En mai, Strange Light a publié Modern Whore. A Memoir (Putain Moderne. Mémoires), d'Andrea Werhun et de la réalisatrice Nicole Bazuin. Le livre narre un parcours de travailleuse du sexe dans une série d'histoires et de portraits en forme de vignettes. Parmi ses instantanés, l'écrivain Crad Kilodney. Cet autopublié et autoproclamé « écrivain raté » aura écrit plus de 30 ouvrages, et passé 17 ans à les vendre dans la rue.
Le 22/06/2022 à 16:10 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
22/06/2022 à 16:10
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Né en 1948 à New York, Crad Kilodney, pseudonyme de Lou Trifon, s'installe à Toronto à partir de 1973. Aventurier, diplômé en astronomie, auteur, et même éditeur, il est surtout connu pour avoir commercialisé ses œuvres à même le trottoir entre 1978 et 1995. Parmi ses autres faits d'armes, il y a celui de s'être présenté aux élections présidentielles américaines en 2000 et 2008, comme d'avoir beaucoup voyagé, ce dont rend compte le recueil de reportages Villes bigrement exotiques (Trad. Philippe Billé), paru aux éditions Le Dilettante en 2012.
Andrea Werhun a eu l'occasion de le croiser dans les rues de Toronto, alors qu'elle était travailleuse du sexe et que lui tentait péniblement de vendre sa dernière parution : « Tout ce que ces filles doivent attendre, c'est un homme avec 70 $ et une bite qui démange. Moi, je dois attendre quelqu'un avec 3 $ qui lit de la littérature », résume-t-il dans son texte, Excrément, paru en 1988.
Littérature et prostitution
Celle qui nous livre ses mémoires s'arrête sur décembre 1983, quand Crad Kilodney cherchait à écouler son dernier livre, Terminal Ward (Quartier Terminal). « Chaque jour, une pancarte manuscrite est suspendue à son cou, et la pancarte d'aujourd'hui indique “Lecture agréable au coucher.” » Si le titre de ce roman n'attire pas particulièrement l'attention, l'écrivain se distinguait toutefois par des intitulés pour le moins provocateurs... Books for Clueless Twits (Livres pour les crétins désemparés), Literature for Mindless Blobs (Littérature pour des tâches sans cervelles), ou encore Suburban Chicken-strangling Stories (Histoires d'étranglement de poulets de banlieue).
En partant de la description de cette figure singulière du monde des lettres, Andrea Werhun se hasarde à proposer des analogies entre l'écriture et la prostitution. « Comme l'écriture, le travail du sexe est un jeu d'endurance. Que ce soit dans le club ou dans la rue, en griffonnant dans un journal ou en révisant la dernière ébauche d'un manuscrit, l'écrivain et la prostituée doivent apprendre à “tenir le coup” et à être patients. »
En revanche, elle voit dans sa condition un sort plus enviable, tout en « romantisant » quelque peu la figure de l'auteur : « Tout le monde n'est pas fait pour l'agitation de l'écrivain ou de la pute. Pour ceux qui le sont, cela peut sembler être une question de vie ou de mort. De nombreux écrivains ont le sentiment qu'ils n'ont pas d'autre choix : ils doivent écrire, sinon ils mourront. Avez-vous déjà rencontré une main-d'œuvre plus misérable ? Les écrivains adorent poétiser les misères tortueuses de l'écriture. Existe-t-il un écrivain heureux ? Au moins, j'aime faire la putain. »
En outre, Andrea est formelle : si la prostitution est la plupart du temps un moyen de survie, pour d'autres une façon de payer ses factures, pour d'autres encore, « la prostitution est une vocation ». Elle renoue alors avec la condition de certains artistes, qui ne savent faire « que ça ».
Voici ce qu'en dit Crad : « Chaque fois que j'envisageais d'abandonner dans la rue, plusieurs pensées me venaient à l'esprit : je m'imaginais dans le futur comme un autre écrivain raté dont on se demanderait (comme s'il s'agissait d'un feu de paille) : “Qu'est-il devenu ?”. (...) Ensuite, j'ai pensé à tous les emplois minables que j'avais eus avant de tout quitter tout pour devenir écrivain à plein temps. Je ne pouvais pas retourner à un autre boulot de merde. Je ne pouvais pas non plus m'enthousiasmer pour un meilleur travail nécessitant un certain engagement. Tout ce que je voulais, c'était écrire. »
À LIRE: Les codes samouraï, des livres pour mourir et mieux vivre
De l'exemple de l'auteur et du sien, elle en tire cette conséquence : « Le travail du sexe expose l'esprit, le corps et l'âme, tout comme l'écriture. Les écrivains et les travailleuses du sexe sont des personnalités publiques mûres pour la dissection. Nous colportons nos tripes pour gagner notre vie, nos œuvres incroyablement intimes à vendre, que ce soit sur la rue Yonge, au club de strip-tease ou sur les étagères de Chapters Indigo. Achetez mon histoire. Achetez mon corps... »
Le lecteur ne serait-il donc que ce « sale client » ?
Crad Kilodney est mort d'un cancer en 2014 à l'âge de 66 ans. Outre le recueil de reportages paru aux éditions Le Dilettante, les éditions Cormor en Nuptial ont édité en 2019, Trois contes et Excrément, dans des traductions de Philippe Billé.
Via Hazlitt
crédits photo : Raphael Wild/Unsplash
Paru le 04/04/2012
218 pages
Le Dilettante
17,00 €
Paru le 01/01/2019
142 pages
Cormor en Nuptial
15,80 €
Paru le 01/01/2019
57 pages
Cormor en Nuptial
15,80 €
2 Commentaires
NAUWELAERS
23/06/2022 à 02:14
«Literature for Mindless Blobs» («Littérature pour des tâches sans cervelles»): traduction erronée !
C'est: «Littérature pour des blobs sans cervelle»...la cervelle absente, du blob, au singulier.
Le blob étant cette créature étonnante et informe, inexplicable, qui constitue le thème de plusieurs oeuvres de science-fiction depuis les années cinquante.
Il existe des blobs aujourd'hui mais je suis très mal informé à ce sujet...
En tout cas, cela n'a rien à voir avec une «tâche», je ne sais d'où provient cette erreur !
D'autre part, la version française du probable chef-d'oeuvre de cet écrivain Crad (!) Kilodney s'intitule précisément «Excrement», au singulier (comme la première occurrence dans cette chronique, non la seconde).
Et non «Excrément»: faute volontaire ou non, aucune idée (l'accent aigu aussi absent que la cervelle d'un blob, ou d'ailleurs d'une étoile de mer) !
Mais sur le fond, je découvre encore une info que seul ActuaLitté nous apporte !
Vous êtes des découvreurs hors pairs d'infos, ce qu'en anglais on appelle des «diggers» (d'infos ou d'autres choses, pour vous ce sont ces infos non ressassées partout ailleurs).
Bravo.
CHRISTIAN NAUWELAERS
TIEMPOS FUTUROS
23/06/2022 à 21:51
Dans les métiers du livres, la comparaison n´est valable que pour les écrivains ? En êtes-vous sûrs ?