L’auteur du prodigieux Dictionnaire Khazar, Milorad Pavić, est l'une des importantes plumes « ésotériques » du XXe siècle, avec des figures comme Raymond Abellio ou Antonin Artaud. L’ambition est en tout cas la même pour chacun : trouver cette parole impossible. Le tarot et sa bouche en forme de visage serait un pont vers cet au-delà de la pensée : dans Dernier amour à Constantinople (trad. Jean Descat), les 22 arcanes majeurs guident le Serbe dans ce récit éclaté, jusqu’à l’éternité retrouvée.
Le 04/07/2023 à 12:07 par Hocine Bouhadjera
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04/07/2023 à 12:07
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« Le Tarot a la valeur que nous lui donnons. Si nous sommes médiocres, nous le chargerons de significations superficielles. [...] Pour bien “charger” les Arcanes, il faut apprendre à les voir dans leur globalité en même temps que dans leurs plus infimes détails. Chaque symbole n’a pas une explication arrêtée... Il ne s’agit pas de trouver sa “définition secrète”, il s’agit de lui donner la définition la plus sublime possible. » La voie du Tarot, d’Alejandro Jodorowsky.
Le capitaine Haralampije Opujic est une légende vivante : le Serbe de Trieste à la longue crinière, engagé aux côtés de la France après l’avoir été du côté autrichien, est aimé des femmes : « Sa mère plus que son mari, sa femme plus que ses fils, ses filles plus que leurs frères ou aucun homme. » Il est aussi la cible des ambitieux. Un théâtre ambulant qu’il finance raconte ses trois morts.
L’officier a un fils également enrôlé dans le métier des armes : Sofronije, son envers. Le lieutenant est un solitaire atteint d’un « désir étrange » et, depuis, son ouïe s’est ouverte aux choses secrètes. Il entend sous le ciel mieux que ses prochains n’entendent sur la terre. Sa quête est relatée par l’entremise des 22 arcanes du tarot orthodoxe, qui reprend les figures du tarot de Marseille.
- Quel est le vrai chemin, mon père ? demanda-t-il enfin. Comment le distinguer des autres ? - Si tu vas du côté où ta peur grandit, tu es sur la bonne voie. Et que Dieu te vienne en aide.
Le spécialiste de la littérature baroque Milorad Pavić met en scène des personnages hauts en couleur et surhumains, sur le champ de bataille de l’ancienne Europe guerrière, comme si l'on se mouvait dans un flamboyant shonen. Face à Haralampije Opujic, Pahomije Tenecki.
Le musicien virtuose devint capitaine de l’armée autrichienne après qu’un de ses amis, tout à fait par hasard, lança une phrase qui changea le cours de son existence : « Ceux qui ont tué le plus de gens vivent le plus longtemps. » Celui qui ne connaît que deux types de souvenirs, brûlants ou glacés, délaisse la clarinette pour le fusil.
Pahomije et Haralampije se font face dans un combat quasi mythologique, chacun dans sa tour… Il y a aussi Papila Avksentije, né dans un fauteuil, qui connaît la date de la mort de chacun, et qui s’opposera également au majestueux père de Sofronije.
Pana Tenecki, le furieux fils de Pahomije qui se rase les cheveux et les sourcils avec ses camarades pour effrayer sur le champ de bataille, sa sœur Jerisena qui se liera à Sofronije et « pense avec ses seins », et une série de personnages, tous plus biscornus les uns que les autres, jusqu’au diable lui-même qui s’est engagé dans le régiment du capitaine Haralampije Opujic… « Les hommes voient le diable et le diable voit dieu. » « Ils savaient que chaque meurtre était prémédité depuis 1000 ans. »
On visite Trieste, « ville impossible de l’Adriatique où la convention fixe la fin des Alpes » (Sylvain Tesson, Blanc), la serbe Zemun, Vienne… jusqu’à Constantinople, « l’immense cité érigée sur trois mers et par-delà quatre vents sur deux continents et sous la vitre verte du Bosphore », théâtre d’une disparition…
Un récit fabuleux, dans toutes les acceptions du terme, riche de plusieurs niveaux de lecture comme l’est La Divine Comédie de Dante, d’une inventivité allégorique rare. Milorad Pavić est ici en quête de cet innommable, à la chasse à cette quatrième dimension, comme de retrouver le silence entre deux langues, à la manière de Walter Benjamin qui disait qu’un texte traduit et le texte original sont à équidistance d’un troisième, écrit dans la langue des anges, inaccessible.
