S'il est un aspect, dans le procès Google Books, sur lequel on ne peut s'empêcher de porter l'accent, c'est bien l'appréhension technique du juge. Ce dernier propose un compte-rendu détaillé et minutieux du fonctionnement de la machinerie, tout en soulignant les possibilités de recherche et la présentation des extraits. Là encore, la justice américaine semble intelligemment ouvrir des portes, quand la France se consacre à les fermer...
Le 16/11/2013 à 10:20 par S.I. Lex Calimaq
Publié le :
16/11/2013 à 10:20
Le contraste entre la décision du juge Chin, portant sur le Fair Use et la justice française est saisissant. J'avais en effet montré dans mon analyse de la décision par laquelle le TGI de Paris a condamné Google Books à quel point son appréhension du site était erronée.
En effet, il faut savoir que le juge français a refusé à Google le bénéfice de l'exception de courte citation, parce qu'il a considéré que l'affichage des extraits sous forme d'entrefilets (snippets) était… aléatoire ! Et donc que de ce fait, Google ne remplissait pas vraiment un but d'information, qui est une des finalité que doit viser la courte citation pour être valable en droit français. Or rien n'est plus faux que de dire que Google marche au hasard : l'affichage des extraits obéit à un algorithme puissant qui renvoie des résultats pertinents en fonction des requêtes. La fonction d'information remplie par Google est indéniable.
Chin a fondé sa décision sur une appréciation technologiquement exacte de Google Books, là où les juges français n'ont tout simplement rien compris à la manière dont le site fonctionnait… Et cette supériorité de la justice américaine ne tient pas du miracle, mais du fait que le processus de décision est plus ouvert et que Chin a pu bénéficier des retours d'expérience de spécialistes de l'information et de chercheurs.
Une décision saine pour l'écosystème global
La logique de la décision américaine me paraît donc infiniment supérieure à celle du juge français. Mais qu'en est-il à présent de son impact global sur l'écosystème de l'édition et d'Internet ? L'affaire Google Books a soulevé la crainte – légitime – que Google utilise la numérisation des livres pour atteindre une position dominante dans ce secteur et renforcer encore la place de son moteur de recherche sur Internet.
Cette question est pour moi le vrai nœud de cette affaire et c'est toujours ce qui m'a guidé dans les positions que j'ai pu prendre. Or de ce point de vue, la décision rendue par Chin sur la base du fair use est infiniment plus "saine" que les versions successives du Règlement que Google a essayé de proposer avec les auteurs et les éditeurs américains.
En effet, le Règlement Google Books aurait eu pour conséquence de donner la possibilité à Google de commercialiser – à titre exclusif – des masses considérables d'oeuvres orphelines contenus dans sa base de données. En effet, en l'absence de loi spécifique pour surmonter cette difficulté, c'est un contrat qui aurait donné ce pouvoir à Google, et à lui seul. Cette manoeuvre avait été dénoncée par plusieurs analystes américains, comme James Grimmelmann et c'est sur cette base essentiellement que le juge Chin a refusé de valider le Règlement.
La décision d'hier est complètement différente. Elle est rendue en effet sur la base du fair use, qui constitue une disposition générale figurant dans la loi américaine. Cela signifie que le jugement de Chin ne va pas profiter seulement à Google, mais aussi potentiellement à d'autres acteurs commerciaux qui voudraient se lancer dans des entreprises similaires. Par ailleurs, le périmètre de cette décision est plus délimité, car elle s'applique à des usages non-commerciaux, qui rendent des services pour la recherche et l'accès à l'information, pas pour la vente des livres scannés.
On me répondra que de toutes façons, Google a pris une telle avance dans la numérisation qu'aucun concurrent ne pourra investir les sommes colossales nécessaires pour reproduire ce qu'il a réalisé avec Google Books. C'est sans doute vrai, mais l'alternative aux États-Unis ne viendra pas d'acteurs commerciaux, mais plutôt d'un consortium d'acteurs publics et de fondations à but non-lucratif que la décision de Chin va considérablement renforcer.
