Le lobbying s’intensifie contre la fusion Edithachette, et une fois de plus, le président Antoine Gallimard donne de sa personne. Invité de France Inter, il répondait à Léa Salamé, sur l’avènement d’un géant français, tel que le projette Vincent Bolloré. Et que le redoute le patron de Madrigall.
Le 09/02/2022 à 12:32 par Nicolas Gary
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09/02/2022 à 12:32
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Plutôt « petit artisan » que « Pape de l’édition », Antoine Gallimard a une religion, la littérature, et la fusion Lagardère-Vivendi s’apparente « à un véritable tsunami ». Réitérant des inquiétudes déjà connues, il dénonce « les parts de marché extrêmement importantes que représenteraient les deux grands groupes ». Mais plus encore, ce sont des « terrains extrêmement sensibles : le scolaire, le parascolaire ». Des présences de l’ordre de 74 % pour l’un, 84 % pour l’autre, et 65 % pour le format poche.
Loin d’être une forme de concurrence, le patron de Madrigall y voit « une exclusion des éditeurs », qui sont près de 5000 actuellement en France. Or, la concentration aboutira à un impact sur le marché — de quoi faire moins aimer la lecture ?
Le projet de Vivendi tient à la constitution d’un géant du divertissement — un Disney européen — où le livre servira de socle. « Moi, je n’y crois pas du tout », lâche Antoine Gallimard.
Au contraire : le danger pèse sur le pluralisme des publications, ou, en termes techniques, la bibliodiversité. Cette force française tient d’ailleurs à cette diversité : « En France, on fait un métier d’artisans, pas un métier de grand industriel. » Or, la tendance à la best-sellerisation et la financiarisation, que pointe Gallimard, s’accompagne d’un constat simple : « Les 10 meilleures ventes sont diffusées et distribuées par Hachette/Editis. »
La future super-structure, ayant des ramifications dans la presse, la télévision, le cinéma, entend « défendre le livre et absorber sa valeur intrinsèque », poursuit le président. Alors, la question devient tout à la fois économique et idéologique. « J’ai une maison familiale, elle ne se porte pas trop mal. [..] C’est toujours difficile, vous savez. » Et d’embrayer : « Le Pass culturel, ça fait venir 800.000 jeunes. Et même s’ils vont acheter des mangas, ils vont quand même en librairie. »
Il conclut : « Mes livres ne passeront plus. C’est déjà en route. » Autrement dit, les médias du groupe Bolloré ne parleraient plus des livres d’autres éditeurs que ceux d’Edithachette ? Il faut le croire.
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« En France, ce n’est pas en écrasant la concurrence qu’on se grandit. Un livre doit être insolent, conventionnel, barbare, il doit être tout ce que l’on veut. » Mais il résulte avant tout de la rencontre avec un lecteur : « La culture ne devrait pas être dominée par la finance. » La domination idéologique qu’Antoine Gallimard prête à Vincent Bolloré alimente donc les craintes.
Alors quid des GAFAM, auxquels Vincent Bolloré souhaite se mesurer ? « Il détourne l’attention des gens. Bien sûr les GAFA peuvent être une difficulté. Mais on est dans une autre partie, pas dans l’édition ou la communication. Des grandes plateformes, mais c’est autre chose. »
Alors, même tour de passe-passe, quand Bolloré souligne que la plupart des auteurs « crèvent de faim » et que décliner leurs œuvres par des adaptations serait profitable ? « C’est juste un mot un peu creux. Ce n’est pas un livre qui donnera naissance à un film, une série, une chanson. Dans la réalité, ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. »
Il poursuit : « Je ne vois pas comment Bruxelles pourra accepter ce projet. […] Je compte bien que Bruxelles joue son jeu. Ce sont des gens très attentifs. » L'entretien est à réécouter ci-dessous :
Si le mensonge est la première des armes politiques, et que les inquiétudes s’entendent aisément dans la création d’Edithachette, le lobbying médiatique implique un brin de rigueur. À ce titre, quand Gallimard a racheté Flammarion (avec Casterman, J’ai lu, etc.), était-ce bien un projet artisanal qui était mis en œuvre ?
Que la finance ne s’occupe pas de la culture est un point : mais comment expliquer que LVMH, groupe de Bernard Arnault, fut appelé à la rescousse pour investir dans Madrigall, peu après le rachat de Flammarion ? La finance aurait des intérêts à géométrie variable ? Il est par ailleurs notoire qu’Antoine Gallimard avait refusé une coentreprise avec l’École des Loisirs pour le rachat de Casterman, pourtant l’union de deux « maisons familiales ».