Dernier amour à Constantinople joue avec les Symbolon, objet partagé en deux qui permet la reconnaissance. Une partie de la terre est possédée, et l’autre, non possédable, trouve son explication dans les cieux. La moitié d’une vie est pour l’Homme, la moitié pour dieu, peut-on lire à plusieurs reprises dans ce texte, ou encore : « L’âme n’a pas les mêmes parents que nos jambes. »
Dans une grande créativité formelle, faite de jeux linguistiques et de narration non linéaire, les récits enchevêtrés retombent toujours sur ces mêmes jambes. Milorad Pavić fait œuvre de poète en tant que fabricant d’images : quand il réussit, c’est dans la mesure où il imite le langage enfantin, soit non seulement le langage, mais le mode de pensée caractéristique de l’enfance. Avec des mots, qui ne sont ni les choses ni les images, langage de l’inconscient, dépasser les paires de contraires.
L’univers du Serbe est celui des paroles obliques, sibyllines, comme l’étaient celles d’Apollon à Delphes, retranscrites par la Pythie. Des paroles ambivalentes, et il s’agit d’interpréter et de ne pas se tromper comme le riche Crésus de Lydie qui chuta d’avoir mal déchiffré les oracles.
Le lecteur, comme le cartomancien, est invité ici à interagir activement, afin de tracer un chemin à travers l’histoire : « Le rêve est notre patrie d’avant la tour de Babel. » À l’instar des surréalistes ou Don Quichotte, Milorad Pavić affirme que c’est le fantasme qui organise la réalité comme monde.
Afin de mener à bien son ambition, Milorad Pavić s’appuie donc sur le tarot, « instrument essentiellement projectif ». Dans la légende, on rattache le jeu de cartes aux hiérophantes des mystères d’Éleusis, qui sont d’ailleurs restés mystérieux jusqu’à aujourd’hui. Selon d’autres, l’art du tarot remonterait au culte d’Hermès, serait la langue secrète de Chaldée, d’Égypte, de l’ancienne Grèce, ou proviendrait d’Israël par les Tsiganes… On sait qu’il n’en est rien, et qu’une dimension ésotérique naquit au XVIIIe siècle seulement.
Alejandro Jodorowsky, conscient de cette réalité historique, dans sa Voie du tarot, défend : « Aux symboles arrêtés, si l’on obéit au Tarot, s’opposent les “symboles fluides”. Les rêves sont constitués d’images ambiguës. Les objets de l’inconscient ont des aspects infinis. »
Et d’ajouter avec lucidité : « Pour les esprits qui fonctionnent exclusivement avec une logique aristotélicienne, cela est bien sûr inacceptable. » Le roman de Milorad Pavić respecte la suite des arcanes, du numéro 0, le Mat, au XXI, le Monde.
Le Mat, c’est l’énergie originelle sans limites : « Laisse-toi posséder par un esprit plus puissant que le tien, une énergie impersonnelle. Il ne s’agit pas de perdre conscience, mais de laisser parler la folie originelle, sacrée, qui est déjà en toi. Libère l’instinct : l’animal sauvage ne se trompe jamais de nourriture. » De l’autre côté, le Monde retrouve la même énergie, mais maîtrisée : « La réalisation suprême, la plénitude, la totalité… » Entre les deux, tout un cheminement de montée et de redescente, jusqu’à l’accomplissement.
Celui de Sofronije possède des résonances avec le concept jungien du Puer aeternus. Pour engendrer cet enfant divin, il faut passer par le déchirement, l’écartement de la souffrance. Une première dimension, celle du Monde, serait illusoire. La sphère de ce qui passe. La seconde, cosmique, est de l’ordre de la quête initiatique : par la maîtrise de son psychisme, de ses instincts, naîtraient des sens nouveaux.
On retrouve ici une idée du Père de l’Église, Origène : quand les sens extérieurs s’amenuisent, quand l’homme n’est plus curieux par son regard, son oreille, alors les sens intérieurs se manifestent. L’oreille interne perçoit la beauté, elle devient œil. Tout devient oreille. La période qui précède est celle de la douleur.
