L'article de l'Express nous apprend que Fleur Pellerin, ministre déléguée à l'économie numérique, a fait du financement participatif un axe majeur de travail. Précisons que c'est au statut juridique des sites de financement participatif que s'intéresse principalement la ministre.
Le 29/01/2014 à 18:43 par La rédaction
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29/01/2014 à 18:43
Mais qu'en est-il dans la BD et quelles sont les perspectives pour 2014 ? Au regard des 5159 livres de bande dessinée publiés en 2013 (dont seulement 3 882 strictes nouveautés), d'après le rapport Ratier, les quelques dizaines d'ouvrages publiés via le financement participatif ne pèsent pas lourd.
Lorsqu'on parle du financement participatif dans la bande dessinée, il est important de distinguer deux situations très différentes selon que c'est un auteur ou un éditeur qui cherche un financement pour publier un ouvrage. On parle alors d'auto-édition ou d'édition participative.
Côté éditeur, le recours au financement participatif reste marginal pour les principaux éditeurs du secteur. Dargaud, Lombard et Dupuis, poids lourds de la BD, sont les rares à avoir publié quelques projets via MyMajorCompany (MMC). Chez les éditeurs plus modestes, si YIL utilise fréquemment le procédé pour éditer ses ouvrages, les autres, tel BacaBD ou Les Requins marteaux, font des tentatives plus sporadiques. Donc pas d'engouement massif à signaler du côté des éditeurs.
L'exception qui confirme la règle est Sandawé. A ceci prêt que Sandawé fait de l'édition participative sa spécificité. Les auteurs y sont donc sous contrat.
Côté auteur, le financement participatif n'est que la version numérique d'un système utilisé depuis bien longtemps par les auto-éditeurs : la souscription. L'avantage de ces souscriptions en ligne est qu'elles permettent, à l'heure où les réseaux sociaux sont très développés, de pouvoir trouver un lectorat potentiel sans limites géographiques.
L'offre proposée est essentiellement produite par des auteurs ayant publié quelques ouvrages voire aucun. Aucun mastodonte de la BD ne se lance dans l'auto-édition. Si certains projets présentent des qualités indéniables, d'autres, plus nombreux, sont des projets très amateurs destinés à un public confidentiel.
Il est à noter que la souscription papier n'a jamais été très développée dans le marché de la BD, et la mise en place des sites de financement participatif n'a pas encore changé de manière significative la tendance.
Même si on voit que du côté des éditeurs comme de celui des auteurs, on ne se rue pas en masse vers ce système, il faut garder à l'esprit que le financement participatif est récent (3 ans environ) et qu'il est en croissance constante, d'où la nécessité de légiférer. Il faut aussi prendre en compte une méconnaissance du grand public sur son fonctionnement et le fait qu'il n'est pas encore rentré dans les habitudes de consommation.
Les principaux sites de financement collaboratif en France sont : Ulule, Kisskissbankbank, MMC. On peut ajouter deux autres sites qui offrent de la BD : Verkami en Espagne et Kickstarter aux États-Unis. Ces deux sites ne sont pas consultables en français.
Il faut préciser qu'il n'y a pas de site de financement participatif spécialisé dans la bande dessinée. Le modèle économique choisi est d'avoir des sites généralistes, notamment pour des raisons de rentabilité.
Il y a un an, seul Ulule avait un espace BD clairement identifié sur sa page d'accueil. Les autres sites avaient une section plus générale : BD & Livres. Aujourd'hui, tous les sites ont démarqué la BD afin de la rendre plus lisible. Un petit changement qui pourrait passer inaperçu si on ne le met pas en parallèle d'un autre fait : Kisskissbankbank est partenaire du FIBD d'Angoulême 2014. En quoi consiste ce partenariat ? ... Le dossier de presse du festival reste très évasif sur le sujet. Quoi qu'il en soit, il y a dorénavant une prise en compte de la BD par ces sites de financement participatif.
Pour analyser les chiffres et se faire une idée précise des fonds collectés par les projets, il faut là encore différencier ceux qui sont soutenus par un éditeur et ceux présentés par leurs auteurs. Un éditeur peut décider de compléter le financement d'un projet si celui-ci n'a pas totalement réussi sa collecte de fonds.
