La pluie, en vacances, n’a pas le charme de celle qui tombe à Paris, un samedi de novembre. A Paris, je marche avec la mélancolie du poète et la perspective heureuse d’aller bientôt me réfugier, comme un héros de Sautet, dans un bistrot où je boirai un café crème. Il bruinait sur Belle-île, et les couleurs du port de Palais, si nettes, si vives, par temps de soleil avaient à cette heure matinale le sinistre des décors abandonnés. Les vacanciers allaient, vaguement ennuyés et ennuyés de l’être, de magasins en magasins. Que faire ? Par chance, un vide-grenier était organisé au bout de la rue Carnot qui monte vers la citadelle Vauban. Nous y allions, vêtus de cirés blancs, parmi d’autres cirés blancs, tâchant de rire, d’être en vacances. Bien m’en a pris. Une association finançant la castration des chats (sic) proposait sous des bâches détrempées une multitude de livres qui puaient la cave humide et la poussière. J’y allais, à la recherche de mes ensablés. Et c’est ainsi que je suis tombé sur un livre de Jean-Louis Curtis « Un jeune couple », paru en 1967 chez Julliard, au temps de Sagan.
Le 28/08/2016 à 09:00 par Les ensablés
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28/08/2016 à 09:00
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L'été va bientôt s'achever. Raison de plus pour lire davantage. Aujourd'hui, un livre de Jean-Louis Curtis, prix Goncourt 1946 pour "Les forêts de la nuit", et auteur d'un roman très prenant, vanté par Houellebecq : "Un jeune couple" (1967)
Par hervé Bel
Depuis que je l'ai lu, j'ai appris que Houellebecq cite Curtis dans son dernier roman "La carte et le territoire". Je jure bien que je ne le savais pas avant. C'est étrange, on ignore des tas de choses, on en cueille une, par hasard, et soudain, on a l'impression qu'on en parle partout. Houellebecq écrit: Jean-Louis Curtis est totalement oublié aujourd'hui. Il a écrit une quinzaine de romans, des nouvelles, un recueil de pastiches extraordinaire. (...) Et pourtant, aujourd'hui, il n'en reste plus rien, plus personne ne le lit, c'est injuste, c'était plutôt un bon auteur, dans un genre un peu conservateur, un peu classique, mais il essayait de faire honnêtement son travail. Et puis "un jeune couple" est un livre très surprenant. Je n’en sais pas plus pour le moment, et cela n’a guère d’importance : son roman parle pour lui. J’ai le sentiment d’être tombé sur un très bon écrivain.
L’amour, une affaire de sociétés selon Curtis
« Un jeune couple » raconte la lente destruction d’un amour entre deux jeunes gens appartenant à la classe moyenne des années 60. Le roman explique pourquoi l’amour meurt, et cela par petites touches, des moments clé, qui font mouche. L’analyse fait songer à Proust, tant l’auteur s’attache à ne rien laisser dans l’ombre. C’est un grand roman parce qu’en explorant les petits destins de ces individus quelconques, Curtis brosse un portrait passionnant de la petite bourgeoisie française des années 70 emportée par le miracle économique, et la richesse qui en a découlé.
