvre inscrite au « patrimoine littéraire européen ». Pour elle, l’éditeur a été victime d’une ingérence qui n’était « pas nécessaire dans une société démocratique ».
Le droit et ses méandres prévoient nombreuses autres manières de censurer un livre tel que des phrases qui viendraient bafouer la présomption d’innocence ou encore des livres écrits par des criminels (loi de 2003). Mais aujourd’hui les limitations à la liberté d’expression, qui ne cesse d’envahir les prétoires, viennent rarement s’opposer à l’interdiction totale d’un livre, et on ne s’en plaindra pas.
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