1) Sandawé :
Jusqu'à présent Sandawé agissait uniquement en tant qu'éditeur participatif finançant ses projets par une collecte de fonds. Depuis peu, Sandawé a évolué et propose une offre similaire aux autres sites de crowdfunding : les projets libres. Mais uniquement des projets BD.
Projets Sandawé (éditeur participatif) : depuis sa création, Sandawé a publié 18 titres et 14 sont en cours de financement. La moyenne des sommes collectées sur les projets réalisés est de 32 000 € par projet. Il faut préciser que Sandawé s'engageait à compléter le budget d'un projet si 75 % du projet était assuré par le financement des internautes.
Projets libres : Cette offre étant récente, il n'y a qu'un seul projet réalisé (qui a collecté 6 000 €), et deux en cours.
2) MMC :
Chez MyMajorCompagny, 12 projets sont complétés et 7 sont en cours.
La moyenne des sommes collectées est de 16 500 € par projet. Un chiffre à relativiser si on prend en compte que 6 projets sont soutenus par Dupuis, Dargaud et Lombard avec une collecte moyenne de 23 000 € et 6 projets sont proposés par des auteurs indépendants pour une moyenne de 10 000 €.
3) Kisskissbankbank :
Ce site affiche 15 projets réalisés pour 3 en cours. Un palmarès bien maigre pour un partenaire du FIBD. Et seulement 10 de ces 15 projets concernent la publication d'un ouvrage avec un budget moyen de 2 880 €.
4) Ulule :
Il est le site qui a financé le plus de projets. Au compteur : 110 projets financés et 14 en cours sont affichés. Il faut là encore relativiser ces données brutes ... le référencement des projets par le moteur de recherche laisse à désirer. Il y a réellement 7 projets BD en cours et 63 finalisés pour un budget moyen de 4400 €.
Il faut noter que le financement moyen est minimisé par le fait que de nombreux petits projets (inférieur à 1000 €) ont été financé sur Ulule, notamment au début de l'activité du site.
Ainsi, en totalisant cette offre de financement collaboratif, ce système a permis la publication d'une centaine de titres et a collecté 1 million d'euro en trois ans d'activité.
Il faut bien comprendre que les sites de financement participatif n'ont pas de ligne éditoriale, hormis Sandawé. Ils ne vont pas juger un projet sur ses qualités artistiques ou sur son contenu scénaristique comme le ferait un éditeur. Les équipes de sélection des projets des sites de crowdfunding vont plutôt évaluer les chances de réussite de la levée de fonds. Car c'est ainsi que subsistent ces sites dont le revenu principal est assuré par le prélèvement de 8 % en moyenne des sommes collectées sur les projets finalisés.
Un bon projet pour un éditeur est un album qui se vend. Un bon projet pour un site de crowdfunding est un projet qui réussit sa collecte. Ce qui n'est pas sans conséquence sur la qualité... Cette baisse visible de la qualité des BD publiées ne se fait pas à n'importe quelle condition.
Présenter un projet BD à un site de financement participatif demande à l'auteur de penser son projet d'une manière globale, en auto-éditeur. Si vous êtes débutant, que vous présentez votre premier ouvrage en souhaitant collecter
50 000 € parce que vous souhaitez tirer à 15 000 exemplaires, votre projet sera refusé. Si vous présentez votre démarche en expliquant que vous voulez mener à bien votre premier album, le tirer à 500 exemplaires et chercher
3 000 €, on vous acceptera. Il y a encore derrière le principe du financement participatif une éthique proche de celle du micro-crédit.
Dans un secteur qui réduit sa production et se concentre sur les auteurs « bankables », ceux qui veulent débuter restent sur le carreau. Le financement participatif leur permet alors de réaliser leurs projets. Et tant mieux, n'est-ce pas en dessinant qu'on devient dessinateur ?
Ce sont d'ailleurs ces dessinateurs et scénaristes débutants qui se sont présentés les premiers sur les sites de financement participatifs. Inévitablement, les tirages et budgets présentés sont faibles ... et la qualité est moindre.
Néanmoins, l'offre est variée. On trouve des albums de SF, historiques, humoristiques, des mangas, des revues, etc ...
