Le document communiqué par Apple à la Cour suprême des États-Unis révèle d’intéressantes informations sur les échanges avec les éditeurs américains. Or, parmi eux, se trouvaient nécessairement impliqués le groupe Hachette et son PDG, Arnaud Nourry. Ce dernier n’était pas vraiment enthousiaste à l’idée du contrat que soumettait Apple, mais se débarrasser du joug d’Amazon était primordial.
Le 30/10/2015 à 14:15 par Nicolas Gary
Publié le :
30/10/2015 à 14:15
NB : Cet article opère un retour sur des éléments dont certains ont pu être déjà évoqués dans nos colonnes. Le lecteur doit prendre en compte qu'il ne s'agit pas de nouvelles informations portées par Apple, mais de faits permettant de mieux saisir le contexte de l'affaire.
Arnaud Nourry - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Avant l’entrée en scène de l’iPad, Amazon disposait d’une véritable main mise sur le livre numérique. Si la structure poursuivait son développement, « elle serait en mesure d’exiger des prix de gros moins élevés auprès du Big Six [les six premiers groupes éditoriaux américains, Hachette, HarperCollins, Macmillan, Penguin, Random House, et Simon & Schuster, NdR] ou permettre aux auteurs de publier directement sur Amazon et les éloigner définitivement des éditeurs », note le document.
Pour travailler de concert contre la firme, les éditeurs avaient mis en place une stratégie consistant à repousser les sorties numériques. À l’automne 2009, Caroly Reidy, patronne de Simon & Schuster, dévoile à David Young, alors CEO de Hachette Book Group, que l’éditeur retardait la publication du nouveau Stephen King, en accord avec le romancier. Une information que Young a communiquée à son patron, par email, suivi de la mention « il serait prudent pour vous de supprimer deux fois cela de vos fichiers email ». L’information avait en effet quelque chose de strictement confidentiel et délicat, dans les échanges entre concurrents.
Le PDG de Hachette renouvellera ses félicitations à HarperCollins, qui appliquait cette stratégie de "différé", pour la parution numérique de Going Rogue, le livre de Sarah Palin. « Bravo pour le livre de Palin et bienvenu au Club », assure-t-il.
Monter une plateforme concurrente d'Amazon, pour le faire plier
Avec un ennemi commun, les PDG des structures ont alors échangé des messages de soutien – comme celui d’Arnaud Nourry à John Sargent, patron de Macmillan. Ce dernier faisait en effet face à la décision d’Amazon d’empêcher la vente de livres papier neufs, pour faire pression sur son groupe éditorial (février 2010). Dans les faits, et depuis décembre 2008, les éditeurs avaient déjà convenu « d’échanger des informations et de coopérer très étroitement sur toutes les questions autour de l’ebook et du Kindle ».
Le PDG de Hachette allait d’ailleurs plus loin : cette démarche d'échange était « au cœur de [leur] stratégie ». Et il évoquait des discussions avec « les grands éditeurs pour créer une plateforme alternative à Amazon pour les livres numériques ». Un modèle de joint-venture qui aurait « moins pour projet de rivaliser avec Amazon que de le forcer à accepter un niveau tarifaire supérieur à 9,99 $ ». Une rencontre à New York durant l’été 2009 avait d’ailleurs accueilli positivement cette proposition. Cependant, la crainte grandissait que de voir alors Amazon pratiquer un tarif de vente de 7 $ « comme cela se fait pour le marché de la musique ».
La stratégie que déployait Amazon était celle du 9,99 $ – prix de vente idéal pour la vente d’ebooks. Un modèle que Penguin dénonce directement auprès du marchand comme « intenable sur le long terme » en février 2009. Arnaud Nourry rencontrera également David Naggar, responsable des contenus Kindle au mois de décembre. Il s’entretien avec lui de ce que la stratégie du 9,99 $ « pose un gros problème à l’industrie ». Et d’ajouter que si la firme augmentait ne serait-ce que d’un ou deux dollars, cela « résoudrait le problème ».
En vain.
Régulièrement, les rencontres entre éditeurs ont eu lieu, dans les fameux restaurants de New York, sans avocat ni présence de témoins. David Young, qui y prenait part, affirme à son PDG : « Je déteste les comportements d’intimidation et serai heureux de soutenir une stratégie qui limite leurs plans de domination du monde. » Faire face à Amazon n’était cependant pas simple : les éditeurs avaient pour habitude d’entrer en concurrence pour l’achat de manuscrits, pour les auteurs et dans les relations avec les agents. La situation avait changé. « Ainsi, il n’ont pas hésité à discuter librement des prix d’Amazon les uns avec les autres, et leurs stratégies communes pour les remonter. »
Lorsqu’Eddy Cue fut missionné par Steve Jobs pour négocier avec les éditeurs, et présenter le projet de l’iPad, une solution s’est alors concrétisée. Mi-décembre 2009, quelques mois avant la présentation de la tablette, Cue fait preuve d’une confiance à toute épreuve : l’iBookstore sera disponible dans les temps. Selon lui, les éditeurs sont « extatiques » à l’idée de ce qu’Apple pourrait apporter à leur industrie. Carolin Reidy parle d’une « nouvelle géniale » et Arnaud Nourry confirme à Cue, après une première rencontre, que « nos intérêts commerciaux sont très bien alignés ». Personne ne voulait que le tarif de 9,99 $ d’Amazon se poursuive. Apple avait une piste.
