Le marché du manga (en version imprimé) décroît d'année en année aux États-Unis. En octobre dernier ICV2 (magazine spécialisé dans la Pop Culture) estimait que les ventes de manga pour 2010 seraient
Le 28/04/2011 à 17:03 par Clément Solym
Publié le :
28/04/2011 à 17:03
en baisse de 20 %. Pour endiguer cette baisse (qui existe aussi dans une moindre mesure au Japon), les éditeurs américains et japonais de manga s'étaient désigné un ennemi commun : les pirates.
Ils ont donc formé une coalition pour faire disparaître les plus gros sites agrégateurs de scantrads (manga numérisés, traduits et distribué gratuitement et illégalement par des fans). Ainsi, One Manga et MangaHelpers ont fermé leurs portes. Ceux-ci avaient pourtant proposé aux éditeurs japonais mais sans succès de transformer leur activité illégale en business légal.
L'idée qui a été refusée tout net (on ne négocie pas avec les pirates...) avait pourtant quelque chose d'intéressant. En effet, ces sites disposent de toute la logistique pour récupérer les manga traduit par les team de scantrad, les distribuer et même monétiser cette activité. En outre, ils sont forts d'une grande communauté aux États-Unis mais aussi à l'étranger. De nombreuses team de scantrad à travers le monde passaient par ces sites pour récupérer les raw (planches de manga numérisés dont les bulles sont vides) et établissaient leurs traductions à partir des traductions en anglais. On aurait donc pu imaginer un effet domino initié par One Manga et MangaHelpers conduisant les scantraducteurs du monde entier à chercher à rendre leur activité légale.
Les sites de scantrad se reconvertissent
Quoiqu'il en soit, les éditeurs japonais ont refusé cette solution-là (peut-être en partie pour ménager leurs relations avec les maisons d'édition étrangères) mais les sites fermés n'ont pas dit pour autant leur dernier mot. En effet, ils envisagent toujours une reconstruction dans la légalité. MangaHelpers notamment a annoncé la création de OpenManga, un site permettant aux auteurs de déposer leurs oeuvres et de les voire traduites par des fans et diffusées dans le monde entier. Reste à voir comment cela sera perçu par les mangaka (auteurs de manga) mais généralement ils sont très attachés à leurs éditeurs et ne prennent pas le risque de les court-circuiter.
Si les éditeurs ont commencé par de la répression, ils n'ont quand même pas oublié de développer une offre légale en partenariat avec un acteur très connu des fans de manga en Amérique, Crunchyroll. Le site américain proposera donc aux éditeurs de manga de déposer leurs titres sur une plateforme pourvue d'un lecteur spécial BD et de monétiser le tout selon la formule qu'ils auront choisie.
Point important, la société japonaise Bitway, spécialisée dans l'édition numérique (travaillant notamment avec les plus grandes maisons d'édition manga japonaises) a investi un capital de 750 000 $ (environ 585 000 €) dans ce projet. Doit-on y voir une volonté des Japonais d'entrer dans les marchés étrangers à partir de l'édition numérique ? C'est possible, d'autant plus qu'avec la crise, ils essaient de multiplier les canaux pour obtenir des revenus.
Les expérimentations : J Manga et Digital Manga Guild
Ce portail a été nommé J Manga, il est actuellement en phase de bêta test et devrait ouvrir très prochainement, probablement dans le cours de l'année. Dans la version bêta test, on trouverait selon certaines sources des titres comme Claymore, Bakuman, D. Gray Man, Toriko, Naruto, Bleach, One Piece, Rurouni Kenshin, Dragon Ball, Crayon Shin-chan, ou encore Death Note. Il est intéressant de noter que ce sont les éditeurs japonais membres de la Digital Comics Association (la coalition d'éditeurs contre le scantrad) qui ont commandé la construction de ce portail à la société mère de Bitway. L'initiative concerne donc de gros éditeurs comme Shueisha, Shogakukan, Kodansha, Akita Shoten, Kadokawa Shoten, Gentosha Comics, Hakusensha, Futabasha, Houbunsha, Media Factory ou encore Libre Publishing.
Le projet J Manga devra se montrer attractif et plus convaincant que les initiatives de Viz Media US en matière de numérique. En effet, la filiale américaine du groupe Shueisha et Shogakukan propose une offre en trois points. Les deux premiers n'étant pas vraiment des solutions numériques : Sur le site du Shonen Jump US, il est possible de lire les premiers chapitres de toutes les séries, sur le site du Shonen Sunday US, il est aussi possible de lire gratuitement des chapitres des séries du magazine mais leur nombre est très variable (de 0 à plus d'une dizaine suivant les titres).
Enfin, le troisième point est le lancement d'une application Viz Media sur iPad (uniquement pour les États-Unis et le Canada) avec des ajouts de titres toutes les semaines. L'application est gratuite mais son contenu est payant. On notera que les séries qui y sont proposées en version numérique sont généralement très en retard sur leurs équivalents imprimés. Et surtout le prix est trop élevé 4,99 $ par tome. Il faut donc espérer que J Manga ne soit pas une simple copie pour PC (étendue à tous les éditeurs japonais) de cette application.