Ce roman raconte aussi le drame d’être le fils d’un géant, que seule une fille de vaincu pourra comprendre. Le Roi, comme dans l’alchimie, renaît sous les traits du Prince aux yeux verts. Ce trépas en trois moments renvoie à l’argumentation prêtée à l’empereur Julien l’Apostat, qui dans sa Passio Artemii, oppose la « double naissance du Christ », à Hermès « venu trois fois au monde », où, à la troisième il « s’est reconnu ». C’est pour cette raison qu’il s’est fait appelée « Trismégiste (Trois fois grand) », et qu’il est l’exemple du premier « sauvé par la gnose (connaissance) ».
L’univers du récit est peuplé de bateleurs, voyants, histrions, sorcières… Les couleurs comptent, comme les éléments, et la sensualité tient une place centrale. C’est enfin une allégorie de la douloureuse Serbie aux frontières incompréhensibles et aux tribulations séculaires. À la fin du XVIIIe siècle, quand débute l’ouvrage, la Serbie était toujours sous le joug de l’Empire ottoman, une situation imposée depuis le XIVe siècle.
Cette période a été marquée par une série de révoltes serbes contre l’occupation ottomane. Des soulèvements sans lendemain, principalement en raison du manque de soutien international et de la puissance militaire en face. Au début du XIXe siècle, les nationalistes serbes maintiennent la pression, aboutissant à une fragile indépendance de facto.
C’est en 1830 que le sultan Mahmud II reconnaît formellement le droit de la Serbie à une autonomie interne, inaugurant la Serbie en tant qu’État moderne. Lorsque paraît Dernier Amour à Constantinople, en 1994, réédité par les éditions Noir sur Blanc, la guerre de Yougoslavie fait rage depuis 3 ans, avec le terrible Siège de Sarajevo. « On ne sait jamais si c’est le vainqueur qui a tué le vaincu ou si c’est l’inverse. » « Défaite et victoire sont filles de la même mère. »
Il y a les gens qui tuent et ceux qui haïssent. Nous, soldats, ne sommes bons qu’à tuer, vulgaire racaille auprès des brillants potentats qui savent haïr. [...] Si je le possédais (le don de haine) [...] je resterais bien tranquille dans ma barque, j’attraperais des poissons savants et je haïrais quelqu’un avec autant de force que là-bas, à Paris, il en perdrait ses oreilles.
Disparu en 2009, le « Borges slave pour ses oeuvres empreintes du labyrinthe », Milorad Pavić acquiert une renommée mondiale avec son Dictionnaire Khazar (traduit par Maria Bejanovska), qui comme son nom ne l’indique pas, est un roman : 100.000 entrées qui se répondent et font une histoire à reconstituer.
Une histoire dans une histoire dans une histoire, avec l’idée que c’est dans la digression que se niche le spirituel. Une approche inspirée de chef-d'œuvres comme Le Manuscrit trouvé à Saragosse du polonais francophone Jan Potocki.
En 2021, les éditions du Nouvel Attila publiaient La boîte à écriture (traduit par Maria Bejanovska), où dans chaque tiroir se trouve un chapitre, et Monts Métallifères, la même année, Exemplaire unique (traduit par Maria Bejanovska), un roman aux cent fins…
À LIRE:Qui est le Mat, la Papesse, l’Ermite ?
Un texte à découvrir, car beaucoup y trouveront leur compte : des personnages flamboyants, de la sensualité, des interprétations sans fin, une langue rare, et surtout de quoi rêver. Et en prime, les 22 Arcanes majeurs du tarot orthodoxe sont à détacher des dernières pages.
Paru le 01/06/2023
160 pages
Les Editions Noir Sur Blanc
20,50 €
Paru le 29/10/2015
285 pages
Le Nouvel Attila
24,00 €
Paru le 14/10/2021
360 pages
Editions Monts Métallifères
27,00 €
Paru le 08/01/2021
175 pages
Le Nouvel Attila
24,00 €
1 Commentaire
Maria Bejanovska
01/08/2023 à 18:20
Merci pour ce magnifique article. Il ne reste que quelques textes de Pavić inédits en français dont son dernier "L'autre corps" qui est en quelque sorte son testament. Quant au "Dictionnaire khazar", le texte sera lu en décembre prochain à la Comédie française.