Les Ensablés - Le Moulin de Pologne, de Jean Giono

Paru d’abord en feuilleton dans la Revue de Paris entre juin et août 1951, puis repris chez Gallimard l’année d’après, Le Moulin de Pologne est un roman à part dans l’œuvre de Jean Giono. Le romancier délaisse ici ces magnifiques et luxuriantes descriptions de sa Provence natale. Dans ce récit, on ne sent point les mots à l’épaisseur charnue pour rendre sa terre, sa végétation, ses odeurs, sa chaleur. Le Moulin de la Pologne est bien une grosse ferme près d’un bourg provençal, mais ici, peu importe. Cela pourrait se situer n’importe où ailleurs. Par Carl Aderhold.

Le 08/08/2021 à 09:59

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08/08/2021 à 09:59

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Comme le dit le narrateur : « Moulin de Pologne, pourquoi ce nom ? Personne n’en sait rien. Les uns prétendent qu’un pèlerin polonais allant à Rome s’établit jadis à cet endroit-là dans une cabane. »

Giono se concentre sur l’histoire d’une famille, les Coste, sur près d’un siècle. L’histoire débute au lendemain des guerres napoléoniennes. « Un peu après la chute de l'Empire, un nommé Coste acheta le terrain, fit construire la maison de maître et les dépendances qu'on voit encore. »

Le père Coste cherche à marier ses deux filles. Il a perdu sa femme et ses deux fils dans des circonstances particulières et veut éviter qu’elles ne connaissent la même issue fatale en leur faisant épouser des garçons auxquels « rien n’arrive jamais ».

Pour se faire, il utilise les services d’une entremetteuse, Mademoiselle Hortense, qui ne tarde pas à comprendre la peur du père Coste et cherche avec finesse les bons candidats.

On l’a compris, malgré les précautions prises, la tentative pour déjouer la fatalité, la malédiction continuera à s’abattre sur la famille. Julie, la dernière descendante, autrefois jolie, mais à moitié défigurée subira-t-elle le même sort ? Un nouvel arrivant dans le bourg, M. Joseph, un homme à l’intelligence supérieure, va tenter de déjouer le sort, en l’épousant.

Son autorité naturelle, son indifférence face aux rumeurs et aux bienséances vont sonner pour Julie comme une revanche. Les notables qui la méprisaient viendront défiler au Moulin de Pologne, admiratifs de la splendeur retrouvée du domaine, de la richesse et la puissance de M. Joseph… Mais la fatalité n’a pas dit son dernier mot…

Giono reprend ici le vieux thème du destin cher à l’imaginaire de la Grèce antique dont il est si imprégné. Le destin, impitoyable que les hommes mettent tant d’énergie à déjouer, chacun à leur façon. Le père Coste en le défiant, l’entremetteuse Madame Hortense en cherchant à l’amadouer ou bien encore M. Joseph en se livrant avec lui à une bataille quotidienne dans une véritable partie d’échecs.

Mais le coup de génie de Giono n’est pas tant dans la reprise du thème du fatum que dans le fait que tout ceci nous est raconté par un narrateur, un clerc de notaire, dont on ignore le nom, qui apparaît au fil de ses remarques comme un homme des plus ordinaires, un de ces témoins à l’esprit grossier et cancanier, un de ces représentants de province, sans grandeur, inquiet du qu’en-dira-t-on et soucieux de ne jamais se distinguer des autres habitants du bourg.

La tragédie est vue, analysée, commentée à travers les yeux de cet homme dont on devine qu’il a pris part à l’action plus qu’il ne veut bien le raconter.

Ce qui fait dire à certains que ce roman est d’abord et avant tout une critique des mœurs et de l’esprit des notables de provinces, un portrait acide de l’esprit étriqué, quand d’autres y voient au contraire une incarnation moderne du Destin à l’antique.

La beauté de ce roman, sa force résidente en fait dans l’interpénétration de ces deux univers.

Soudain tout l’art de Giono se déploie : la grandeur du combat entre les Costes et leur destin est passée au prisme des remarques d’un homme ordinaire, incapable dans saisir le tragique. Tout un jeu subtil entre l’élan dramatique et le regard bourgeois, pesant et sans grâce, du narrateur, anime ce roman. M. Joseph l’impressionne, il redoute sa puissance qu’il suppose être celui d’un ancien jésuite. Le désespoir et l’amour de Julie deviennent sous sa plume des excentricités condamnables, l’objet de moquerie. Mais en même temps, la force du destin, la grandeur du combat finissent par bousculer ce narrateur terre-à-terre qui, même s’il n’en comprend pas – ou plutôt rejette – la terrible énergie, en est malgré tout imprégné. Il devine que quelque chose se joue qui le dépasse.

Il y a un jeu dialectique subtil et profondément humain comme si Giono s’était attaché à redonner une humanité profonde aux rouages écrasants de la destinée. La malédiction est ici tout autant une sombre menace qui plane au-dessus de ses victimes qu’une part inhérente à chaque personnage, avec laquelle il se débat et en même temps s’y livre.

« Le destin n'est que l'intelligence des choses qui se courbent devant les désirs secrets de celui qui semble subir, mais en réalité provoque, appelle et séduit. »

Chacun à sa façon mène ce double jeu. Les Costes qui se préparent chaque fois au pire, semblent s’y résigner, tout en le combattant, à qui cette malédiction donne un sens à leur existence. Le narrateur lui-même se débat avec sa médiocrité, pressent l’ampleur de ce qui se joue, attirée et dépassée, craintif aussi, dont les mots et la pensée mesquinesont tout à la fois un refuge et une échappatoire.

Entre grandeur et médiocrité, fracas et prudence, les héros de ce roman nous touchent par leur propension à éviter quelque chose qu’ils appellent de leurs vœux, à regretter ce qu’ils veulent… Et si ce roman détonne dans l’écriture et l’atmosphère de Giono, il n’en reste pas moins une pièce essentielle du puzzle, là où s’exprime la profonde humanité du romancier.

 
 

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Le moulin de Pologne

Jean Giono

Paru le 08/12/1972

187 pages

Editions Gallimard

7,00 €

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