Avec l'ère numérique, dont on ne cesse de chanter les mutations qui surviennent dans l'industrie du livre, la commercialisation des oeuvres commence à prendre une nouvelle tournure. Comme le remarquait le rapport de la Mission Lescure, les internautes se plaignent régulièrement de ce que les prix de vente pratiqués pour les biens dématérialisés sont trop chers. Et le livre numérique n'y fait pas exception. Plongée dans des tableurs Excel et des lignes de comptes, pour comprendre les enjeux de la politique tarifaire en France.
Le 31/05/2013 à 14:58 par Nicolas Gary
Publié le :
31/05/2013 à 14:58
En mai 2012, Hachette Livre avait fait sensation, en annonçant que 2000 titres de son catalogue d'ouvrages disponibles en version poche et numériques verraient leur prix de vente harmonisé. En somme, l'ebook serait peu ou prou vendu au même prix que le livre de poche. Dans son rapport, Pierre Lescure notait ce point comme une évidence :
Pour autant, l'offre culturelle en ligne peine toujours à satisfaire les attentes, très élevées, des internautes. L'insatisfaction, quoique générale, est plus évidente encore s'agissant des films et des séries télévisées. Les reproches les plus récurrents concernent les prix trop élevés et le manque de choix.
Sur le premier point, il est probable que pour les usagers habitués à une consommation exclusivement gratuite, la baisse des tarifs ne suffise pas à assurer la conversion à l'offre légale : l'existence d'une offre gratuite est sans doute une condition nécessaire pour attirer dans le champ de la légalité une partie non négligeable des publics afin de restaurer, dans un second temps, un consentement à payer.
Aujourd'hui, une offre se structure, certes, avec toujours cette même problématique : on ne compte plus les doléances des internautes sur les sites de vente reprochant qu'un ouvrage disponible en version poche soit moins cher que ce même texte en format numérique. « Au cours de ces dernières années, les professionnels, dans l'ensemble du secteur - éditeurs, auteurs, libraires - ont pris peur de l'effet déflationniste sur cette question tarifaire », analyse Marion Mazauric, fondatrice des éditions Au Diable Vauvert.
Fond d'écran pour lecteur ebook, illusion de la cassure...
Il est vrai que sur cette question du prix du livre numérique, les crispations sont légion. Comme, depuis la loi du 26 mai 2011, relative au prix du livre numérique, a étendu l'action des éditeurs sur la fixation des prix, un ebook est donc soumis à un prix de vente fixé par l'éditeur, comme c'est le cas pour le livre papier. Et interdiction absolue pour le revendeur de tenter une remise, sous peine d'amende pour les contraventions de 3e classe - 450 € conformément au décret d'application.
L'éditeur, seul maître du prix à bord
En somme, même Dieu ne peut pas modifier le prix de vente d'un livre numérique. En moyenne, toujours, les ouvrages numériques sont proposés entre 25 et 30 % moins cher que les grands formats de papier. Si ce chiffre n'a jamais eu de sens commercialement, il n'est évidemment pas répandu chez tous : l'offre de Bragelonne s'est plusieurs fois démarquée, et de nombreuses maisons ont adopté une politique plus souple. Ainsi, les éditions Le Dilettante a mis en place son offre numérique en mars 2012, avec une tarification reposant sur un ebook à 50 % du prix du papier. Des éditeurs comme Bragelonne, le Diable Vauvert et de nombreuses autres maisons ont également mis en place une offre particulièrement attractive.
Cette réduction de 30 % du prix de vente a été légitimée par Christine Albanel, en mars 2009. Pour favoriser une offre légale financièrement intéressante, il fallait que le prix de l'ebook « passe par une offre d'ouvrages accrue et diversifiée ainsi que par une réduction significative du prix par rapport à celui du livre papier : 30 % du prix TTC ». Cette décision assez autocratique faisait suite au rapport d'Hervé Gaymard, sur la Situation du livre. À cette époque, le SNE avait même tenté le passage en force, assurant que « contrairement aux apparences, un livre numérique coûte au moins autant à produire qu'un livre papier ». On parlait pourtant d'ouvrages homothétiques, dont la fabrication, même en 2009, l'idée avait quelque chose de déjà saugrenu.
Pourtant, on oublierait facilement que les coûts de production incluent une masse salariale, des frais généraux, du temps de lecture, ou encore le marketing... Le prix du livre numérique n'est pas que lié aux coûts de production : tout comme le papier, il reflète l'ensemble de ces éléments.