Le modèle est celui pratiqué avec la vente d’applications : 30 % de commission pour Apple : des revenus de 9 $ pour l’éditeur, de 3 $ pour Apple, et un tarif de vente de 12 $ pour le client. Comme Apple l’a confirmé, sa conviction était que du contenu trop peu cher « nuirait à la croissance du marché numérique, et se révélait incompatible avec ses objectifs économiques et ses modèles ». Mais le contrat d’agence n’est pas directement venu d’Apple : selon le document, ce sont Hachette et HarperCollins qui l’ont proposé. Familiarisé avec le concept, qui se pratiquait pour l’App Store, Apple a accepté.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
"Trouver une solutionn de fixation de prix plus élevés"
Le problème se posait alors de disposer d’une boutique aux prix attractifs : et pour ce faire, il fallait supprimer la concurrence sur les prix de détail. L’étape indispensable était alors que les éditeurs imposent le contrat d’agence aux autres revendeurs. En renforçant leur politique tarifaire, les éditeurs avaient dans les mains tout ce qu’il fallait pour enfin lutter contre Amazon et ses remises permanentes. L’introduction de la clause de Nation la Plus favorisée assurait alors une économie compétitive pour les acteurs : impossible pour les revendeurs de pratiquer un prix plus bas ailleurs.
Arnaud Nourry n’est pas « opposé [à la clause] NPF tant qu’elle est légale » parce que « nous avons besoin de trouver une solution de fixation de prix plus élevés ». Mais restait encore à déterminer quel serait le prix de vente des fichiers numériques, que ce soit à travers l’iBookstore, mais également à travers tous les autres ebookstores.
Le modèle apporté par Apple représentait la solution pour disposer d’une forme contractuelle de prix unique du livre numérique, et ce avec l’instauration de prix plafonds plus élevés. Cependant, si l’idée séduit le PDG de Hachette – le prix unique du livre est une valeur française bien connue et très défendue – il manifeste quelques réticences. Fixer le prix des best-sellers à 12,99 $ avec Apple pouvait aussi signifier que l’édition perdait « peut-être notre dernière chance de le ramener jusqu’à 14,99 $ ».
Hachette, pressé d'en découdre avec Amazon
Mais les 1 ou 2 $ qu’Arnaud Nourry réclamait à Amazon étaient finalement là : plutôt que de tenter d’obtenir trop et de tout perdre, l’édition américaine se range à l’offre de 12,99 $, et accepte ce plafonnement. Avec une clause toutefois : une réévaluation après une année de ce nouveau contrat. Simon & Schuster sera le premier à s’engager, et David Young accepte également, avec le besoin d’obtenir la validation du bureau de Paris. Dans un email, Arnaud Nourry explique : « Nous n’apprécions pas le modèle 12,90 $, mais c’est bien mieux que le 9,99 $. » Il confirme cependant qu’il va effectuer des modifications de contrat avec l’ensemble de ses revendeurs.
Il fallait que tous les éditeurs se lancent pour que le pari fonctionne. John Sargent, patron de Macmillan, le plus petit des groupes, s’est directement rendu au siège d’Amazon, certain de servir de chair à canon. Il dit même qu’il était « en chemin vers Seattle pour se faire botter le cul par Amazon ». Il pose le principe simplement : soit Jeff Bezos accepte le contrat d’agence, soit il le prive durant 7 mois de livres pour le Kindle.
Amazon réagira vivement : les livres papier neufs de l’éditeur sont rendus inaccessibles, par le retrait du bouton d’achat. Devant l’ultimatum, Sargent déplore la réaction, mais tient bon. Arnaud Nourry lui écrit : « Je peux vous assurer que votre société n’est pas toute seule dans cette bataille. » Il demande même à David Young de pouvoir « entrer dans la bataille dès que possible ». Et d’ajouter qu’il était « impatient de savoir comment A[mazon] allait réagir contre 3 ou 4 des Gros Gars ». Comprendre, les autres grands groupes éditoriaux américains, les Big Six.
Il aura suffi d’un week-end pour que la tentative de pression d’Amazon échoue. La société savait qu’elle ne faisait pas seulement face à un dissident, mais qu’il était porté par tout le secteur. Sauf que la firme expédiera en février 2010 un courrier à la Federal Trade Commission, pour se plaindre de l’attitude des éditeurs, et de la signature de leur accord avec Apple.
La suite est connue : le lancement de l’iPad, et, en août 2011, Apple et les éditeurs sont poursuivis pour entente...
On comprend probablement mieux pourquoi, passées les questions de calendrier, Amazon et Hachette ont connu un affrontement si sévère au cours de l’année 2014.
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