Un homme issu d’un milieu ouvrier du Nord de la France, un ch’ti descendant de l’exil messaliste, « après un doctorat — cette mention devient de plus en plus absurde à mesure que le temps passe — et bientôt 40 ans, n’a jamais eu le loisir de signer le moindre CDI », décide de témoigner, entre le 8 janvier et le 10 juillet 2022, d’une partie de sa vie qui charrie avec elle un passé lourd et tragique, à l’image d’une France régulièrement interpellée par ses contradictions et conflits de classes, par ses aveuglements sur son passé colonial qui ne cesse de refaire surface. Par Faris Lounis.
« Au bout de quelques mois de cette tension féconde, au retour des vacances de Noël, je ressentis le besoin de témoigner afin de partager mon expérience de prof (précaire) de banlieue, de (grand) remplaçant immergé parmi les classes laborieuses de ce pays, à l’école de la seconde France. »
Avec pour toile de fond les récentes révoltes urbaines qui ont suivi la mort scandaleuse de Nahel à Nanterre cet été, une offensive réactionnaire dirigée contre le prétendu danger du « séparatisme islamique » des abayas et de ses alliés de « la révolution islamo-gauchiste wokisée » a violemment marqué la rentrée scolaire en France.
Si ces robes d’origine bédouine sont le maître mot de la situation, et non le manque structurel des professeurs dans les écoles publiques et leur sous-financement pour le moins préoccupant par rapport à l’enseignement privé — majoritairement religieux (vive la laïcité !), le dernier livre de l’historien et docteur en sciences politiques Nedjib Sidi Moussa, Le Remplaçant. Journal d’un prof (précaire) de banlieue, tombe à pic pour livrer, loin du manichéisme, des idées reçues et des stéréotypes fossilisés dans les imaginaires sur « la-banlieue » (en tant que bloc homogène, essentialisée comme l’« ennemi intérieur mortel » de la République), le vécu d’un professeur précaire, de surcroît « (grand) remplaçant » dans le secondaire, plongé au milieu du marasme des territoires abandonnés de la République.
Une routine éreintante sous la grisaille parisienne. Le rituel abêtissant de la montée et de la descente des escaliers du collège et le mépris de certains professeurs titulaires dirigé à l’encontre de leurs collègues remplaçants — et contractuels. La grève des transports et la surcharge physique et métaphysique du métro. Des nuits blanches se succèdent à d’autres, grises cette fois-ci. Le rythme de travail est intense, il y a peu de temps de plaisance. Vivre modestement, faire trace et témoigner de sa colère, sans haine ni ressentiment, ainsi peut se lire le Journal de Nedjib Sidi Moussa.
La question sociale est au centre du Journal. L’illusoire et raciste polémique sur les abayas et la question musulmane d’une manière générale, les violences policières et le racisme dans certaines institutions, ne font qu’occulter une crise sociale profonde et structurelle :
« Depuis que j’enseigne dans des collèges classés en REP, écrit Nedjib Sidi Moussa, et que je mesure le démantèlement avancé du service public, dont pâtissent autant les élèves issus des classes laborieuses que les enseignants prolétarisés, je suis devenu beaucoup plus compréhensif à l’égard des parents qui s’inquiètent du devenir de leur progéniture, quitte à contredire leurs principes de gauche ».
Développant un point de vue outsider quant à la narration du quotidien, ce Journal raconte les vies ordinaires d’une partie des classes populaires françaises, majoritairement issues de l’immigration coloniale et post-coloniale. Loin des paniques morales et de l’hystérie religieusement collective sur tout ce qui touche aux thématiques de l’Islam et de l’immigration, Nedjib Sidi Moussa diagnostique ce qui est et dédramatise la situation.
Tout en reconnaissant l’existence de certains problèmes liés à l’intégrisme religieux, les territoires abandonnés de la République souffrent, non de religion ou d’identité, mais des « 7 fléaux » ayant concouru et contribué à leur « inexorable dépolitisation » et à pérennisation de leur « inquiétante passivité », à savoir la « précarité structurelle, discriminations persistantes, nationalisme diasporique, crime organisé, intégrisme religieux, opium sportif et aliénation technologique ». Dédramatiser. Voilà un mot juste.
« Je vous ai vu sur la télé arabe ! » (Radio M). « Monsieur, vous avez des airs algériens ». « Mais vous c’est cramé, vous êtes algérien, ça se voit trop sur votre tête ». Ses élèves le cherchent sur Internet et le trouvent, connaissent ses livres, les achètent parfois pour se les faire dédicacer, sont immensément fiers de sa médiatisation. Le quotidien de Nedjib Sidi Moussa est fait de ces petites et savoureuses anecdotes.
Si d’aucuns disent que ceux qui évoquent leur origine dans l’espace public nient leur appartenance à la France, le « (grand) remplaçant » de banlieue enseigne toujours à ses élèves : « … je comprends que ces questions vous obsèdent ou vous passionnent, mais pour moi, elles n’ont plus beaucoup d’importance ». Et d’ajouter : « Ils veulent surtout parler de leurs histoires », quand ils lui posent des questions sur ses origines réelles ou supposées.