On songe au roman de Perec « Les choses » écrit vers la même époque. Soudain, les gens ont pu acheter beaucoup de biens, même de mauvaise qualité, se croire au fait du monde parce qu’ils étaient mieux informés. Le snobisme, maladie de la société proustienne, est devenu commun à une frange beaucoup plus importante de la société française. Chacun, soudain, s’est cru « intellectuel », raffiné, cultivé. Le sentiment des hiérarchies s’est effacé. On pouvait avoir un avis sur tout. Au bout du compte, en 2011, on en est toujours là, en pire, car la culture qui était encore, en 1970, le comble du chic, la preuve qu’on était « arrivé » a cessé d’attirer. On vend toujours autant de livres, mais la qualité a diminué. En 70, on voulait lire Sartre, Camus, Sagan, même sans les comprendre : cela faisait bien. Désormais, la bourgeoisie lit sur les plages Gala et Musso. Mise à part cette différence, le portrait dressé par Curtis d’une certaine société reste actuel, et à ce titre, doit être absolument lu. L’histoire commence à Venise. Les jeunes époux y font leur voyage de noce. Lui, Gilles Ferrus, est ingénieur, fils d’un couple uni, assez aisé, modeste. Ils accueillent gentiment leur belle-fille : Les contacts entre eux avaient été relativement faciles, en raison surtout de l’extrême bienveillance des miens, aveuglément fidèles à un code moral et familial tout à fait suranné, selon lequel une belle-fille est personne sacrée, qu’il convient de chérir plus encore que ses propres enfants. Elle aussi appartient à la classe moyenne, sauf que ses parents sont modernes, ont des prétentions : Le père de Véronique est vétérinaire, mais attention : dans les beaux quartiers (…). Il n’a guère voyagé, mais il a une connaissance approfondie de l’art européen, puisée dans les revues spécialisées. C’est son intérêt majeur, son hobby, comme dit Véronique (…) J’ai été sans doute la plus grosse déception de leur vie. La pilule n’aurait pas été plus amère si leur fille avait épousé un beatnik. Avec un beatnik, il y a toujours un petit espoir : ce sont souvent des fils de famille qui jouent au dénuement matériel un an ou deux (…) Le beatnik, c’est le prince déguisé en clochard. Véronique a eu le coup de foudre pour Gilles. Lui, flatté par la beauté de Véronique, se sentant aimé, l’a aimée à son tour. Erreur fatale. Ils se sont mariés très vite, parce qu’on doit se marier. Pourtant, dès le voyage de noce, les difficultés commencent, Gilles découvre sa femme. Véronique se dit cultivée, mais s’ennuie dans les musées. Ce qu’elle voudrait, c’est aller dormir dans un palace. Et Gilles écrit : Je ne m’étais pas encore rendu compte à quel point Véronique ressemblait aux siens. Je ne m’en avisai vraiment que ce jour à Venise, où elle exprima le désir de passer la nuit dans un palace. Ce n’était pas la première fois qu’elle laissait paraître un sentiment d’insatisfaction, ou comme disait son amie Ariane, de « frustration ».
Ariane est tout ce que Gilles déteste. Une fille qui se la joue, a des avis sur tout, veut être vue, être désirée. Elle a épousé un homme d’affaires qu’elle trompe, car il lui faut un amant pour être à la page. Elle se dit cultivée, aime Camus, avant de le trouver dépassé, suivant en cela ce que disent les grands intellectuels. Elle a de l’argent. Va chez Castel. Véronique l’admire. Après Venise, le jeune couple rentre à Paris. Ils trouvent un trois-pièces bruyant, qui déçoit Véronique. Première pierre qui tombe de l’édifice amoureux. Elle a encore assez de désir pour lui pour ne rien montrer. Véronique ne travaille pas, mais le voudrait, car les temps ont changé, dit-elle. Plutôt que d’être infirmière, elle préfèrerait travailler dans les médias. C’est mieux, plus digne d’elle. Ariane lui arrange un rendez-vous avec un journal de mode qui ne donne rien, bien sûr.
Elle rêve de soirées, de fréquenter des gens célèbres qu’elle tente de copier, jamais bien puisqu’elle n’a pas d’argent. Qui est-elle ? se demande Gilles, avant de comprendre, bien après, qu’elle a fini par perdre cette sincérité propre à la jeunesse, pour devenir superficielle, la superficialité étant liée à l’idée du luxe. Ce luxe partout, offert en pâture par les journaux, et par cette société qui multiplie comme les petits pains les biens de consommation, toujours plus, toujours plus. Il faut de l’argent pour les posséder, et être alors, comme ceux qui font rêver. Véronique tombe enceinte. Intermède. Quand l’enfant paraît, les rancoeurs redeviennent souterraines. Gilles oublie ses griefs, si heureux d’avoir une fille. Véronique est contente aussi… Pendant quelque temps. Car rien, pas même l’amour, ne change les êtres : Véronique n’est pas contente de sa vie. Gilles est déçu qu’elle ne le soit pas. Lentement, les liens se défont. Elle l’aurait voulu ambitieux, « gagneur », un Tapie avant la lettre. Il ne l’est pas. Il aime son travail, le fait consciencieusement, mais n’est pas décidé à tout lui sacrifier.
