Quand la littérature se saisit des enjeux du jeu

Le jeu est une activité humaine fondamentale qui intervient dès le début de la vie, occupant une place primordiale dans la construction de l’enfant. Si, en grandissant, on vient construire des barrières entre ce qui relève du ludique et ce qui appartient au sérieux, la littérature nous fait rapidement prendre conscience de la complexité des rapports que l’on entretient en réalité avec le jeu. 

Le 10/03/2022 à 10:13 par Victor De Sepausy

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10/03/2022 à 10:13

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Quand on pense au jeu dans la littérature, c’est rapidement souvent l’incipit de La Peau de chagrin (1831) de Balzac qui s’impose à l’esprit. Dans ce roman qui fait accéder véritablement l’écrivain réaliste à une première célébrité, Raphaël de Valentin nous entraîne tout d’abord dans un des nombreux tripots qui se trouvaient alors dans le Palais-Royal, soit le haut lieu de la débauche dans la première moitié de XIXème siècle, tout du moins jusqu’en 1836, date à laquelle le gouvernement ordonna la fermeture des maisons de jeu.   

Ruiné, mélancolique et suicidaire, Raphaël vient un soir jouer sa dernière pièce. « Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau », nous prévient immédiatement le narrateur. Le jeu est ainsi présenté comme une forme de dépossession de soi. On ne s’appartient plus quand on se retrouve devant une table de casino. C’est le jeu dans une dimension passionnelle et donc servile que nous présente là Balzac. 

Le lieu est décrit longuement par Balzac comme recelant une forme de « poésie vulgaire ». Et la métaphore de l’Enfer est sans cesse filée : ce n’est pas pour rien que le petit vieillard qui accueille le protagoniste est identifié à un Cerbère. S’inscrivant à plein dans la mode des physiologies, Balzac se plait à brosser le portrait des différents types de joueurs. 

Quant à celui qui nous occupe plus précisément, il fait partie des plus désespérés. Et lorsqu’il perd l’unique pièce d’or qu’il était venu jouer, ne reste plus qu’à son esprit l’intention de se jeter dans la Seine. Fort heureusement pour lui, il ne résiste pas à la curiosité de pénétrer dans la curieuse boutique d’un antiquaire qui lui remettra entre les mains la fameuse peau de chagrin. Le jeu prend alors une nouvelle dimension dans la vie de Raphaël, car c’est bien encore de jeu dont il s’agit, mais cette fois à l’échelle de toute une vie. On retrouve là une vision presque baroque du rapport au monde : tout n’est que jeu dans le théâtre des relations humaines. Ludique et tragique s’entremêlent sans cesse. 

Dans un tout autre cadre, l’incipit de Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline présente la rencontre inaugurale entre le narrateur, un certain Bardamu, et son camarade étudiant, Arthur Ganate. Tous deux se prennent au jeu des défis alors que la Première Guerre mondiale en est encore à ses balbutiements. Cap ou pas cap. 

Mais c’est bien dans le registre du jeu que tout se passe dans un premier temps. Les soldats qui défilent sous leurs yeux ébahis « avec le colonel par-devant sur son cheval » ne renvoient aucunement au réel sordide que constitue toute guerre. Et, grisé par cette vision glorieuse, Bardamu se laisse emporter dans l’euphorie générale apparente pour, finalement, se retrouver fait comme un rat. La prise de conscience est trop tardive, mais elle est cependant éloquente. « En résumé, que je me suis dit alors, quand j’ai vu comment ça tournait, c’est plus drôle ! C’est tout à recommencer ! »

Et qui joue à un autre niveau avec les petits soldats ? Ce sont bien sûr « les maîtres et qui s’en font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. » Quelques lignes avant l’engagement volontaire et incongru de Bardamu, ce dernier brossait un portrait de la guerre d’une lucidité extrême. C’est toujours un peuple de miséreux que l’on pousse à aller assassiner un autre peuple de miséreux. Cette description fait certainement partie des dénonciations les plus vigoureuses de la guerre comme jeu tragique des puissants au mépris de la vie des plus faibles. 

Crédits illustration Pexels CC 0

 
 

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