Serge Quadruppani, 71 ans, a de nombreuses casquettes : éditeur, traducteur, auteur de polars et fervent révolutionnaire internationaliste. En avril 2023, les merveilleuses éditions Divergences publie Une histoire personnelle de l’ultra gauche, un ouvrage à mi-chemin entre l’autobiographie et l’essai politique. De mai 68 à nos jours, il retrace les conflits sociaux qui ont ébranlé le monde et les milieux militants. Malgré le potentiel de ses confessions d’un enfant du siècle, celles-ci sont brouillonnes et se perdent en tergiversations, sans que l’on comprenne réellement quelles en sont les buts.
Faire son autobiographie – ou ce qui s’en approche – est une tâche délicate qui n'est pas exempte de contradictions quand on est révolutionnaire. Se raconter : un exercice a priori individualiste pour celles et ceux qui dédient leur vie à la lutte des classes. Si les révolutionnaires écrivent beaucoup : articles, flyers, comptes-rendus de réunion, essais... ils sont nombreux à ressentir un certain malaise quand est venu le moment de faire le point.
Nombreux – et pas des moindres – nous ont laissé leurs autobiographies : Trotsky, Victor Serge, Jann-Marc Rouillan, Mika Etchebéhère... Ces écrits ont souvent émergé dans la douleur de l’exil ou de la prison, et ont éclairé de nombreuses générations sur la manière dont les conditions matérielles d’une société donnée changent un individu.
En 1929, Trotsky, en exil à Prinkipo (Turquie), éclaire parfaitement cette tension dans l’avant-propos de Ma Vie (trad. Maurice Parijanine, Gallimard) : « Je ne puis nier que ma vie n’a pas été des plus ordinaires. Mais il faut en chercher les causes plutôt dans les circonstances de l’époque qu’en moi-même. [...] Je me suis accoutumé à prendre la perspective de l’histoire d’un autre point de vue que celui de mon sort personnel. Connaître les causes rationnelles de ce qui s’accomplit et y trouver sa place, telle est la première obligation d’un révolutionnaire. Et telle est aussi la plus haute satisfaction personnelle à laquelle puisse aspirer celui qui ne confond pas sa tâche avec les intérêts du jour présent. ».
Au-delà des divergences stratégiques, tactiques et théoriques, les mémoires d’un révolutionnaire sont toujours un apport profond pour l’histoire de la lutte des classes. Elles tracent sous un angle personnel, une trajectoire collective et en donnent des clés de compréhension. Serge Quadruppani a vécu la dernière grosse grève générale en France en 68 : même s’il n’était encore qu’un lycéen Varois, il était au cœur de tous les bouleversements des dernières années. Sa mémoire est précieuse.
Le bornage temporel est flou et surtout, mal réparti. S’il évoque parfois son enfance, le texte débute rapidement avec l’épisode de mai 68 : « Du jour au lendemain, les rapports hiérarchiques ont explosé, et, du prof de Nanterre au cantonnier de La Crau (Var), de l’ouvrier CGT aux lycéennes twisteuses, chacun s’est mis à communiquer aux autres, sans forcément le vouloir, sans forcément l’exprimer avec des mots, la conscience qu’il était possible de vivre autrement ». (p.36) L’auteur s’attarde sur l’effervescence de ce moment historique, durant lequel chacun repensait collectivement ses conditions matérielles d’existence et où tout semblait possible.
Pendant ce mai rouge, il suit les affrontements et les barricades à travers les images en noir et blanc de la télé. L’année suivante, il monte à Paris aux côtés de René Lefeuvre qui édite les Cahiers Spartacus. Et enfin, en terminale, il rencontre les Comités d’action lycéens et lance une grève lycéenne avant de se faire exclure de son établissement à trois mois du bac, qu’il obtiendra en candidat libre. Mais de ses premiers pas dans le mouvement lycéen, nous n’en saurons rien.
Toute la tranche des années 80-90 est presque uniquement abordée sous le prisme des revues pour lesquelles il a contribué, et des polémiques qui l’ont éclaboussé alors qu'il se faisait connaître comme auteur de polars. Seules les ultimes pages traitent de l’époque contemporaine. Celles-ci sont pourtant les plus intéressantes. Ces dernières années ont été extrêmement riches en enseignements politiques : parallèlement à la montée de l’extrême-droite, de nombreux mouvements sociaux à l’image de Black Lives Matter ou MeToo ont éclaté dans le monde entier.
