Chaque semaine, ActuaLitté, en partenariat avec l'association Effervescence, réunissant les étudiants et anciens élèves du
Le 26/03/2014 à 17:51 par Association Effervescence
Publié le :
26/03/2014 à 17:51
master Édition et Audiovisuel de Paris-Sorbonne, vous donne rendez-vous : retrouvez dans les colonnes de notre magazine une chronique, réalisée par les étudiants de la formation, racontant la vie du master et de l'association.
Cette semaine, nous revenons sur la masterclass tenue par Emmanuel Carrère le 14 mars dernier.
Après avoir accepté de parrainer la promotion 2013/2014 du master Édition et Audiovisuel, Emmanuel Carrère a de nouveau répondu à l'appel des étudiants pour une masterclass des plus intéressantes. En effet, cet auteur de récits et de romans, mais aussi réalisateur et scénariste, est à la tête de l'une des rares œuvres illustrant la conviction du master : mettre en avant les liens forts et constants entre littérature et cinéma, écritures littéraire et scénaristique.
Une carrière littéraire entre réel et fiction
Emmanuel Carrère a souvent écrit ses romans sur des sujets politiques, ou du moins faisant référence à notre réalité politique ou sociale. Pourtant, c'est avec le sentiment de se dérober à son devoir de citoyen que, naturellement méfiant de ses propres opinions, il se dit incapable de rédiger des tribunes. D'où la nécessité pour lui de « raconter des histoires», des personnages et de prendre en charge la narration afin d'exprimer toute la complexité d'une situation.
Réalisant des documentaires ainsi que de la fiction, Emmanuel Carrère s'attache dans l'un comme dans l'autre genre à maintenir une éthique de véridicité. Chaque situation doit être véridique, d'où les rappels occasionnels au pacte de lecture : dans ses romans, le narrateur s'adresse parfois au lecteur pour lui suggérer la frontière entre ce qui relève du réel et ce que l'auteur invente au sein du texte.
De plus, chez Emmanuel Carrère, la maturation d'un projet littéraire commence le plus souvent par une enquête. Le sujet auquel il souhaite se consacrer émerge de ses nombreuses lectures et recherches qui piquent sa curiosité. Ainsi, son dernier roman, Limonov (P.O.L, 2011), est né de son intérêt de longue date pour l'histoire soviétique.
Outre les thèmes historiques ou politiques, ses romans abordent des trajectoires individuelles, bouleversées par un événement apparemment trivial. D'abord en proie aux doutes puis à la solitude, les héros d'Emmanuel Carrère traversent une crise existentielle qui les conduit progressivement à la folie. Ainsi se déroule la trame de La Moustache,dontle protagoniste amorce une véritable descente aux enfers lorsque, après s'être subitement rasé la moustache, son entourage affirme qu'il n'en a jamais porté.
Une composante qui ne va pas sans rappeler le thème de la promotion de cette année, l'uchronie. C'est d'ailleurs le sujet que l'auteur a traité dans son essai Le Détroit de Behring (P.O.L, 1986), cité brièvement par les étudiants dans l'avant-propos de leur ouvrage, Le jour où le mur de Berlin n'est pas tombé – et tous ceux qui suivirent. Le romancier considère l'uchronie comme « un jeu de l'esprit séduisant et vain », dont l'intérêt réside pour beaucoup dans la formulation même de la question, le « et si » fondamental : il représente la première étape nécessaire pour pénétrer l'histoire et y voir plus clair sur l'enchaînement des événements.
Emmanuel Carrère et Hélène Védrine (maître de conférence et co-dirigeante de l'option Édition)
Les liens entre littérature et cinéma à travers l'adaptation
Parmi les productions d'Emmanuel Carrère ayant bénéficié d'un double traitement – littéraire puis cinématographique –, nous citerons L'Adversaire (P.O.L, 2000), son premier roman adapté en long-métrage, et La Moustache (P.O.L, 1986), dont il fut le réalisateur et coscénariste.
S'il ne considère pas que son écriture ait été globalement influencée par son expérience de cinéaste, Emmanuel Carrère la dit marquée par le procédé particulier du montage. Il n'estime pas pour autant que ses œuvres se prêtent à l'adaptation cinématographique et se dit foncièrement opposé à la participation d'un auteur dans l'adaptation de ses propres œuvres. D'abord parce que celui-ci peut rapidement se révéler un fardeau pour ses collaborateurs, et parce qu'il veut spontanément recadrer le scénario et la réalisation pour coller au plus près de son écriture littéraire, ce qui enlève au film une part de son intérêt.
Il reconnaît volontiers que, au cours du processus d'adaptation, des déperditions purement littéraires ont lieu, à cause du changement de médium. Par exemple, dans ses romans, Emmanuel Carrère s'efforce toujours de raconter l'histoire de son point de vue personnel, afin de faire preuve « d'honnêteté » à l'égard du lecteur. Il est cependant difficile de conserver cette démarche lorsque la dimension cinématographique appelle à relayer des points de vue différents selon les plans choisis.