Si dans l'ensemble, le professionnalisme n'est pas présent pour une majorité des projets issus du financement participatif, il faut aussi reconnaître qu'il y a de très bons projets gérés de manière professionnelle. Ces projets sont ceux qui reçoivent le plus de soutiens. Brigada (E. Fernandez) a reçu 50 000 € sur Verkami, La Revue Dessinée : 36 000€ sur Ulule ou encore Succubus : 19 000 € sur MMC, pour des projets menés uniquement par des auteurs. Lorsque ce sont des éditeurs qui ont recours au financement participatif, la moyenne des récoltes de dons est supérieure à 28 000 €.
Le très complet rapport Ratier sur l'économie de la BD donne les chiffres révélateurs de la décélération dans la production de bandes dessinées. La surproduction engagée par les principaux éditeurs de BD appartient désormais au passé. Cette baisse du nombre de projets édités va à terme mettre une pression sur les auteurs : projets refusés, séries inachevées, etc ... Certains auteurs perçoivent déjà depuis un an cette politique éditoriale et ont des inquiétudes quant à leur avenir. Alors, comment vont-ils réagir ?
Il est probable que certains auteurs vont se tourner vers le financement participatif afin de publier leurs ouvrages refusés ou de poursuivre une série inachevée, ce qui est au moins une marque de respect vis à vis des lecteurs ayant acheté le(s) premier(s) tome(s). Ces auteurs vont devoir le faire seuls, le but des éditeurs étant de réduire la production, pas de trouver des moyens de financement. Ou alors ils vont se tourner vers des éditeurs participatifs qui se développent sur ce marché comme Sandawé ou dans une autre mesure YIL.
Cette seconde option semble être celle qui va rencontrer le plus d'adhésion. Plusieurs raisons peuvent jouer en faveur des éditeurs participatifs :
Tout d'abord, ils permettent généralement à l'auteur de conserver son statut en étant rémunéré en droits d'auteur. Ces derniers n'ont pas à prendre en charge la vente des ouvrages et ne sont pas obligés de créer une entreprise commerciale. Le statut d'auto-éditeur n'est pas clairement défini par la loi et aucune solution juridique simple n'est à disposition des auteurs.
Secundo, ces structures offrent une meilleure visibilité. Si le choix de la généralisation sert les sites de financement participatif, il ne correspond pas forcément à l'attente des auteurs. En proposant un projet BD, on peut se retrouver perdu au milieu d'un tas de projets très divers tel que films, créations d'entreprises, projets coopératifs divers, etc ... Et pour le lecteur amateur de BD, chercher à soutenir des projets lui demande de parcourir aujourd'hui plusieurs sites. L'avantage de Sandawé est que l'on sait ce qu'on y trouve et où cela se trouve.
Et surtout, l'édition participative apporte une solution quant à la diffusion de l'ouvrage, ce qui est le problème majeur des auto-éditeurs. Un éditeur participatif est un éditeur. Il a une démarche éditoriale intégrant toute la chaîne du livre. Un éditeur participatif a un diffuseur, il est présent dans les salons, communique sur la sortie des ouvrages ... Tout un tas de démarches que la majorité des auteurs n'ont pas envie d'entreprendre seuls.
Financer un album de BD via le financement participatif n'est pas un souci. Mais la vie d'un album ne s'arrête pas à son impression. Or, pour la diffusion de l'ouvrage, les sites de financement participatif n'apportent aucune solution pour les auto-éditeurs à contrario des éditeurs participatifs. C'est très certainement un des freins majeurs du développement de ce système.
En analysant ces données, on voit bien que le financement participatif de la BD n'en est qu'à ses débuts, mais que les outils et le contexte sont là pour que ce marché évolue de manière croissante. La BD cherche à faire sa place dans l'ère du numérique mais peine. Selon l'étude Babélio, seuls 18 % des lecteurs reconnaissent lire fréquemment de la BD sur support numérique.
Les raisons sont multiples. Il y a d'abord l'attachement au support papier de la part des amateurs, mais aussi du grand public. Pour les premiers, la BD est un bel objet que l'on peut manipuler en se faisant plaisir et qui trouve sa place dans une collection ; pour les seconds, c'est plus facile d'offrir le dernier blockbuster acheté en grande surface que d'acquérir une application quelconque pour un téléphone réputé être intelligent.