En France, la récente mobilisation contre la réforme des retraites a rassemblé le nombre de manifestants le plus important depuis des dizaines d’années. Nuit Debout, les Gilets Jaunes et les grèves pour l’augmentation des salaires qui explosent dans presque tous les secteurs ont considérablement fragilisé les gouvernements.
Pourquoi donner si peu d’espace à ce qui traverse notre réalité ? Qui mieux que Quadruppani pourrait analyser toute sa singularité, son caractère en rupture et en continuité avec l’histoire de la lutte des classes ? Ici, mai 68 est un fantôme qui fait de l’ombre au présent.
Le dialogue entre l’ancienne et la nouvelle génération a un goût de rendez-vous manqué, à l’instar de sa Lettre à un jeune révolutionnaire en préface. Quadruppani reprend les termes de Kundera et déclare à l’adolescent « La vraie vie est ailleurs » en l’enjoignant à ne pas s’arrêter à ce seul constat. Il lui conseille de ne pas se fermer à certaines luttes par arrogance et de toujours se frotter au « réel impur ». Mais ces conseils semblent bien creux s’ ils n’embrassent pas la période politique durant laquelle son interlocuteur ou son interlocutrice se construit.
L’auteur de cette Histoire personnelle oscille entre plusieurs intentions qui se croisent et se recoupent sans jamais se clarifier. Si la bataille politique est la colonne vertébrale de toute existence révolutionnaire, il faudrait - encore une fois -, qu’elle soit ancrée matériellement dans une réalité et qu’elle soit développée sur plusieurs chapitres avec une ligne directrice claire. Mais ici, elle est saturée par des digressions d’ordre biographiques ou anecdotiques.
Le terme d’« ultra-gauche » englobe plusieurs courants marxistes, généralement opposés au léninisme, idéologie qui se réclame de Lénine, l’un des leaders de la révolution d’Octobre. Les militants d’ultra-gauche s’opposent, entre autres, à l’outil du parti en préconisant une forme d’auto-organisation basée sur les conseils ouvriers et irriguée par la spontanéité des masses.
Serge Quadruppani développe ces divergences stratégiques dans son chapitre intitulé « L’anti-Lénine » (p.51-65), mais non sans de nombreux contresens à propos du penseur qu’il attaque. Car selon Quadruppani, « cette conception de la théorie révolutionnaire » est le « résultat des cogitations d’intellectuels bourgeois » (p.53) qui diffusent « une fausse prémisse : ce sont des intellectuels bourgeois qui doivent importer dans le prolétariat la conscience de son rôle historique, née en dehors de lui. » (p.53).
Que l’on puisse mettre en lumière la composition petite-bourgeoise du parti bolchevik pendant la révolution d’Octobre est une chose. Déformer la définition de parti d’avant-garde en tant que fraction la plus consciente et politisée de la classe ouvrière, en est une autre.
Comme Serge Quadruppani semble avoir lu Que Faire ?, il ne peut pas avoir oublié que son auteur précise : « D’autre part, l’histoire a montré qu’en Russie la pensée socialiste est beaucoup plus coupée des représentants d’avant-garde des classes laborieuses que dans les autres pays, et que cette séparation condamne le mouvement révolutionnaire russe à l’impuissance. »
Et d’ajouter : « D’où la mission réservée à la social-démocratie russe : inculquer les idées socialistes et la conscience politique à la masse du prolétariat et organiser un parti révolutionnaire indissolublement lié au mouvement ouvrier spontané. [...] Aider au développement et à l’organisation politiques de la classe ouvrière, voilà notre premier objectif, notre objectif fondamental ». (p.27-28). Ainsi, le parti est présenté comme un outil au service de la classe ouvrière et non comme une instance moraliste et détachée de la base, qui servirait ses propres intérêts.
Le format de l’ouvrage de Quadruppani ne permet, de toute façon, pas d’avancer un débat politique réellement nuancé. Et ce, malgré toutes les sources qu'il cite et son incontestable accumulation théorique.
En oscillant entre le récit de soi et la bataille politique, des incohérences, des manques de clarification et des parallèles trop rapides surgissent dans le texte. L’auteur affirme également que le slogan de mai-68 « Nous sommes tous des Juifs allemands » est : « Le moment de l’histoire où fut vécu concrètement un internationalisme évoquant les meilleures heures la Révolution française et de la Commune de Paris » et « résonne aujourd’hui dans le cri “Nous sommes tous des sans-papiers".» (p.41) Mais on peine à comprendre la comparaison entre la Révolution française et la lutte des sans-papiers…
Serge Quadruppani l’explique, à partir d’une certaine période, il cesse de se revendiquer de l’ultra-gauche : « C’est ce jour-là que j’ai compris que non, décidément, je n’étais plus ultragauche ». (p.181) Pour finalement annoncer : « Eu égard aux influences qui m’ont formé, je l’avoue : je suis un ultragauche anarcho-autonome » (p.183).