Une maison d'édition américaine indépendante, Digital Manga, est elle aussi en train de développer une solution assez intéressante à mi-chemin entre le modèle d'édition classique et le modèle des team de scantrad. Cette initiative a été nommée Digital Manga Guild (ou DMG) et comme son nom l'indique, elle fonctionnera avec des guildes. En gros, une guilde chez Digital Manga est un groupe de personnes qui se chargent de la traduction, du lettrage et de l'édition. Ces personnes n'étant pas des professionnels et acceptant de n'être payées qu'en royalties. Jusque là c'est assez proche du système des team de scantrad.
Les différences fondamentales se trouvent dans quatre points : tout d'abord, Digital Manga est en relation avec des maisons d'édition japonaises et négocie les droits avec elles. Ensuite, les guildes doivent accepter de travailler sur des titres qui ne leur plaisent pas forcement voire même sur des titres avec lesquels ils ne sont pas à l'aise et respecter les dates de remises. Pour participer au projet chaque membre d'une guilde doit passer un test, ce qui garantit une certaine qualité. Enfin, les guildes seront liées par contrat avec Digital Manga.
Les sources de revenus devraient être multiples. Digital Manga envisage d'être présent sur plusieurs types d'appareils et de plateformes. Ainsi les revenus pourraient provenir de : l'accès payant à partir d'un iPhone, ou autres smartphones, iPad ou autres tablettes, la vente sous forme d'ebooks (pour Kindle et Nook dans un premier temps), la vente sur le Playstation Store, lecture simple ou téléchargement sur le site eManga (qui appartient à Digital Manga). Les revenus seraient partagés en trois : les éditeurs japonais devraient avoir 30 %, les guildes 12 % (à partager entre chaque membre) et DMI, le reste. Pour l'heure, cette solution n'a été mise en place qu'avec les petites et moyennes maisons d'édition japonaises (avec mi-avril 2011, tout de même 508 licenses acquises), il ne faut donc pas s'attendre à voir de gros hit. Point important et remarquable qui a été essentiel à la mise en route de ce projet : Digital Manga n'a rien versé aux éditeurs japonais pour obtenir les droits d'exploitation numérique.
Hikaru Sasahara le P.D.G. de Digital Manga publishing, indique que DMG n'est pas limité simplement aux États-Unis et au Canada mais est accessible à tous. Il envisage même de traduire ses manga en plusieurs langues (anglais, français,italien, espagnol, allemand,coréen et chinois), excepté bien sûr, si les éditeurs japonais refusent. Il a confié à Publishers Weekly que selon lui : « Il y a deux types complètement différents de lecteurs. Des consommateurs légers et des gros consommateurs. Les gros consommateurs veulent toujours acheter l'édition imprimée, les consommateurs légers veulent lire le manga une fois et ne pas le garder dans leur bibliothèque. Ne produire que des éditions imprimées me paraît être un handicap. Nous voulons sustenter les deux types de consommateurs ».
Comics et numérique, une affaire qui roule
Pour l'heure, à part les initiatives complémentaires de Crunchyroll (avec le portail J Manga) et de Digital Manga (avec DMG) qui pourraient apporter de bonnes choses, les solutions numériques pour le manga aux États-Unis sont peu nombreuses et l'offre légale reste très légère face à l'offre illégale.
C'est d'autant plus dommage que le numérique est le secteur de la BD en Amérique qui a eu la croissance la plus rapide en 2010. Toujours selon les prévisions d'octobre d'ICV2, les revenus générés par le numérique passeraient de 500 000 $ en 2009 à 6 à 8 millions $ en 2010 (1).
L'arrivée de l'iPad d'Apple n'est pas pour rien dans cette rapide croissance. Il faut dire que la tablette est un outil relativement efficace pour lire des comics ou même des manga selon Yoshitoshi Abe (le charac designer de Serial Experiments Lain) qui préfère l'appareil d'Apple à celui d'Amazon. Et les applications iPad des éditeurs de comics comme DC et Marvel rencontrent un beau succès. On notera d'ailleurs qu'en octobre dernier l'application Marvel avait été téléchargée plus de deux millions de fois. De son côté DC affirme que son application Apple lui permettra de bien rémunérer les auteurs. Enfin, les éditeurs sont aussi présents sur les consoles portables comme la PSP via le Playstation Store et les smartphones.
Dessin de Yoshitoshi Abe au doigt sur un iPad |
Une offre très insuffisante
Il ne fait aucun doute que le marché du numérique est bien plus mature en Amérique que dans nos vertes contrées. Les consommateurs ont l'embarra du choix pour les types de lecteur (tablette, smartphones, consoles, lecteurs d'ebooks mais aussi dans un autre genre netbook et pc). Il semblerait que les éditeurs de comics ont décidé de privilégier le développement d'une offre attrayante sur de multiples supports plutôt que la répression des pirates.
Par contre, côté manga, c'est l'inverse et l'on se retrouve avec une offre légère en terme de contenus, disparate (il n'y a pas encore de grandes plateformes attractives), et peu représentée sur les différents supports. Les initiatives de Crunchyroll et de Digital Manga sont intéressantes, et font des Etats-Unis une sorte de terrain d'expérimentation pour la diffusion de manga numérique à l'étranger. Mais cela reste insuffisant, surtout dans un pays où le secteur du numérique est en plein boom et où l'écart entre l'offre illégale et l'offre légale se creuse un peu plus chaque jour.
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