Par ailleurs, la BD est née sur papier et s'est développée, de manière artistique, en intégrant la forme de ce support dans la scénarisation et le découpage des planches. Pour de très nombreux auteurs, la construction d'une double page et l'importance de la dernière case de la page de droite sont des règles qui structurent leur création. Or actuellement, aucun support numérique mobile ne permet de consulter les BD en prenant en compte ces paramètres. De plus le format de ces supports n'est pas standard et évolue rapidement. Cela n'encourage pas les auteurs à créer de la BD pour ces médias.
D'un point de vue de la création, lorsque l'on crée du dessin pour les supports numériques on peut très vite être tenté de passer à l'animation. Des tentatives, tel le turbomédia, atteste de cette évolution possible. Et il est bien possible que si la BD s'adapte à ces nouveaux supports, elle subisse une mutation de genre. A mi-chemin entre bandes-dessinées et dessins animés. Ce ne sera alors plus, stricto sensus, de la BD.
Lorsqu'on fait état de mutation digitale de la BD c'est bien souvent de la dématérialisation du support que l'on parle. Mais est-ce la seule voie pour l'entrée de la BD dans l'ère du numérique ? Assurément non. L'acte de pré-achat d'un album, via internet, alors que celui-ci n'est pas encore réalisé est une réelle évolution numérique dans la consommation de BD. Un acte qui a déjà séduit plusieurs dizaines de milliers de contributeurs.
On peut noter ici un paradoxe avec une tendance développée chez les consommateurs à savoir l'instantanéité de la consommation. Le lecteur, en soutenant un projet, achète l'album (ou d'autres contreparties) au moment de sa création et il ne le recevra que plusieurs mois plus tard. C'est une situation plutôt bien acceptée et qui peut se comprendre si on la met en regard des habitudes de parutions dans la BD franco-belge : un an entre deux albums d'une même série. Ce temps est intégré par le lectorat de BD. Il n'est pas une pénalité, c'est une habitude.
C'est sur ce temps d'attente que la BD commence à évoluer de manière numérique. A travers le financement participatif, le lecteur, par son soutien au projet, entre dans le projet pour suivre sa création. Via les réseaux sociaux, forums et plus particulièrement des sites dédiés ou des newsletters, il est tenu informé de l'avancement de l'ouvrage. Il reçoit des images, des animations, des informations diverses qui enrichissent l'ouvrage et donnent au lecteur des clés de lecture supplémentaires. On voit même des auteurs proposer aux contributeurs d'influer sur le scénario.
Ce paramètre est intégré chez Sandawé ou le temps de collecte est illimité. Il peut durer toute la création de l'album. Ceci laisse le temps de communiquer autour du projet et de réunir des fonds. Les autres sites de financements ne laissent qu'un temps limité à 3 mois au porteur du projet pour réussir sa collecte. L'explication avancée est qu'une collecte de fonds est efficace si elle est rapide. Une explication compréhensible si le projet est de partir en reportage photographique à l'autre bout de la planète avant l'été. Mais dans le cas de la création d'un album BD, un délai court ne joue pas en faveur du projet. C'est un point négatif concernant les sites de financement participatif généralistes.
La vie d'un projet BD n'est pas celle d'un projet de voyage, d'un projet musical, etc ... Le marché de la BD est un marché particulier. Manolosanctis a exploré des pistes, mais a échoué. Sandawé avance dans une autre voie et se maintient. Les sites tels que MMC, Ulule et Kisskissbankbank vont eux devoir faire des choix pour prendre en compte certaines spécificités de la BD. Le financement participatif n'a pas encore vraiment trouvé sa place dans la BD mais il n'y en a pas pour très longtemps avant que ce système ne s'impose comme un acteur important du marché de la BD. Les éditeurs réduisent la production. Les auteurs cherchent des solutions.
Stéphane BLANCO
Cet article est consécutif à une une analyse des sites de financements participatif et une expérience d'auto-édition de bande-dessinée via le site Ulule.
Sources :
Rapport Ratier : http://www.acbd.fr/2044/les-bilans-de-l-acbd/2013-lannee-de-la-deceleration/
Sandawé : http://www.sandawe.com/
Ulule : http://fr.ulule.com/
Mymajorcompagny : http://www.mymajorcompany.com/
Kisskissbankbank : http://www.kisskissbankbank.com/
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