On considérerait à tort la Confédération helvétique comme une terre d’excessives conciliations. Depuis ce 1er janvier, est entrée en vigueur une révision de la Loi sur les cartels, portant sur les restrictions de concurrence. Cette dernière, en substance, introduit des dispositions empêchant des fournisseurs de pratiquer des tarifs excessifs, découlant d’une position dominante. En somme, prévenir tout abus de pouvoir de marché relatif. Devinez quoi : le livre est en première ligne…
Le 21/09/2022 à 08:00 par Nicolas Gary
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Publié le :
21/09/2022 à 08:00
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Dans un entretien exclusif, accordé au Temps, le PDG des librairies Payot, Pascal Vandenberghe, annonce la couleur : le dépôt d’une plainte auprès de la Commission de la Concurrence, ou ComCo. L’autorité suisse est saisie pour mettre un terme à ce qu’il qualifie de « rente à vie », dont les différents groupes éditoriaux français auront tant profité, via leurs filiales de diffusion.
Pour l’heure, cette action juridique ne cible que le groupe Madrigall (Gallimard, Flammarion, Casterman, etc.), en tant que diffuseurs. Cependant, toute autre structure – Média Participations, Interforum (Editis), ou encore Hachette Diffusion, Dilisco (Albin Michel) etc. – tomberait potentiellement sous le coup.
Qu’en est-il ? Au 1er janvier est entrée en vigueur en Suisse une révision de la Loi sur les cartels (LCart), découlant d’une initiative (procédure impulsée par les citoyens, pour apporter une modification législative) démarrée en septembre 2016 : Stop à l’îlot de cherté. En somme, une tentative pour réguler l’économie et endiguer les surbénéfices que les entreprises étrangères réalisent sur le territoire confédéral.
Deux chiffres importent : 15 milliards de francs, le coût de cette surfacturation auparavant pratiquée (étude de février 2020 de la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse) et 10 milliards de francs, estimation des dépenses que les Suisses font dans les territoires limitrophes — soulignons que 2 milliards passent par l’achat en ligne. Tout cela pour éviter les tarifs prohibitifs que les fournisseurs appliquent aux entreprises suisses, lesquelles ne peuvent que répercuter sur leurs clients.
Dans le cas du livre, le constat est sans appel : le prix en France est unique, fixé par l’éditeur et imposé au revendeur. Or, en Suisse, on assiste à une majoration entre 60 et 80 % du prix public – et quatre livres sur cinq achetés en terres romandes sont issus des catalogues que les diffuseurs français proposent.
Si l’initiative de 2016 fut abandonnée au profit d’un contre-texte du Conseil fédéral, que le Parlement a adopté, ses grandes lignes, même adoucies, demeurent. Le tout avec une notion simple : empêcher les fournisseurs de pratiquer des prix gonflés spécifiquement pour les clients de Suisse. Car nombre d’importateurs « abusent de notre pouvoir d’achat en appliquant artificiellement un “ supplément suisse ” aux produits », râlait la Fédération romande des consommateurs en mars 2020.
Selon le PDG de Payot, « tous les diffuseurs français, quelle que soit leur taille, se trouvent dorénavant soumis à la Loi sur les Cartels ». Et de citer l’article 7.2 b qui concerne « la discrimination de partenaires commerciaux en matière de prix ou d’autres conditions commerciales ». Là où Fnac Suisse, filiale de Fnac Darty, importe les ouvrages avec un prix d’achat français, la distorsion de concurrence n’est plus à démontrer.
Mieux : l’article 7.2 g interdit « la limitation de la possibilité des acheteurs de se procurer à l’étranger, aux prix du marché et aux conditions usuelles de la branche, des biens ou des services proposés en Suisse et à l’étranger ». En somme, plus question, pour le libraire, d’être le dindon de la farce.
Ayant pris attache avec les cinq plus importantes structures de diffusion française (soit 90 % des ouvrages français vendus sur le territoire suisse), le PDG de Payot a tout d’abord joué la carte des négociations. Ayant charitablement alerté ses partenaires dès la fin de l’année 2021 des modifications législatives à venir, il a ensuite exposé ses conclusions. L’alternative était simple, « soit une amélioration conséquente de nos conditions d’achat en Suisse, ce qui permettrait de maintenir l’écosystème », le scénario privilégié. Soit, autre approche, une importation directe depuis la France, suivant les « conditions usuelles du marché », telle que la LCart les définit.