D'ailleurs, soyons facétieux : ce que dit Antoine Gallimard de la presse appartenant à Vincent Bolloré, et qui ferait l'impasse sur les parutions des maisons Madrigall, pourrait très bien se retourner... sur la presse que possède Bernard Arnault. Est-il certain que celle-ci ne privilégie pas les livres Gallimard au détriment des autres ?
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Sur ces 10 meilleures ventes, distribuées par Hachette et Editis, on sourit : suivant les classements observés pour 2021, on compte au moins L’anomalie d’Hervé Le Tellier, publié chez Gallimard (donc distribué par la Sodis) ainsi que Naruto et La Familia Grande (Kana et Seuil, distribution par MDS, filiale de Média Participations).
En valeur, Les Enfant sont rois de Delphine de Vigan, également autrice Gallimard, figure dans les meilleures ventes, de même que Goldorak (toujours Kana).
Si l’on observe le classement des meilleures ventes de ce début d’année 2022, dans le top 10, on trouve une BD de Dargaud (Média Participations, Le monde sans fin, de Jean-Marc Jancovici, Christophe Blain), le roman de Houellebecq, Anéantir (Flammarion, groupe Madrigall). Et puis, Démon slayer T.20, distribution Hachette, certes, mais diffusion Delsol (filiale de Delcourt et Soleil).
Quant au secteur scolaire ou parascolaire, si aucune information officielle n’a fuité, les rumeurs vont bon train sur l’intérêt qu’Antoine Gallimard manifesterait pour ce segment. Des velléités d’investissement, si Edithachette se séparait de quelques-unes de ses pièces ? L’affaire est probable.
D’ailleurs, puisque l’on évoque Média Participations et donc son PDG, Vincent Montagne — également président du Syndicat national de l’édition — doivent être évoquées ses tentatives de rachat d’Editis par Média Participations. Client malheureux, à trois reprises déjà, cette fusion présenterait-elle la quatrième, et cette fois bonne, opportunité ?
À ce titre, ActuaLitté l’avait déjà souligné, les protestations que font entendre le président du SNE ou celui de Magridall s’opèrent-elles vraiment pour le bien commun ?
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Et puis, ces grandes plateformes, difficile d’en dire du mal… quand elles sont des partenaires. On se souvient qu’en 2019, à l’occasion de Livre Paris, le PDG de Madrigall assurait : « Notre partenaire n’est ni Apple ni Google, mais Amazon, qui veut être présent dans l’autoédition, la librairie, la vente d’occasion… »
Ce même Amazon accusé en 2012 de vouloir « tuer la concurrence », dans un entretien avec L’Express. Et deux ans plus tard, après le rachat de Flammarion, Antoine Gallimard assurait : « J’ai fait un choix d’entreprise. Face à Amazon, un acteur global agressif, pour qui les éditeurs ne servent à rien, il faut du répondant », cette fois à Télérama. Il ajoutait : « Je saurai dire “non” à Amazon, mais pour cela il faut être un groupe fort. »
Et puis, les plus taquins interrogeront également la politique mise en œuvre par le CDE, outil de diffusion de Madrigall : en éliminant près de la moitié de leurs clients éditeurs, l’entreprise a-t-elle fait œuvre utile pour la pluralité et la diversité ? Les maisons se retrouvant à la rue, sans diffuseur, comment ont-elles pu faire découvrir leurs livres aux librairies ?
Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà…
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Mox Fulder
09/02/2022 à 14:52
Qu'il y ait une forme d'hypocrisie larvée et d'évidentes contradictions dans le plaidoyer d'Antoine Gallimard, soit. C'est à votre honneur de les rappeler et c'est un angle de traitement intéressant à porter au crédit d'ActuaLitté. Pour autant, est-ce que sur l'essentiel - c'est-à-dire les conséquences d'une fusion Editis/Hachette - il faudrait ne rien dire ? Désolé de revenir un peu aux bases, mais oui, c'est un mouvement de concentration pour le moins critiquable, et c'est à mes yeux un sérieux danger. Vincent Bolloré a beau jeu, lui aussi, de pointer d'autres grands méchants, les GAFAM, pour justifier sa propre croisade.