À l'époque, la TVA sur le livre numérique n'avait pas été harmonisée sur celle du papier, et l'on taxait à 19,6 % contre 5,5, % un ebook. Mais dans l'idée, les fameux 30 % auraient plutôt dû être appliqués au prix hors taxe. D'autant que le rapport Gaymard allait un peu plus loin : « La question du prix de vente est essentielle. Il devra être significativement inférieur à celui du livre papier, de l'ordre de 30 à 40 % semble-t-il selon les principaux acteurs économiques, étant entendu que le taux de TVA applicable ne sera évidemment pas neutre dans ce contexte. »
La crainte d'un effet déflationniste
On le remarque assez facilement, c'est en comparaison du prix du livre en grand format que s'est établie la tarification du numérique. Et dans cette histoire, qu'advient-il du livre de poche ? Mieux : si seul un éditeur peut fixer le prix de vente de son livre, serait-il possible qu'un autre éditeur lui impose de fixer un autre prix de vente ? « Sur la question du numérique, beaucoup d'acteurs ont tenté de conserver le modèle existant, c'est-à-dire celui du papier. Mais cela relevait avant tout d'une crainte de l'effet déflationniste sur le chiffre d'affaires global du secteur, déjà sensible. Le format poche est extrêmement rémunérateur, pour l'éditeur qui vend ses droits, autant que pour celui qui va exploiter le titre », poursuit Marion Mazauric, qui travailla avec Jacques Sadoul, chez Flammarion, pour J'ai lu.
Or, le protectionnisme qui s'est articulé autour du format poche a eu des répercussions directes sur la tarification de l'ebook. Dans un contrat classique de cession de droit entre un éditeur princeps et un éditeur Poche, qui restera anonyme, ActuaLitté a pu découvrir une intéressante clause. L'article 1-5 fait en effet mention d'un accord passé entre les deux parties :
Pendant la durée du présent contrat, le propriétaire se réserve le droit de poursuivre l'exploitation de l'ouvrage qui en fait l'objet dans son édition courante. Il s'interdit en revanche de le publier ou de le laisser publier dans toute collection ou format dont le prix de vente ne serait pas au moins deux fois et demie supérieur à celui du livre de poche.
« Dans l'univers papier, et principalement celui de la grande diffusion qu'implique le format poche, une pareille clause non-concurrence pouvait se comprendre. Aux États-Unis, le poche est appelé ‘Massmarket', ce qui reflète une plus juste réalité. Jacques Sadoul l'expliquait très bien, le livre de poche c'est un outil de grande diffusion, qui se déclinait en trois aspects : un format pratique et maniable, un petit prix de vente et un circuit de diffusion plus vaste que le grand format », souligne Marion Mazauric.
Ainsi, on pouvait tout à fait accepter qu'un éditeur achetant les droits d'exploitation en poche, tout en permettant à l'éditeur princeps de poursuivre l'exploitation en grand format, se mettait à l'abri d'une concurrence douloureuse, en empêchant contractuellement que soit commercialisé ledit ouvrage, à un tarif plus attractif. Dans le monde numérique, cette question du format devient alors essentielle.
Prix unique de l'ebook fixé par l'éditeur... du livre poche ?
Ce qui a mis la puce à l'oreille, c'est ce témoignage d'un éditeur de taille moyenne, rapportant que sa cession de droit pour le poche a manqué d'être annulée, parce qu'il entendait commercialiser le format numérique à un tarif qui serait inférieur au prix de vente du poche. Inférieur, et de loin. « Il y a eu une réelle tentative de pression, quand on m'a expliqué, subtilement, que si je vendais le numérique à 3 €, jamais je ne pourrais compenser le fait que l'ouvrage n'ait pas d'existence en format poche. »
Il faut se souvenir un instant de la signature, le 3 avril dernier, entre J'ai lu et les éditions numériques La Bourdonnaye. La saga d'Angela Behelle allait être commercialisé par l'éditeur J'ai Lu, lui permettant de profiter d'une diffusion de bien plus grande ampleur. « Le numérique permet de faire émerger des auteurs qui ne sont que peu ou pas connus. Mais une fois que les lecteurs se multiplient et que l'on a mis en place l'Impression à la Demande, alors il faut trouver les partenaires nécessaires pour trouver un nouveau lectorat », nous expliquait l'éditeur numérique, Benoît de la Bourdonnaye.
Et pour cause : Si le titre avait réalisé de belles ventes numériques, ce n'était jamais qu'en regard du marché numérique. Son exploitation en format poche lui donnerait une tout autre envergure, dans dans la possibilité de trouver un nouveau public que dans les retombées financière.