Même si l’on visualise difficilement quelle stratégie cette définition englobe, elle nous prouve que le militant s’est imprégné de nombre de tendances politiques. Et si la versatilité tactique et stratégique est mauvaise boussole, elle est par contre, très instructive.
Quadruppani dresse des bilans critiques intéressants des organisations qu’il a fréquentées, en fustigeant la frilosité de ses camarades qui se sont éloignés de certaines luttes par arrogance et par excès de postures. « Parmi les encagés, il ne m’est pas agréable d’apercevoir tant de pro-situs, d’ultragauches, anars et apparentés. C’est ma tribu d’origine. J’y distingue beaucoup de victimes - j’en fus - d’un mythe funeste selon lequel la mort de l’art et le triomphe du Spectacle condamnerait toute activité créatrice à n’être plus qu’auto-contemplation de la marchandise. » (p.169-170) Une critique qui résonne encore dans notre présent, sachant qu’une frange de militants autonomes se revendique toujours du situationnisme, incarné par Guy Debord, auteur de La société du spectacle (Gallimard).
La critique que Quadruppani formule à propos de la vision de l’art qu’ont les situationnistes est sûrement le passage le plus intéressant, en tant qu’il se base sur sa propre expérience d’écrivain. Rappelons que le Varois est aussi auteur de polar. Il a également traduit Stephen King, Andrea Camilleri ou encore Giancarlo De Cataldo...
Comment signer en tant qu’artiste quand l’on est aussi révolutionnaire ? Cette question passionnante est soulevée tout au long de son ouvrage et il l'aborde parfois : « L’activité créatrice a ceci en commun avec l’activité révolutionnaire qu’elle n’a de compte à rendre qu’à elle-même. [...] S’il y a bien, dans le présent, un monde qui peut nourrir l’utopie d’une meilleure société à venir, c’est celui de la création. Que celle-ci soit sans cesse rabaissée et désamorcée par sa transformation en marchandise, comment le nier ? Mais comment refuser de voir que dans tel polar de Crumley, tel pochoir de Miss.Tic, tel air de Nusrat Fateh Ali Khan, tel tableau d’Asger Jorn, les forces de l’imaginaire excèdent sans arrêt leur récupération commerciale ? » (p.169-170).
En récusant la condamnation de l’activité créatrice par les situationnistes et en défendant l’art, Quadruppani prouve que là où il est meilleur, c’est dans ce qu’il connaît : le monde de la création littéraire. Et pourtant, il peine à l’assumer. Il n’évoque que vaguement sa solide expérience de traducteur, d’éditeur et d’auteur, sauf pour tenter de se défendre contre les accusations de négationnisme proférées contre lui.
À défaut de déployer une réflexion sur ce que signifie être un écrivain révolutionnaire au XXIe siècle - sujet qu’il connaît éminemment bien -, il s’évertue à dresser des cartographies politiques et militantes qui ont des airs de justifications.
Histoire personnelle de l’ultra-gauche revient plus sur des querelles de salon entre intellectuels que sur les expériences de terrain de Serge Quadruppani. Ce dernier s’attarde énormément - et souvent trop - sur la construction et la dissolution des revues auxquelles il a contribué (La Banquise, Briser la glace, Mordicus).
En effet, la contradiction principale de cet ouvrage réside dans le fait qu’il défend une stratégie née dans l’expérience des conseils ouvriers, sans qu’en retraçant son parcours militant, il n’en fasse jamais mention. En réalité, Une histoire personnelle de l’ultra-gauche est loin, très loin des ouvriers et près, très près des intellectuels.
Et certainement pour masquer cette contradiction, son auteur veut trop en faire : se citer lui-même et invoquer tout le monde, polémiquer, raconter, dénoncer, réhabiliter… On finit par se perdre. Un peu plus de modestie de la part de l’auteur aurait facilité la lecture d’un livre protéiforme qui s’égare en digressions et perd de son identité propre.
Paru le 21/04/2023
214 pages
Editions Divergences
16,00 €
Paru le 14/09/2017
704 pages
Editions Gallimard
10,90 €
Paru le 01/06/2019
303 pages
Editions Science Marxiste
10,00 €
Paru le 15/10/2018
220 pages
Editions Gallimard
7,50 €
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