Simon Liberati revient en cette rentrée littéraire sous le signe du puissant chiffre 22. 13e livre pour l’auteur de Jayne Mansfield 1967, Performance. Le titre aurait pu être celui d’un roman sur la société actuelle où le productivisme est roi et la compétition reine, il n’en est rien. Simon Liberati continue à creuser son sillon favori : les années 60, cette fois par l’entremise des Rolling Stones première époque, close avec la mort du mythique Brian Jones.
Le 18/08/2022 à 09:00 par Hocine Bouhadjera
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18/08/2022 à 09:00
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« Brian était un étranger qui vivait dans un monde inquiétant. » Stanley Booth, auteur de Dance with the devil - L’histoire extraordinaire des Rolling Stones (Trad. Matthieu Farcot).
Satanic Majesties, c’est le nom d’une série portée par deux producteurs de « Viva Film » qui racontera les derniers jours du fantasque fondateur des Rolling Stones (groupe dont on célèbre cette année les 60 ans d’existence), Brian Jones. D’abord, il y a l’épisode du Redlands. La police fit une descente dans la maison de campagne anglaise de Keith Richards, dans le Sussex, où se gobergeaient les cinq musiciens de Londres et des amis ; coup monté de la presse et flagrant délit de possession de drogue.
Elle « marque l’ouverture du cabinet alchimique, le début de l’œuvre au noir. Les petits voyous d’opérette, compilateurs de musique négro-américaine, vont devenir le colossal monstre androgyne luciférien de la seconde époque. » Pour mener à bien ce projet audiovisuel, les producteurs font appel à un vieux dandy spécialiste des sixties, passé la soixantaine. 71 ans. Un écrivain qui n’écrit plus, en piteux état physique et mental.
L'ouvrage se concentre ensuite sur le voyage du groupe en 1967 vers le sud de la France, puis le Maroc, durant lequel les médecins diagnostiqueront à Brian Jones une pneumonie, jusqu'à sa mort.
Chien enragé
En artiste, l'auteur embauché pour sa science oppose la fidélité à la conformité qui cherche à tout lisser. Le cliché de la fin de « l’utopie des sixties » d’un côté, et les « chiens enragés des années 60 » dulcifiés par de gentils sourires capturés par des clichés, de l’autre. Produits d’une chaîne de renoncements, les séries facilitent le travail du spectateur, sauf à de rares exceptions. L’influence idéologique dominée par Netflix a oeuvré, mais le réalisateur coréen et « rosicrucien » du projet rééquilibre une balance qui penche vers la banalité. Liberati retourne l’idée qu’on serait passé d’une société de moralité exacerbée à la liberté. Se construit alors un jeu de correspondance entre la situation du personnage et le script de la mini-série dont il est l’auteur. « Je me dis que j’allais essayer de retrouver l’entrain et l’innocence de ces jours de printemps 1967 ».
Mimi, le seul nom qu’on a de lui, provient d’Esther, sa compagne de 23 ans. Son amour, né du drame, est ce qui le maintient en vie, entre des problèmes financiers, notamment dus à un procès par plusieurs de ces éditeurs, un cancer de la prostate, et même un dentier récalcitrant… Cet ancien grand drogué, et toujours grand alcoolique, ressemble beaucoup à Simon Liberati : la pénétration des phénomènes sans faille du moraliste, une approche esthétisante du monde, un sens du mystique qui passe par une méditation sur le salut, et un stoïcisme dans la dépendance. « J’étais malheureux, mais au fond peut-on avoir une vie amusante et être heureux ? »
La fin de Brian Jones, et tous ceux qui tournent autour de lui comme les pierres noires ceinturant la sévère Saturne, constituent un miroir où tout offre matière à réfléchir. Le multi-instrumentiste génial, et « coloriste » du groupe, dont l’un des faits d’arme et d’avoir apporté la cithare au morceau Paint it Black, imposé la contrebasse, la flûte à bec, les congas, un banjo, et même un dulcimer ou un mellotron, n'a pas été seulement le créateur d’un des plus grands groupes que la terre ait portés : Il est le membre originel du club des 27 (En vérité, c'est le grand Robert Johnson).
Esther aussi se drogue, se débat dans une anorexie endémique. Une empoisonneuse de tous les lunatiques. Les deux sont attachés par un drame primordial qui scandalisa leur milieu : « La société parisienne, naguère si libérale sur les mœurs, était devenue moralisatrice et jalouse. » « Deux fous perdus dans la vie. Elle vit mon trouble, elle me dit : Qu’est ce qu’il y a mon amour ? Je répondis : rien. Un nuage dévoila le soleil et le paysage s’éclaira. » L’amour est ici tout sauf déconstruit, mais sa nature est confondue : elle n’est qu’un moment de bonheur, avant de pouvoir s’en souvenir après. Liberati rend magnifiquement cette angoisse inhérente à la puissance d’une passion fermée sur elle-même qui, nécessairement, s’effrite dans un silence de plus en plus indiscret.
Un amour sous le signe de la Beauté : Elle (la Beauté) « était tout pour moi. Supérieur au bien, supérieur à la vie, supérieure à mon bonheur. » La dernière aventure du personnage, la plus belle, alors que l’inquiétude domine, et « la paranoïa extralucide » sait. La beauté, qui fait « l’univers moins hideux et les instants moins lourds », réclame le sacrifice, surtout quand « elle est l’écho de milliers d’autres, et plus nous connaissons les détails généalogiques de la beauté plus elle nous transperce. » Le vieux beau est transbahuté entre l’espoir cruel et les crises de colère d’Esther, suivie des bouderies silencieuses, comme des répétitions : « Les bouts d’essais de ce qui finirait forcément un jour par arriver. » Le bonheur non plus ne fait pas le bonheur, disait Sacha Guitry, car quand il se prolonge, il charrie avec lui l’anxiété. S’en protéger par une mise à distance est la fausse bonne idée.