Ismaël
09/02/2022 à 16:30
Mox Fulder : Vous avez raison de dire que Bolloré a beau jeu de pointer les méchants GAFAM pour justifier la fusion... au même titre qu'Actualitté a raison de rappeler que Gallimard pointait les mêmes méchants, et en particulier Amazon, pour justifier du rachat de Flammarion et du grossissement de son groupe Madrigall. En définitive, les mêmes arguments, les mêmes méthodes, et un jeu dans la même cour... où l'un comme l'autre croisent un certain Bernard Arnault (qui pour rappel était du côté Lagardère pendant un temps, avant de retourner sa veste, tout en ayant investi chez Madrigall, et pour qui l'édition importe peu, mais la finance bien plus)... la seule différence est une différence d'échelle, de poids de chiffre d'affaires. Pour finir, Gallimard comme MediaParticipations seront sans doute sur les rangs pour récupérer ce qui, éventuellement, sera contraint à être vendu par Bruxelles pour éviter une trop grande situation de monopole. Et ce ne sera pas pour la défense de l'édition indépendante, ce ne sera pas pour les 5000 éditeurs « artisanaux » de l'hexagone, ce ne sera pas pour la volonté de publier une littérature exigeante, et encore moins pour le soutien aux auteurs, ce sera seulement pour ajouter à tel ou tel groupe un nouveau pôle (scolaire, ou parascolaire), ou de nouvelles maisons d'édition afin de grossir encore et encore le chiffre d'affaires global. Et Gallimard dira quoi à ce moment-là ? Il parlera à nouveau de la nécessité d'avoir un « groupe fort » pour exister face au mastodonte edithachette, ou bien de la nécessité de se diversifier, d'augmenter ses parts de marché, etc. Bref, il agira en patron d'entreprise, certainement pas en « petit artisan » (mon dieu qu'il était ridicule à la radio en utilisant ces mots, voilà bien des décennies que la maison Gallimard n'est plus du tout artisanale...!!). La course aux best-sellers ne serait pas du tout dans la logique d'un groupe comme Madrigall, alors qu'aucune grande maison ne rêve pas de son ou ses best-sellers... ? Il dit défendre « l'artisanat » alors que comme expliqué sa diffusion fait un ménage sévère au sein de toutes les petites maisons artisanales qu'elle travaillait jusque-là ! Comment peut-on tenir des propos pareils à une heure de grande écoute, et ne pas avoir honte de mentir à ce point aux auditeurs ? Oui, Fulder, la fusion à venir pose problème. Mais ça ne date pas d'hier..., elle est le résultat de quelque chose que tous ont vu venir, il faut relire Shiffrin et L'édition sans éditeurs paru en... 1999 ! Cela a commencé il y a plus de vingt ans, et tous les groupes, tous (Gallimard compris) ont participé à cette course vers la concentration. Maintenant qu'on arrive peu à peu en bout de course, qu'on va gentiment dans le mur en sachant que bientôt il n'y aura vraiment plus que quatre/cinq groupes... puis trois... puis deux... puis... qui sait ? Un seul à la fin ? Maintenant que tout s'accélère encore, Gallimard se réveillerait pour crier au loup, parce que là vraiment non, halte au jeu ? Peut-être a-t-il peur d'être avalé dans un processus qu'il a contribué à alimenter. Et c'est toujours pareil, tant que cela tombe à côté, sur les autres, ça grince des dents, mais bon... on se dit que ça n'arrivera pas chez soi, et puis, un jour...
Mox Fulder
09/02/2022 à 16:53
Merci pour votre commentaire. Vous avez manifestement plus de billes que moi sur le sujet et j'entends parfaitement ce que vous dîtes. Il manque juste - je pense - à l'article quelques lignes pour rappeler que s'il s'agit en effet d'un mouvement général de concentration, impliquant notamment Gallimard à son échelle en dépit des discours surjoués du moment, il ne faudrait toutefois pas épouser les arguments de Vincent Bolloré non plus. Parce qu'en l'état, on a un peu l'impression (sur cet article et celui qui relate l'audition de Vincent Bolloré au sénat) qu'ActuaLitté appuie davantage son discours qu'il ne l'inscrit dans le phénomène nocif que vous décrivez.
Nicolas Gary - ActuaLitté
09/02/2022 à 17:01
Bonjour Mox Fulder
Nous devons avoir aligné plusieurs dizaines de papiers sur la fusion, et certainement des dizaines d'autres sont encore à venir. Ici, il semblait plus intéressant de revenir sur quelques éléments qui éclairent le discours, que de reprendre tous les arguments sur les perspectives de la fusion.
D'ailleurs, et à ma connaissance, personne n'a encore publiquement indiqué en quoi elle consisterait si Bruxelles la valide.
M. Madrigall intervient, nous apportons quelques éléments pour réchauffer l'ambiance.
Dans un prochain (ou l'un de ceux déjà parus), vous trouverez plus que ce que vous cherchez concernant la concentration, ses dangers.
Mais j'ajouterai que le commentaire qui précède fait parfaitement état des tenants et aboutissants majeurs que soulèvent ces questions.