« L'éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a mis bien des philosophes dans l'embarras : penser qu'un jour tout se répète comme nous l'avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment ! Que veut dire ce mythe loufoque ? » s'enquiert Kundera dans son Insoutenable légèreté de l'être. Questions à choix multiples, il semblerait que l’écrivaine à succès Sally Rooney tente d'y répondre dans son dernier roman en date Où es-tu monde admirable, réédité en poche chez Points en août dernier. Retour sur une œuvre qui divise la critique. Par Paul Tekkal.
Chacune de ses publications est un évènement en soi. Outre-Manche, on ne la présente plus. Elle est la « Jane Austen 2.0 », « la Salinger de la génération Snapchat », « l'Irlandaise prodige » aux millions d'exemplaires vendus à travers le monde. Lauréate du British Book Award en 2018 pour Normal People, adapté en série par la BBC tout comme son prédécesseur Conversation entre amis, Sally Rooney, longtemps attendue pour son troisième opus, divise la critique avec la sortie d'Où es-tu monde admirable. Qualifié par certains d'un ennuyeux déjà-vu, par d'autres d'un remarquable récit réflexif sur les enjeux de notre époque, il est, de fait, un excellent entre-deux ; une porte d'entrée vers son univers romanesque. Dès lors, reprenons.
Fidèle à son style, Sally Rooney nous dépeint en une trentaine de chapitres les relations conflictuelles et amoureuses de quatre célibataires trentenaires en proie à une crise existentielle. Alice et Felix vivent dans une petite ville côtière située à quelques heures de Dublin. La première est une autrice à succès, le second l’ouvrier d'une multinationale. Quant à Eileen et Simon, ils habitent tous deux à la capitale. L'une travaille dans un magazine littéraire, l'autre dans un parti politique d'extrême gauche. Tous communiquent par messages, et en particulier Eileen et Alice qui, au fil de leurs emails, philosophent sur l'amour, la société, l'existence. Et, bien évidemment, sur la notion de l'éternel retour.
Cet éternel retour est avant tout d'ordre sociétal ; thème développé dans chacun de ses romans. « Les grandes villes de la Méditerranée orientale ont été détruites ou abandonnées. L'alphabétisation s'est éteinte, tout un système d'écriture a été perdu. On ne sait pas trop pourquoi. Wikipédia propose une théorie de « l'effondrement généralisé du système » [...] Une autre théorie s'appelle plus simplement le « changement climatique ». Ce qui jette une lueur sinistre sur notre civilisation actuelle, tu ne trouves pas ? » Sous une prose placide, le débat entre Eileen et Alice est corrosif. Les idées fusent, les idées agacent. Rejet de la société de consommation, refus d'une descendance, engagement politique ou retrait du monde. Rien ne prend vraiment. Aucune d'entre elles ne parvient à nous convaincre parfaitement. L’effondrement de l'Occident semble alors aussi inévitable que celui de la civilisation préchristique. Et elles le sentent. Ainsi, le roman bascule peu à peu dans des relations plus intimes.
Seulement, ce concept nietzschéen est aussi présent dans les rapports humains. Alice, l'écrivaine dépressive, et quasi-anagramme de Sally, s'installe dans le presbytère d'une petite ville côtière par rejet de sa notoriété. Symbolique, certes. Néanmoins, elle ne tarde pas à renouer rapidement avec son ancienne vie en accordant divers entretiens dans plusieurs capitales européennes (Rome, Paris, Dublin). Au grand étonnement de son ami Eileen : « Je suis surprise que tu te déplaces à nouveau pour ton travail. Lors de notre discussion de février, j'ai eu l'impression que tu quittais Dublin parce que tu ne voulais plus voir personne, que tu avais besoin de temps pour te reposer et reprendre des forces. »
Or, si la première est victime de l'éternel retour professionnel, la seconde en est la victime sentimentale. Sûrement plus complexe et d'origine freudienne, Eileen s'inscrit elle aussi dans un parfait exemple de circularité avec le personnage de Simon. Premier amour de cette dernière, leur relation est un incompréhensible rejet-attrait propre aux romans de l'autrice irlandaise. Il est le symbole d’un bonheur perdu qu’elle rêve timidement de récupérer. Ainsi, face à l'incapacité de l'homme à éviter un énième effondrement civilisationnel, son recours se situe dans l'intime. Il s'y croit protégé, et donne un sens à son existence : « Alors, malgré tout, malgré l'état du monde tel qu'il est, l'humanité au bord de l'extinction, me voilà encore en train d'écrire un mail sur le sexe et l'amitié. Mais qu'y a-t-il d'autre à vivre ? » nous demande Alice.