Pour le lecteur, le douloureux passage de la frontière franco-suisse aboutit à ce que le prix d’un livre soit outrancièrement majoré. Mais ce qu’il ignore, c’est que les librairies romandes achètent les ouvrages avec un prix « qui est entre 35 et 50 % plus élevé que si nous achetions en France », souligne Pascal Vandenberghe.
Il admet un surcoût de 15 %, qui intégrerait le volet de distribution, mais au-delà, « cela génère un bénéfice indu réalisé sur le dos du marché suisse, qui s’apparente, pour dire les choses clairement, à du racket », précise Le Temps.
À cette heure, aucun des interlocuteurs n’a entendu les arguments ni procédé à des révisions de tarifs — voire, selon nos informations, n'a pris au sérieux les aspects évoqués. « La bonne nouvelle pour l’instant, c’est qu’aucun de leurs nombreux avocats n’a été en mesure de m’opposer un argument juridique qui viendrait faire vaciller mon interprétation de la Loi », se réjouit par ailleurs le PDG (en photo ci-dessous).
Cerise sur le gâteau (ou religieuse dans la fondue, plus local), la hausse du franc suisse aurait conduit les groupes français à bénéficier de quelque « deux ou trois millions » complémentaires, « dans la mesure où aucun d’entre eux n’a pour l’instant décidé d’adapter ses prix au nouveau taux de change ». Des montants qui gagneraient à ne pas quitter le territoire, et auxquels, comble de l’ironie, certains interlocteurs voudraient ajouter une répercussion de la hausse des prix du papier.
ActuaLitté a tenté de joindre le groupe Madrigall, qui n'a pour l'heure pas répondu à nos demandes de commentaires.
L’avenir, pour les lecteurs suisses, serait donc de ne plus avoir à traverser la frontière pour économiser sur leurs emplettes. En parallèle, les librairies Payot parviendraient également à construire une plus grande stabilité économique. Et surtout, présenter une offre commerciale dans les boutiques qui devienne plus lisible pour le client.
D’ailleurs, un coup d’œil vers la Suisse alémanique permet de mieux mesurer le traitement de défaveur dont jouissent les Romands. Dans cette « guerre de décolonisation », comme la présente Pascal Vandenberghe, les écarts de tarifs entre ouvrages allemands et français font frémir. « Cela prouve bien que c’est le modèle en lui-même qui est en cause, pas juste le fait que “tout est plus cher en Suisse." »
Juste un exemple : Sang trouble de Robert Galbraith (trad. Florianne Vidal) est intéressant, car son tarif est identique chez ses éditeurs, français et allemands, à 26 €. En Suisse allemande, il est commercialisé sous le titre Das tiefschwarze Herz (trad. Christoph Göhler, Kristof Kurz et Wulf Bergner), à 36,9 francs, soit une majoration de 37 %. En Suisse romande, sa version chez Grasset est à 43,5 €… soit 60 % de plus.
Faire « plier les grands » facilitera les échanges avec les plus petites structures, bien que certains cas particuliers demeurent : pour Servidis (diffuseur/distributeur suisse, coentreprise de Slatkine et Le Seuil), ainsi qu’avec des éditeurs et des groupes, qui en France sont pris en charge par UD, Sodis ou Interforum. Ou encore MDS, car pour la Suisse, les catalogues adultes du Seuil et La Martinière sont restés chez Servidis, et ne sont pas passés chez Dargaud Suisse.
Quant aux tarifs finaux, au terme de cette procédure, ils restent impossibles à définir pour l’heure, puisque corrélés aux deux options évoquées. Dans le cas de l’amélioration des conditions en Suisse, « nous saurons très vite quel est notre gain de marge, avec des charges inchangées puisque le modèle resterait le même. On pourrait donc assez vite baisser les prix sans risque d’erreur », nous confirme le PDG.
Passer sous la barre des 50 % est un premier objectif, « mais si l’on peut diminuer davantage, nous y procéderons, naturellement ».
Dans le cas de l’importation directe, elle officialisera les prix d’achat, « mais pas encore les nouveaux coûts à notre charge (transport, dédouanement). Et dans cette hypothèse, on devra certainement créer au moins un poste de gestionnaire de stock : il nous faudra un stock propre à l’OLF pour nous prémunir des ruptures sur les nouveautés importantes et sur un certain nombre de titres dont nous connaissons déjà la rotation à long terme ».
Un nouveau modèle, donc une nouvelle structure de coûts « que nous n’avons pas encore pu estimer précisément. Difficile donc d’annoncer quoi que ce soit à ce stade. » Mais l’enjeu premier reste d’aboutir à ce que la première option soit validée, afin d’asseoir la situation financière de Payot de façon plus pérenne.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
14 Commentaires
En passant
21/09/2022 à 08:45
Il a raison, ce monsieur.