Marion Mazauric témoigne également de la tentative de certaines maisons de poche d'intervenir sur sa politique tarifaire du numérique. « Juridiquement, cela ne tenait pas la route : quand je publie un auteur, il me confie ses droits numériques et j'exploite le livre avec son autorisation et selon des modalités définies d'un commun accord. En me cédant les droits numériques, il me charge de la meilleure diffusion possible de ce format et les auteurs partagent tous notre approche tarifaire. Je suis l'éditrice de la version numérique, et j'en fixe seule le prix. L'éditeur poche n'étant pas cessionnaire des droits numériques, il ne peut intervenir sur cette exploitation. »
Tout le monde n'a pas eu cette présence d'esprit, face à des pressions de maison Poche - alors que cette position est la seule qui vaille.
La thérapie exemplaire, ou l'exemple thérapeutique
Mais qu'en serait-il statistiquement ? Prenons un ouvrage Grand format, puis en poche et en numérique, et l'ouvrage de David Foenkinos, Les souvenirs.
Ici, c'est l'éditeur princeps qui possède la maison exploitant en version poche le livre. Mais chose intéressante, le numérique reste bien plus cher que la version papier. Gallimard avait généralisé en décembre 2011 la règle des 30 % entre numérique et grand format, mais surtout, appliqué une remise généralisée, en anticipant le passage du taux réduit de TVA. Dans tous les cas, on se retrouve ici loin du prix de vente dans un autre format qui serait moins de deux fois le prix du poche.
Interrogé par ActuaLitté en décembre 2012, Alban Cerisier, responsable numérique des éditions Gallimard, nous avait précisé que, d'un point de vue tarifaire, le groupe pratiquait désormais une fixation d'un prix qu'il entend comme « attractif et dynamique ». Les nouveautés seraient plus abordables sous forme numérique en comparaison à leur pendant de papier, tandis que les numérisations du fonds s'aligneraient sur le tarif des livres de poche.
Sur le titre d'Harold Cobert, Dieu surfe au Pays Basque, on retrouvera cependant une tarification plus marquée.
Et la règle du deux fois le prix du poche commence à s'approcher gentiment.
Les exemples pourraient se multiplier à ce titre, mais le plus difficile est avant tout de déterminer si les pressions existent. Tous les acteurs que nous avons pu solliciter ont ri, assurant que ce genre de choses n'arrive pas. Tout en maintenant l'importance du livre de poche et combien il est impératif de protéger ce format. C'est que le poche rapporte.
« Ce sont pourtant des marchés très différents », conclut Marion Mazauric. « D'abord, parce que l'éditeur peut modifier son prix de vente, en particulier par des opérations promotionnelles que de plus en plus de confrères pratiquent. Tout cela entre dans le cadre d'une stratégie numérique à réfléchir sans cesse, et il est vrai que la puissance de la diffusion numérique pourra rentrer en concurrence avec les circuits actuels de grande diffusion papier, dans certains secteurs. »
"Le livre numérique ne tue pas du tout le papier"
Jean-Paul Hirsch, directeur commercial chez P.O.L présente d'ailleurs un exemple de ces stratégies. Chez l'éditeur, on ne se laisse pas dicter la politique tarifaire, et quand nous posons la question de possibles pressions sur le prix de l'ebook, tout cela est balayé. « De toute manière, nous pratiquons 20 % de réduction par rapport au grand format, c'est tout. Nous souhaitons évidemment vendre le plus possible de tous nos livres, mais surtout défendre le réseau de la vente en librairie, pas le déstabiliser en proposant des offres trop concurrentielles. Nous fixons les prix comme nous l'entendons, sans aucune contrainte. »
À deux reprises, l'éditeur a mis en place des opérations marketing, autour des ouvrages numériques. «La première, à la sortie du film d'Atiq Rahimi, Syngué Sabour, nous a donné l'occasion d'aligner le prix du livre numérique sur celui du Folio. Le livre numérique s'est alors bien vendu, mais impossible de savoir s'il faut attribuer cette réussite au succès du film ou à la baisse du prix de vente. »
Une seconde expérimentation a eu lieu, autour d'une collection que Raphaël Majan, un pseudonyme, avait été animée chez P.O.L. La série, dans le domaine du polar, s'était arrêtée lorsque l'auteur avait cessé d'écrire, et tous les fichiers avaient été commercialisés à 2,99 € durant une phase de réduction. « L'expérience n'avait pas été extrêmement concluante », se souvient Jean-Paul Hirsch. Trente ouvrages, à tarif plus que réduit... Le tout manquait peut-être de promotion sur les réseaux.
Mais pas question d'envisager, fut-ce une seconde, que les marchés se fassent concurrence, considère Marion Mazauric. « Le livre numérique ne tue pas du tout le papier ; au mieux, il accompagne la réduction que l'on constate - et la baisse des ventes est réelle, dans le contexte de crise. Cela nous donnera l'occasion de nous recentrer sur un travail du papier plus intelligent, et en même temps de retrouver la valeur de l'objet. Pour le lecteur même, cette approche sera bénéfique. »
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