Il n’est jamais banal de créer un prix littéraire, surtout quand il porte le nom de l’un des éditeurs les plus géniaux de son époque — et de la suivante. Jacques Sadoul, décédé en janvier 2013, œuvra durant 30 années au sein de J’ai Lu. Il ouvrit le monde du livre à des genres qu’on évoquait en se pinçant le nez : science-fiction, romance, fantasy et bien d’autres. Aujourd’hui, un prix lui rend hommage. Doublement.
Présenté ce 8 décembre, date de sa naissance, le Prix Jacques Sadoul est à l’initiative de l’association Les Avocats du Diable — ayant pour mission, depuis la commune de Vauvert, dans le Gard et plus largement en Occitanie, de favoriser le développement du livre et de la lecture. Elle avait lancé le prix Hemingway, qui fêtera ses 20 ans l’an prochain, toujours autour de la nouvelle (dans l’univers de la tauromachie) et organise une résidence d’auteurs « située à côté de la maison d’édition, Au Diable Vauvert qui ne désemplit pas », assure Eddie Pons, le président.
« Depuis 20 ans, elle accueille des locataires réguliers au milieu des vignes et du mistral, pour populariser les livres, principalement auprès d’un public empêché. » Et parmi les visiteurs réguliers, un certain Nicolas Rey, qui comptera parmi les jurés du nouveau prix.
Imaginer un prix, souligne Marion Mazauric, fondatrice du Diable Vauvert, elles y avaient souvent pensé avec Barbara Sadoul, fille de l’éditeur, auteur et anthologiste. « Autour de la nouvelle, cela faisait immédiatement sens : Jacques créa la revue Univers, qui valorisait ce format », note l’éditrice, qui commença sa carrière avec Sadoul, justement.
« Nous vivions au milieu des nouvelles et des pulps, à la maison. D’ailleurs, je n’aimais pas dormir dans ma chambre, j’avais peur : je préférais me réfugier dans le bureau de mon père, entourée de milliers de textes : c’était plus apaisant », reprend Barbara Sadoul.
Sur l’impulsion de Christophe Siebert, romancier, poète et membre du jury, l’équipe profite de ce que la motivation mollissait pour porter le Prix de la Nouvelle Érotique : le prix Jacques Sadoul verrait bien le jour. « Il était érudit, visionnaire, collectionneur et curieux », se souvient Marion Mazauric. « Il fut le premier à publier des romans sentimentaux comme de la littérature. D’ailleurs, il avait une règle sacrée : dès que l’on définit une collection, il faut y déroger en explorant ses limites, en publiant des ouvrages qui flirtent avec ses limites. »
Et d’ajouter : « J’étais jeune padawan. Il était mon maître Yoda. » Petit, vert, avec des oreilles poilues et une étrange syntaxe ? Entre autres, oui. Mais pas que. « Il était en avance de 40 ans sur l’édition française. Et si la reconnaissance posthume grandit, c’est qu’il était véritablement visionnaire. » Un exemple, qu’il détaillait lui-même dans ses mémoires C’est dans la poche, avec la Librio, fondée en 1994, de classiques à petits prix.
« Un concert de hurlements bien-pensants suivit la première parution de Librio. Nous avions “bradé la culture française”, nous avions inventé “la lecture zapping", nous avions "porté un coup fatal à l’édition". Je dirais plutôt que nous avions donné un coup de pied dans la fourmilière et heurté par mégarde quelques culs d’importance.”