Au-delà de 25% (transports, change, dédouanement et charges) c’est du vol à l’étalage. On croirait qu’on passe les Alpes à dos de mulets pour apporter les livres. Cela fait des années que les éditeurs français se gavent sur le dos des lecteurs suisses. C’est pour cela qu’on trouve par exemple une Fnac à Morteau, 6500 habitants, mais à la frontière de la Suisse, si on est vers Neuchâtel (ou plus encore à Annemasse, 35.000 âmes).
Hamlet
21/09/2022 à 09:28
oui , et votre salaire , est-il en Euros ?
vos assurances sont-elles adaptées ?
vos frais dentaires ?
vos médicaments ? ^
vos places de cinéma
etc...
Catenae
21/09/2022 à 15:42
"Cela fait des années que les éditeurs français se gavent sur le dos des lecteurs suisses" ... relisez l'article, on site des noms de maison d'édition, mais qui ont la particularité d'être assez gros pour être également diffuseur et distributeur ou bien de posséder leur propre structure de diffusion/distribution. Cette majoration est appliquée par les distributeurs, pas par les éditeurs. Il y a 10 000 éditeurs en France, tous ne sont pas de la taille de Gallimard ou Hachette, loin de là !
Avant de parler des marges pharaoniques des éditeurs peut être faudrait il se renseigner de la réalité, si éditeur était un métier qui rend riche, ça se saurait ! Sorti des 20 plus gros qui bouffent 80% du CA global, l'édition c'est surtout plein de petits artisans qui bossent très souvent sans se verser de salaire et qui tiennent grâce à plein de petites mains bénévoles et avant tout amoureux des livres. Tous les éditeurs n'ont pas un Musso au catalogue pour couvrir les pertes du gros de la production.
En passant
21/09/2022 à 08:46
J'attends donc de voir ce que dira la justice…
Les éditeurs de leur côté vont faire un chantage à l’emploi et à « on ne pourra plus fournir de livres en Suisse »…
Vincèn
21/09/2022 à 09:21
Résident en Suisse et même avant quand j'étais encore en France j'ai pris la bonne habitude de systématiquement quand c'est possible privilégier la voie du piratage pour les livres vus les pratiques de brigand des éditeurs (ne parlons même pas de l'escroquerie des livres numériques vendus quasi au même prix que les ouvrages imprimés et avec des protections rendant leur utilisation un vrai cauchemar voire impossible à lire...
Si seulement tous les livres pouvaient être publiés à compte d'auteur et se débarrasser de ces grands escrocs de l'édition qui sont toujours à se plaindre alors qu'ils font des marges indécentes !
Zorg
21/09/2022 à 09:54
Visiblement, vous avez une connaissance très poussée de la chaîne du livre.
koinsky
21/09/2022 à 10:10
Vive les auteurs indés !
Je viens de me lancer dans l'autoédition, non pas par défaut (je n'ai pas envoyé mon manuscrit aux maisons d'édition), mais par choix, pour pouvoir toucher des droits d'auteur décents, publier mes manuscrits en temps réel, décider de la couv de mes rêves et conserver mes droits numériques et d'adaptation...
Là par exemple, je viens tout juste de vendre un livre papier à 13€ (=5€ de droits d'auteurs contre 1€ dans l'édition traditionnelle), ainsi qu'un livre numérique à 4€ (=3€ de droits d'auteur contre 1,20€ dans l'édition traditionnelle) ... Y'a photo ou pas ? ;)
Toinou
21/09/2022 à 15:33
C'est vrai que les éditeurs ne servent à rien... Tous ces malheureux auteurs publiés à compte d'auteur parce qu'on les a refusé "parce qu'ils n'ont pas des contacts dans le milieu" publient des merveilles insoupçonnées que seule la corruption du milieu littéraire empêche de trouver leur public ! (Je suis évidemment ironique...) Sérieusement, il y a des abus auxquels il faut répondre mais la fonction des éditeurs est loin d'être inutile.
Catenae
21/09/2022 à 15:51
La seule différence entre un ouvrage numérique et un ouvrage papier, c'est le prix du papier et de l'impression et les coûts logistique, soit entre 20 et 30% du prix du livre. Sinon, numérique ou papier, il y a toujours le travail de l'auteur, de l'éditeur, du correcteur, de l'illustrateur, du relecteur, du diffuseur et du distributeur à payer ...