Contrairement à ses premiers romans, l'empathie ne semble pas être ici le propos de Sally Rooney, mais plutôt l'apathie d'une jeunesse arrivée à bout de souffle, désenchantée, et au bord de la rupture où chacun se définit par ses choix professionnels (autrice, ouvrier, rédactrice, politicien) afin d'y justifier son action, ou inaction, dans une civilisation en déclin. « Je suis écrivain. Et si tu me racontais ce que tu fais, toi ? / Oh, rien d'aussi original. Je me demande bien ce que tu écris mais je ne te poserai pas la question. Je bosse dans un entrepôt en dehors de la ville. »
Seulement, ce décalage entre relations interpersonnelles étudiées dans Conversations entre amis et Normal people, et relations intersociales analysées dans Où es-tu monde admirable, crée un sentiment de froideur dont le lecteur ne parvient pas à s'en défaire. De fait, il n'est plus question ici de s'identifier à qui que ce soit, mais de comprendre les enjeux de nos choix. Or, il existe dans l'histoire de la philosophie occidentale un penseur qui place l'homme au cœur même de la société, et en fait un rouage nécessaire à son bon fonctionnement. Telle est la pensée de Socrate dans Le Banquet de Platon.
Ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes ; et leur façon d’être amoureux, c’est de chercher, en engendrant des enfants, à s’assurer, s’imaginent-ils, l’immortalité, le souvenir et le bonheur, « pour la totalité du temps à venir ». Il y a encore ceux qui sont féconds selon l’âme ; oui, précisa-t-elle, il en est qui sont plus féconds dans leur âme que dans leur corps, cherchant à s’assurer ce dont la gestation et l’accouchement revient à l’âme. Et cela, qu’est-ce donc ?
La pensée et toute autre forme d’excellence. Dans cette classe, il faut ranger tous les poètes qui sont des procréateurs et tous les artisans que l’on qualifie d’inventeurs. Mais, poursuivit-elle, la partie la plus haute et la plus belle de la pensée, c’est celle qui concerne l’ordonnance des cités et des domaines ; on lui donne le nom de modération et de justice.
De fait, trois de nos quatre personnages sont les représentants de cette pensée platonicienne. Eileen est l'amoureuse, Alice l'artiste et Simon le politicien. Seulement, ils ne parviennent pas à communiquer correctement entre eux. Chacun s’agace, se reproche, s’énerve des manquements de l’autre ; jusqu’à l’ancrage définitif de Félix dans la narration. Il est le symbole du prolétariat, au corps abîmé et à l'humeur changeante qui les met face à leur propre comportement ; en témoigne la scène du petit- déjeuner entre lui et Eileen au chapitre 27.
Il joue le rôle de l'Éros vagabond ; à savoir le dieu de l’amour décrit par Platon. « Il est toujours pauvre, et s'en faut de beaucoup qu'il soit délicat et beau, comme le croit la plupart des gens. Au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n'a pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes et sur le bord des chemins. » Ainsi, le roman s'ouvre sur la rencontre entre Felix et Alice, et se conclut sur ces quelques mots : « Tout mon amour. » Preuve que dans un monde en perdition, l'amour, lui, est un éternel retour.
Paru le 18/08/2023
369 pages
Points
8,50 €
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