En effet, des doubles des copies de livres réalisées par Google ont été remises aux bibliothèques partenaires, qui ont pu les rassembler dans un entrepôt central : Hathi Trust. Par ailleurs, un vaste réseau de bibliothèques numériques est en train de voir le jour aux Etats-Unis dans le cadre de la Digital Public Library of America (DPLA), impulsée par Robert Darnton qui a conçu explicitement ce projet comme une réponse non-commerciale aux agissements de Google.
Or si le juge Chin a accordé le bénéfice du fair use à Google, alors a fortiori, il pourra bénéficier à des acteurs non-commerciaux comme les bibliothèques ou la DPLA. C'est déjà ce qui a été tranché en justice l'an dernier lorsque l'Author's Guild a voulu s'en prendre à Hathi Trust. Mais grâce à Chin, les bibliothèques américaines ou des acteurs comme l'Internet Archive vont pouvoir désormais aller plus loin, notamment en scannant des ouvrages en entier, en les rendant cherchables et en affichant des extraits en fonction des requêtes. La DPLA attendait justement la décision dans l'affaire Google Books pourdonner de l'ampleur à son action et il va être très intéressant de voir ce qui va se passer à présent.
Grâce au fair use, la décision de Chin peut avoir un effet bénéfique sur l'écosystème global parce qu'elle favorise grandement la possibilité d'organiser une réponse alternative à Google Books, sur une base non-commerciale.
Pendant ce temps, en France...
La France a consacré beaucoup d'efforts à essayer de "contrer" les agissements de Google ces dernières années en matière de numérisation. Cette volonté a abouti au vote de la loi sur les livres indisponibles du XXème siècle et sur le dispositif de la base ReLIRE gérée par la BnF. Or si on fait la comparaison avec la situation aux États-Unis, on constate que la France a fait en réalité bien pire que Google, en se coupant toute possibilité de mettre en place une réponse alternative fondée sur des bénéfices publics en terme d'innovation ou d'accès à la connaissance.
En effet, la loi sur les indisponibles ne vise aucunement à faciliter l'accès à l'information et à développer des usages innovants de recherche. Son but unique est la recommercialisation en bloc de livres épuisés, sans que des formes d'usage ou d'accès public ne soient prévus. Pour atteindre ce but mercantile, la loi a mis en place ce qu'il y avait de pire dans le projet Google Books, à savoir un opt-out, dans des conditions quifavorisent éhontément les éditeurs par rapport aux auteurs. A tel point que certains d'entre eux sont à présent en train d'essayer de faire annuler la loi devant le Conseil constitutionnel pour violation des Droits de l'Homme ! Chin peut dire que "Google Books favorise le progrès des arts et des sciences, tout en respectant les droits des auteurs". Nous ne pouvons en France que boire notre honte…
Pire encore, j'ai eu l'occasion de montrer qu'un des buts poursuivis par la loi sur les indisponibles est purement et simplement d'empêcher la mise en oeuvre d'une directive européenne sur les oeuvres orphelines qui aurait pu faciliter leur numérisation et leur mise en ligne par les institutions culturelles. La France s'est donc privée par cette loi d'un moyen essentiel d'organiser une réponse crédible à Google Books sur une base non-commerciale.
Si la France avait réellement voulu instaurer une réponse à Google Books, elle aurait dû commencer par réviser son droit d'auteur pour faciliter les usages publics non-commerciaux en faveur de l'accès à la connaissance. L'Europe aurait pu le faire faire également, mais là aussi, l'occasion a été lamentablement ratée par la Commission, alors qu'Europeana aurait pu jouer un rôle de locomotive.
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Ajoutons à cela que la loi sur les indisponibles a été votée dans des conditions qui font littéralement honte à la démocratie française, dans une opacité totale et avec des pressions hallucinantes des lobbies. Et vous comprendrez que tout cela mis bout-à-bout me fait dire que nous venons de prendre une grande leçon de démocratie de la part des États-Unis.
Il est temps que les choses changent dans ce pays concernant ces questions… Mais heureusement, c'est possible, à condition de ne plus nous laisser confisquer les destinées culturelles de ce pays !
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