Pour être aimé, il faut beaucoup avoir
C’est ainsi qu’on lui propose un travail dans une multinationale américaine. Le passage est passionnant, car il annonce l’évolution du monde du travail des quarante années qui vont suivre, le passage du capitalisme français, paternaliste, au capitalisme américain, totalitaire. Je suis surpris d’y trouver, déjà, les réflexions qui ont nourri mon roman « La nuit du Vojd ». Dans la boîte française : Mon travail m’intéressait modérément sans plus ; mais je le faisais avec conscience et, je crois, assez bien. Je n’aimais pas trop l’esprit de corps que la direction essayait d’imposer parmi le personnel, des ouvriers au plus hauts cadres (…) Mais enfin, nous étions libres de disposer de nous-mêmes en dehors des heures de travail, et d’avoir une vie personnelle. Le paternalisme de l’entreprise n’était pas autoritaire. Avec l’Universal Motors, c’était une autre chanson. Grosse, grosse boîte, l’Universal Motors. Marché mondial, planétaire. Un budget supérieur à celui de l’Etat français. Des centaines de milliers d’ouvriers, sur tous les continents. Des dizaines de milliers d’ingénieurs. Des milliers de cadres. Au moins six vice-présidents. Et un PDG à la tête d’un Conseil d’Administration, quelque part dans un Walhalla invisible. Il essaie d’y entrer, pour sa femme. Je reçus un formulaire de six feuillets que je devais remplir et renvoyer. Ce fut alors, de retour à la maison, que je résolus, quelles que fussent les pressions morales exercées sur moi, de ne pas solliciter un emploi à l’Universal Motors. En effet, le formulaire commençait par cette phrase, rédigée en anglais et en français : « I promise to devote my entire time, abilities and capacities to the exclusive Service of the Company. » Je crus que j’avais la berlue. Mais non, c’était bel et bien imprimé, noir et blanc ; et la traduction française disait exactement la même chose. Gilles refuse finalement de postuler, et donc de gagner assez d’argent pour permettre à sa femme de vivre à sa guise. Cela ne lui sera pas pardonné.
Un roman réactionnaire
Au fond, ce roman est l’histoire de deux France qui se font face, celle du passé (le jeune homme), et celle qui vient (la jeune fille). L’une doit disparaître au profit de l’autre ; et la jeune fille se séparera du jeune homme. Les causes profondes de leur désunion les dépassent. A la fin, ils en ont conscience. Désemparés, au moment de se quitter, ils pleurent ensemble, désolés. Je ne sais pas encore quelles étaient les opinions politiques de Curtis, mais « Un jeune couple » est un roman réactionnaire, au fond (même si Houellebecq pense que non). Leur amour meurt parce que la société a changé, et dans un sens négatif, du point de vue du jeune homme. L’auteur semble gêné de ce constat. Dans la dernière partie, Gilles se rapproche des beatniks. On n’y croit pas, et il est dommage que le propos du roman soit affaibli par cette tentative désespérée de nous faire croire qu’il y a encore quelque chose à sauver dans le monde moderne. Curtis annonce la mort de l’amour par le développement de la société de consommation et du sexe, la prolifération des divorces, la faillite de l’éducation, la mort d’une certaine France désormais américanisée. Il n’est pas étonnant que Houellebecq apprécie Jean-Louis Curtis.
Hervé Bel 2011
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CAROLLE DESSUREAULT
11/10/2021 à 00:31
Qu'en pensez-vous ?
Je suis ravie par ce texte - d'autant plus que j'ai sorti intuitivement hier un livre de Jean-Louis Curtis, soit « La Quarantaine » que je relis avec un pur bonheur. J'apprécie son style, sa très grande présence aux autres, et son talent à déceler leur intérieur. Son immense introspection de lui-même et des autres s'exprime dans l'équilibre, c'est simplement cela. J'ai lu presque tous ses livres. J'ai de l'estime pour lui.