Face à ces jeunes pleins de vie, il se remémore son passé, et comment il s’est construit. Il en fait une leçon d’histoire et de vie aux futurs citoyens de demain qu’il a devant lui : « J’étais pire que vous à votre âge. Le drapeau, l’origine, la nationalité, la religion, tout cela avait une très grande importance quand j’étais à votre place, dans mon collège du Nord de la France. Et puis, en grandissant, je me suis rendu compte que ce n’était pas si essentiel que cela ».
Ne pas condamner des adolescents en construction, voilà un geste critique et constructif. « Binational déchu », « franco et algéro-déprimé », Nedjib Sidi Moussa préfère transmettre le sens d’une « révolution politique » et les vertus du cosmopolitisme. Trois mots pourrissent son quotidien : « patrie, souveraineté, identité ». Il y a bien là une histoire de France à méditer ici et qui, jusqu’à présent, malheureusement, dans les sphères politico-médiatiques de la réaction et dans certaines institutions, est considérée une histoire de la « Non-France ».
Ce rejet s’est violemment exprimé lors des élections présidentielles de 2022. Les thématiques de l’extrême droite ont submergé la France entière, physiquement et métaphysiquement. Le triptyque « Islam, immigration, insécurité » faisait force de loi. Le prisme sécuritaire dominait désormais le discours public et médiatique dirigé exclusivement contre les banlieues et leurs habitants (ceux qu’on appelle « les musulmans »), balayant ainsi avec lui le cadrage historique et socio-économique de leur crise structurelle.
Il ne s’agissait pas de « débattre » sur les conditions de travail et les salaires, la répartition des richesses, la santé ou le climat, mais « d’invasion migratoire », « d’islamisation de la France » et de « Reconquête des territoires ». S’agissant de la gauche, il n’est même pas nécessaire d’en parler : « le fascisme, dit-on dans les médias de la réaction, c’est Mélenchon ».
Dans ce contexte, Nedjib Sidi Moussa écrivait : « À la veille du premier tour des présidentielles, je ne me suis jamais senti autant étranger en France, mon pays de naissance ». Il poursuit : « Si je me sens étranger dans mon pays de naissance, c’est moins en raison de mes origines — du moins celles auxquelles on me renvoie au quotidien, et il ne s’agit pas, on l’aura compris, de mon côté ch’ti — que de la volonté délibérée, chez certains intellectuels et militants, d’effacer d’un trait de plume tout un pan de l’héritage contestataire de cette société qui subsiste à ses marges bon an, mal an ». L’étrangeté, c’est aussi la défaite face à la réaction et l’annihilation de toute perspective sociale d’émancipation intellectuelle et socio-économique.
C’est une histoire de France des marges que ce Journal vient de mettre au centre de la cité, pour la critiquer et dépasser surtout la centralité refoulée de la question coloniale (et ses dérivés : les questions musulmane, migratoire et capitaliste), un peu à la manière de la récente monumentale somme dirigée par Pierre Singaravélou, Colonisations. Notre histoire (Seuil, 2023).
Ce Journal ne propose aucune théorie révolutionnaire ni solution miraculeuse pour résoudre la crise sociale dont il témoigne. Il parle de révolution, mais ne la décrète pas ; il parle de la crise de l’école et du service public, mais ne moralise pas du haut de la chaire inatteignable du donneur de leçons abstraites. Non dogmatique, il se fait diagnosticien et livre la radioscopie d’une époque qui s’aveugle sur ses problèmes réels et empiriquement attestés par la recherche universitaire. Repérer et dire les symptômes pour mieux les voir et admettre leur existence : c’est du moins ce que peut faire « un (grand) remplaçant (précaire) de banlieue ». Le reste n’est qu’espérance et volonté.
Optimiste néanmoins, Nedjib Sidi Moussa termine ses pérégrinations « banlieusardes » sur une leçon de cosmopolitisme. Après une intervention dans un événement culturel et festif à la Flèche d’or « commémorant le soixantième anniversaire de l’indépendance algérienne », il se remémore : « En fait, le doux pays de mon enfance a sans doute plus à voir avec ce que d’aucuns appellent la Françalgérie, ce territoire imaginaire peuplé de gens humbles, généreux, maladroits, géniaux, fous, créatifs, méprisés, sublimes, tiraillés entre deux nationalismes dont il faudra bien se libérer pour donner au mot “indépendance” toute sa force ».
La « guerre [mythique] des mémoires » n’a pas eu lieu, celle des civilisations non plus.
Paru le 08/09/2023
224 pages
L'Echappée
18,00 €
Paru le 12/10/2022
236 pages
Presses Universitaires de France - PUF
19,00 €
Paru le 15/09/2023
944 pages
Seuil
35,00 €
Commenter cet article