Tous les arguments utilisés en 1953 pour refuser son droit à l’existence au Livre de Poche furent ressortis et, comme à l’époque, l’esprit réactionnaire fut également partagé entre les petits marquis de droite, comme de gauche. Finalement, la connerie n’a pas de couleur politique. »
– Jacques Sadoul, C’est dans la poche
La suite de cette anecdote (pp. 220 et suivantes) est délicieuse — notamment concernant les couvertures « hideuses » et l’absence « d’appareil critique ». Le lectorat avisé et curieux se précipitera pour trouver l’ouvrage… Car, des coups éditoriaux aussi géniaux, Sadoul en recense bon nombre. De même qu’il aida un Gotlieb fatigué de porter Fluide glacial à bouts de bras, à intégrer le groupe Flammarion, qui le poursuivit en noir et blanc, sans publicité. Talent, flair et générosité : l’amour d’un métier.
Même l'héroïne de ses romans, Carol Evans, lesbienne sanguinaire et brutale, agent secret travaillant à la CIA, qui démarra sa vie en 1981 avec une première aventure, ferait aujourd'hui encore figure d'OVNI, fin 2023...
Le prix repose sur quelques principes majeurs : d’abord, la rédaction d’une nouvelle de 25.000 signes maximum, espaces compris, puis son envoi avant le 31 mai 2024. Une phase de présélection des 300 premiers textes reçus s’effectuera pour confier aux 11 jurés le soin de parcourir une trentaine de textes.
Le lauréat décrochera 2000 € de dotation, une résidence d’écriture chez les Avocats, à Vauvert, et un original d’Eddie Pons. « Les réceptions ne seront pas anonymisées : on s’attend aussi à ce que des auteurs de renom y participent », indique Marion Mazauric. Tous les détails et informations spécifiques sont à retrouver sur le site, bien évidemment.
Sauf que pour s’inscrire dans les pas de Sadoul, il faut penser Sadoul (à ses risques et périls, par ailleurs) : « Il existe un ouvrage hors commerce, qui fut réalisé pour célébrer son départ à la retraite : c’est un recueil des aphorismes sadouliens, intitulé Je suis tout ouïe d’un œil distrait », reprend Marion Mazauric, avec un grand sourire. « C’étaient les phrases à la con qu’il nous lâchait tous quotidiennement. »
Pour chaque édition du prix, une de ces phrases servira à définir le thème, qui sera doublé, parce qu’on aime les contraintes, d’un genre littéraire — en 2024, ce sera la science-fiction, mais aucune crainte : polar, érotisme, fantasy, ou pourquoi pas, bondage, romance et d’autres auront voix au chapitre.
Les amateurs chercheront en vain le fameux recueil, il est épuisé. Une réédition est envisagée, ou à envisager dans tous les cas. Il se murmure d’ailleurs qu’en guise de bizutage, pour les primo-arrivants et arrivantes chez J’ai Lu, on impose d’apprendre par cœur les citations du livre…
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La remise du prix s’effectuera pour 2024 lors des Utopiales et la publication d’un best-of des nouvelles reçues est prévue pour mai 2025. « Nous ne nous interdisons pas de migrer d’une année sur l’autre, pour nous intégrer dans l’un des événements qui sera le plus raccord avec le genre choisi », souligne Barbara Sadoul.
Le thème de 2024 ? Bien entendu : « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier. » Le tout sur le mode de la science-fiction donc…
« Sadoul, c’est cet éditeur qui exposait sur une table des romans sentimentaux et pour choisir celui dont il achèterait les droits, sortait un pendule… qui finissait par bouger. Il m’avait même emmenée pour expliquer à la fabrication comment on choisit un titre, et j’avais fait un exposé très sérieux… Sauf que nous étions avec Ernest, son chien, qui s’est assis sur un des livres, après ma présentation. Et Jacques a décrété que ce serait celui retenu par le chien qui serait pris… », se souvient l’éditrice.
[*] la rédaction de ActuaLitté offre une photo dédicacée de Marion Mazauric à quiconque trouvera le phénoménal contrepet de cette phrase, lâchée sans y prendre garde, durant la conférence de presse, par l’intéressée : écrire à contact@actualitte.com avec pour objet de mail Jacques Sadoul à Nîmes et nous indiquer, bien évidemment, votre réponse.
Crédits photos : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
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