Ce phénomène concerne tout type d'adaptation et peut se produire sur des éléments très divers d'un ouvrage à l'autre. Ainsi, les romans de Fred Vargas, Simenon et Thierry Jonquet sur lesquels a travaillé Emmanuel Carrère ont chacun posé des problèmes spécifiques. Les ouvrages de Fred Vargas tiennent pour beaucoup à l'ambiance et aux charmes des personnages. Ceux de Simenon, apriori faciles d'accès, ne contiennent pas de scène à part entière lorsqu'on les analyse en détail. Il y a, dit Emmanuel Carrère, « une écriture diabolique » dans cette apparente simplicité. Quant au roman de Thierry Jonquet Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, il a fallu couper dans les 400 pages du livre, d'une grande richesse et aux thèmes forts. Seul un tiers de l'histoire a finalement été utilisé pour son adaptation Fracture.
Pour l'écrivain, réaliser un film a concrétisé un fantasme d'enfant. Une excitation qui ne l'a pas empêché de comprendre que ce n'était pas pour autant son inclination principale. « Je me plais à penser que le cinéma, c'est mon métier, ce qui me permet de gagner ma vie, tandis que l'écriture, c'est ma vocation.»
Les spécificités de l'écriture scénaristique
La transition d'une dynamique d'écriture littéraire à une écriture scénaristique implique de nouvelles astreintes, notamment budgétaires. Emmanuel Carrère se souvient bien de ces brides financières qu'il a dû prendre en compte au cours de son premier travail pour la télévision. Il devait alors lire une pile de livres, puis faire des fiches de lecture pour une éventuelle adaptation télévisuelle. « On m'avait demandé de juger uniquement du potentiel cinématographique des ouvrages, malgré les problèmes que j'avais soulevés. Par exemple, une scène me semblait difficile à réaliser puisqu'elle avait lieu dans un supermarché bondé en pleine période de fêtes. » Ce genre de considération devient automatique et relève même du bon sens, selon Emmanuel Carrère.
Une autre contrainte se situe dans le rythme et les éléments d'écriture, surtout lorsqu'il s'agit de série à suspense comme Les Revenants. Comment élaborer un scénario sans avoir par avance les réponses au mystère ? Selon Emmanuel Carrère, les scénaristes avancent alors dans le flou, même si le cheminement principal a été amorcé et brossé à grands traits. Leur travail consiste alors en une « fuite en avant », puisqu'on ignore jusqu'où l'existence de la série permettra de développer l'intrigue. Les coauteurs doivent constamment négocier un équilibre entre deux positions extrêmes : multiplier les indices au risque d'ôter son charme à la série, ou n'apporter aucun élément de résolution quitte à confondre et lasser le public.
C'est d'ailleurs l'un des aléas de l'écriture scénaristique : attendre la reconnaissance par les téléspectateurs pour envisager une nouvelle saison, et ainsi commencer à orienter la trame principale dans une direction qui anticipe celle de la saison à venir. Pour les séries comme Lost et Les Revenants, on a le sentiment qu'il y a beaucoup d'éléments antérieurs à raconter par la suite afin d'expliquer la causalité des événements. Toute scène interroge alors sa possibilité d'exploitation dans ce sens. Une entreprise « à s'arracher les cheveux » et un problème que l'on ne connaît pas dans l'écriture romanesque, puisque son processus permet des retours en arrière et l'ajout a posteriori d'éléments signifiants : « Une fois que vous avez tourné et diffusé un épisode, c'est trop tard. Si deux saisons plus tard, vous regrettez de ne pas avoir intégré telle scène, tant pis pour vous ! Le même problème a lieu dans l'écriture de séries romanesques. Alors que dans un roman unique, tant qu'il n'est pas publié, vous pouvez à volonté revenir au premier chapitre et ajouter un indice de ce qui se passera dans le dernier. »
Littérature et cinéma : quelques différences notables
Lorsqu'Emmanuel Carrère fut sollicité pour scénariser La Moustache, son acceptation eut deux motifs. L'auteur vivant difficilement de sa plume, ses motivations furent d'abord d'ordre familial et pragmatique. Mais il y vit aussi une opportunité de création intéressante. Alors qu'en littérature le créateur est « seul maître à bord» et prend l'initiative du projet, il n'en va pas de même au cinéma. D'un point de vue strictement matériel, notamment au niveau des systèmes de rémunération, la télévision est un terrain où il est bien plus facile d'exercer ses talents. En revanche, l'élaboration d'un scénario est plus frustrante, car elle nécessite de coopérer avec d'autres acteurs du projet.
Les dissemblances entre les deux mondes se poursuivent dans les fonctions respectives du producteur et de l'éditeur. Ayant eu affaire aux deux figures, Emmanuel Carrère fait bien la distinction. Elle tient d'abord au régime de publication/production : tandis qu'un éditeur comme P.O.L peut publier une quarantaine de livres par an, un producteur s'occupe de concrétiser un seul film dans la même période. Une différence notable, qui tient à des façons bien distinctes de porter le projet. Dans le premier cas, l'œuvre est ce qu'Emmanuel Carrère appelle une « émanation organique de l'auteur ». Dans le second, l'enjeu financier est de taille, d'où la perpétuelle recherche de perfection et la lenteur du travail, ce qui implique une collaboration plus poussée et astreignante. Le choix d'un sujet ténu peut être un pari risqué lorsque sont déployés des moyens importants.
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À mardi prochain !
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