Ce qui est une aberration économique c'est de voir un livre numérique 70 à 80% moins cher qu'un livre papier (merci Amazon et ses ebook à 0.99 cts pour ça). C'est peut être génial pour le lecteur, mais ça fait des auteurs pauvres, des éditeurs déficitaires et des correcteurs payés au lance pierre quand ils sont même payés pour leur travail.
Quant à l'édition à compte d'auteur, laissez moi rire. C'est 9 fois sur 10 une arnaque. L'auteur dépense des fortunes pour vendre à peine une centaine d'exemplaires, parce que figurez vous que vendre des livres, c'est un métier ! Tous les auteurs sont loin d'avoir les connaissances et les capacités de se corriger eux-mêmes, d'être à la fois graphiste et maquettiste, commercial et publicitaire.
Toinou
21/09/2022 à 09:29
On pourrait signaler que certains éditeurs suisses en profitent aussi bien (pas tous, il faut le relever).
L'exemple le plus flagrant est celui de Zoé : éditeur suisse, de livres imprimés en Suisse et qui est aussi diffuseur. Un rapide pointage de prix me permet de dire qu'ils vendent plus cher de 35 à 50 %, le plus souvent entre 45 et 50 % en Suisse, alors même qu'ils ont à payer des frais d'importation et de diffusion en France !
Jean-Marc Rod
21/09/2022 à 09:57
Merci à M. Vandenberghe,
En tant que président de la Société des Libraires et Editeurs de la Suisse Romande (SLESR) et directeur des achats de Payot jusqu'en 1993 j'ai mené le même combat et me suis opposé à la fermeture des comptes de Payot en direct chez les éditeurs français décidée par le groupe Hachette au début des années 1990.
Cette fermeture a obligé les librairies Payot à s'approvisionner en Suisse chez les diffuseurs qui ont abusé de la situation, les achats directs de Payot en France ne faisant plus contrepoids à leur politique de prix.
Les négociations de la SLESR avec la Commission de la concurrence au début des années 1990 prévoyaient un augmentation par rapport au cours de change moyen calculé sur un mois allant entre 15% pour les poches et 8% pour les livres de grand prix. Les diffuseurs ont fait capoter cette négociation.
De là viennent les abus constatés. Même une intervention à ce sujet du Conseiller Fédéral de Couchepin auprès des autorités françaises n'a rien pu changer.
Ce sont les libraires qui doivent faire face au mécontentement des clients qui ne connaissent pas le fait que les libraires sont facturés en francs suisses et non en euros.
François Jeandé
21/09/2022 à 13:46
"Qu'en pensez-vous ?" -- Mais, eh ! bien ; pas le moins du monde quoi qu'il en soit, vu que, littérairement parlant, l'intérêt semble se réduire à des histoires de nature et de famille ; bon, si la clientèle apprécie, va banque, engorgeons les rayons. Quant au coût de la marchandise, payer trop cher un produit dans un contexte poussant à trouver qu'il y a quelque chose, plutôt que s'en tenir au constat qu'il n'y a rien, n'est pas un problème éditorial, ou de diffusion, ou littéraire : il est général. Il est des ouvrages qui vaudraient 100 francs, simplement parce qu'ils sont -- pardonnez-moi -- bons (un exemple ? Le Silence de la mer). Si problème il y a, crois-je, il est à chercher du côté de la volonté éditoriale de refléter la servitude volontaire de son lectorat. Et là, Kipling ne dirait pas "mais ceci est une autre histoire". -- François Jeandé.
koinsky
21/09/2022 à 17:37
Un auteur bosse gratis pendant des mois, voire des années, pour pondre son livre, livre qui fera vivre parfois grassement (voir l'hôtel particulier de Gallimard au coeur de Paris) 5 professions, et combien de salariés...
Laquelle de ces 5 professions accepterait de bosser bénévolement ne serait-ce qu'un seul jour ?
Alors commencez par réclamer une bien meilleure réparation du gâteau, sinon débrouillez-vous avec votre obsolescence programmée et vos pleurnicheries indécentes.
PS : Depuis que je suis en autoédition (c'est tout récent), que je gagne environ 5 fois plus qu'en édition traditionnelle et que je suis en contact direct avec mes lecteurs, j'ai la banane et je revis. :).
koinsky
22/09/2022 à 05:27
Sacré Antoine (dit "la grenouille") toujours le premier à faire la leçon aux GAFA et à pointer du doigt ce diable d'Amazon (dit "le boeuf") pour distorsion de concurrence... ;)