De pire en plus pur, en parallèle à cette histoire du souffrant accepté d’une femme (magnifique), la fin des Swinging sixties s’animent sur les figures qui ont vécu autour de l’autre groupe mythique du rock anglais. Le récit d’une époque : enfants des bombes sur les faubourgs londoniens et femmes sublimes et mystérieuses. L’excessif Burroughs et le mage satanique Aleister Crowley sont les parents de tous ces jeunes gens ; l’accumulation d’accessoires procédait « d’un retour du paganisme et des cultes orientaux. » « Il ne fallait pas oublier ça, les années 60 étaient beaucoup plus violentes et destructrices qu’aujourd’hui. (...) À l’époque, c’est l’après-guerre, on s’en foutait pas mal de la dignité humaine. » Performance, c’est un film de Donald Cammell, concentrée de la période, entre magie noire, participation de la pègre londonienne et une gentry qui s’encanaille.
Le mal n’était qu’un songe
Burroughs lit un texte en anglais à une mourante avec la complicité du mari, et la chanteuse Marianne Faithfull montre que la drogue peut être un choix triomphal. Liberati s’intéresse d’abord à la maitresse de l’androgyne Mick Jagger. Le plus célèbre membre est une ombre dans le roman (Il est en revanche le personnage principal d'un texte non négligeable de François Bégaudeau, Un démocrate, Mick Jagger: 1960-1969). Même l’acteur qui devait jouer son rôle dans la série est renvoyé, parce qu’il s’est fait choper en train de boire de la vodka dans une bouteille en plastique. Deux époques se regardent d'un oeil ennuyé.
Brian Jones s’impose comme le personnage du livre, et face à lui, Keith Richards précipite sa chute finale. Entre les deux, beaucoup moins vaporeuse que Faithfull, Anita Pallenberg : La Reine Noire de Barbarella, copine de Brian Jones, ne supporte plus ce mort en sursis. Le beau top model aurait-elle jeté un sort au guitariste sur une route marocaine en trompant son mouchoir dans un sang inconnu ? C'est dans ce pays où il est abandonné par le groupe sans qu'il soit prévenu, que ce grand timide violent avec les femmes, accompagné d’un quasi homonyme, le poète Beat installé à Tanger, Brion Gysin, découvrira dans le pays d’Ibn Battuta, les sonorités du jajouka berbère. Son dernier haut fait.
Le blondinet violent, schizoïde et hypocondriaque a été trahi par Richards qui vola l’amour de sa vie, et « comme Esther et moi, la mauvaise conscience commune les unissait (Anita et Keith) au moins autant que le désir, les couples liés par le crime et c’était leur cas, plus menacé que les amoureux ordinaires, ne peuvent se passer l’un de l’autre une seconde. » L’ancien génie n’est plus qu’un enfant geignard et désemparé, épuisé par les drogues et les tournées. Son grand style se noie dans ses petits yeux vagues. Il « ressemblait de plus en plus à un clown triste et fardé. »
À travers lui, Liberati entreprend les sentiers qui mènent à la mort. Ici, comme ailleurs, la fin est lisible dans le regard d’un homme dès ses premières années. Ou alors seulement cette peine primordiale qui pourra l’y destiner plus vite que les autres. Simon Liberati rend avec ce talent qu’on lui connait, en journaliste qui sait raconter des histoires, ce sentiment d’étrangeté du monde qui annonce le suicide. Ou bien le meurtre ? Brian Jones évolue en fonction de l’humeur du personnage principal, et l’ancien rocker, devenu sa créature, est une ombre portée par la lumière projetée de la subjectivité de l'auteur. Viré du groupe en juin 1969, l’esthète sombre meurt le mois suivant noyé dans sa piscine, et ce vieil écrivain a peur de mourir.
« J’avais la tête tellement pleine de toutes les photos de Brian Jones, j’étais si possédé par sa présence, par sa faiblesse, par sa rage que je pouvais bien avoir suscité un ectoplasme. » « Mimi » retrouve l’écriture : « J’avais oublié ce que ça faisait d’écrire. Parce que quand on n’écrit pas du tout, enfin, j’entends, pas de la littérature, on s’anesthésie. La sensibilité émoussée laisse une certaine tranquillité s’installer, ce n’est pas la paix mais une torpeur comparable à l’effet des calmants. La terreur est plus enfouie, la torture de la vie presque insupportable. Les soucis ne sont qu’un dérivatif, une manière de ne pas penser. Écrire réveille la vraie conscience ou du moins la titille. »
À LIRE: Anthologie de ses apparitions (et de ses méditations)
Un nouveau roman aussi brillant qu’instructif de Simon Liberati. Il ressasse toujours les mêmes thèmes, mais il a quelque chose à dire. Il surmonte la vraisemblance, « une des plus grandes faiblesses à mon sens du roman moderne », pour toucher au juste. Les phrases sont belles, les déplorations pleines de sentiments. Il révèle la clé de sa manière : « Élaborer une reconstitution minutieuse et la pimenter d’une fantaisie incongrue, un caprice d’ivrogne, lui donnait plus de vérité ».
Tous ces personnages réels, parfois morts, parfois toujours sur scène, revivent une autre époque du baroque, les yeux révulsés par le LSD d’un Timothy Leary, avec « la désinvolture des grands camés ». En prime, l’écrivain commente des passages du plus grand roman du monde, Sous le Volcan, de Malcolm Lowry. Un indice, s’il le fallait, que Simon Liberati est l’un de nos importants écrivains actuels.
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