Marcel Schwob occupe une place particulière dans l’histoire littéraire. Il est une sorte de grand écrivain qui n’a pas été. Sa position et son aura littéraire ont peut être eu raison de son œuvre, comme si d’avoir occupée la place enviée de figure intellectuelle majeure de son temps, une personnalité exposée et reconnue, avait fait écran à sa production littéraire toute en mystères et en curiosités.
Le 22/06/2014 à 08:22 par Les ensablés
Publié le :
22/06/2014 à 08:22
Par Denis Gombert
Quintessence de l’homme de lettres, Schwob nait dans un milieu d’intellectuels aisés. Le père, Georges, est l’ami intime de Bainville et Gautier. On a vu moins bon compagnonnage. Il mène une brillante carrière de chef de cabinet du ministre des affaires étrangères puis, de retour d’Égypte, prend la direction d’un journal en vue, Le phare de la Loire. Étudiant à Nantes, Marcel Schwob se fait remarquer par le brio de ses compositions et c’est le plus naturellement du monde qu’il rejoint Paris pour poursuivre ses études. Il loge alors chez son oncle qui est bibliothécaire en chef de la bibliothèque Mazarine. Là encore, on a vu environnement plus redoutable. Esprit curieux et inventif, doué pour les langues, Marcel Schwob va se passionner pour l’exercice de la traduction (Shakespeare et surtout Stevenson dont il est en France le grand « passeur »), et mener des recherches sur la langue argotique à laquelle il consacrera un essai important. Échouant à l’agrégation de lettres, Marcel Schwob fait ses débuts dans le journalisme littéraire. Il dirige très vite le supplément littéraire de l’Echo de Paris et se lie d’une amitié sincère avec les personnalités les plus importantes de la scène littéraire : Valéry, Gide, Claudel, Jules Renard, Colette, Oscar Wilde - il en est le grand ami français et le premier traducteur - Léautaud, Mallarmé, Jarry qui lui dédicace Ubu roi. On a connu fréquentations moins délicates !
Disparu trop tôt, en 1905 d’une épidémie de grippe à l’âge de 37 ans, Marcel Schwob laisse derrière lui une œuvre intrigante, embryonnaire si l’on pense que son talent littéraire était en mesure de se déployer ou bien avortée si l’on croit encore que toute matière artistique a pour but d’être achevée. Rattaché faute de mieux au mouvement symboliste, Le livre de Monelle de Marcel Schwob est un étrange conte protéiforme qui se compose de trois parties. En introduction, une série d’aphorismes assez déroutants comme autant d’injonctions à se méfier et à se départir du réel : ce sont les paroles de Monelle. Monelle est une jeune héroïne dans la lignée de la Sonia de Dostoïevski, une fille humble et perdue. Schwob aurait pris pour modèle une jeune prostituée prénommée Louise, illettrée et simple d’esprit qui mourut à l’âge de vingt cinq ans. Mais le propos de l’auteur, fuyant tout réalisme (celui des Goncourt de Germinie Lacerteux) et a fortiori tout misérabilisme naturaliste (celui de Nana de Zola), ne cherche pas dans cette figure l’authenticité. Au contraire, à la frontière du fantasmagorique, cette jeune femme, telle une prêtresse inspirée vient délivrer une sagesse nouvelle très fin de siècle : «détruis, car toute création vient de la destruction », « et pour imaginer un nouvel art, il faut briser l’art ancien ». Le retour à une spiritualité débarrassée de tout déisme est d’actualité et « la foi » en un nouvel art - art de l’instant, du fugitif, de l’immanence - pointe.
On peut penser à bon droit que Marcel Schwob est un des grands inventeurs du vers libre avec Gustave Kahn; la phrase libérée de sa gangue rhétorique peut se déployer ou se contracter à volonté . Au diable le sens logique, primauté au sensible, au travail poétique en quelque sorte qui pousse le langage dans ses retranchements pour inventer de nouvelles formes et «entrer en contact avec le sens caché de l’univers », comme le professe Jean Moréas dans son manifeste du symbolisme. Suivent en ce sens onze petits contes très ramassés qui font parler les sœurs de Monelle : l’égoïste, la voluptueuse, la perverse, la déçue, la sauvage, etc. Ces petites déclinaisons enseignent encore quelques chemins de recherche diffus, entre rêve et réalité, puis revient Monelle. C’est alors la troisième partie qui s’ouvre et se lit comme un conte à part entière. Dans une ville dont on ignore le nom, le narrateur fait la rencontre de Monelle, une vendeuse de lampes. De drôles de sortes de lampes à vrai dire : minuscules, uniquement réservées aux enfants et qui, malgré leur faible intensité, ont le pouvoir d’éclairer la pluie obscure. La jeune femme évolue au centre d’une société de petits enfants vagabonds qui ont refusé de grandir. Dans ce drôle de phalanstère qui suit ses propres règles, tout n’est que jeu, divertissement et joie. « Nous ne travaillons plus, nous jouons ». Oh le beau programme ! Mais ce monde béni est menacé par le royaume noir qui veut, à marche forcée, conquérir ce frêle halo de résistance où les enfants portent des lanternes comme autant de pare-feu à leur propre rêve. Le narrateur est-il sain d’esprit ou pris lui aussi au piège d’un engrenage terrible ? Qui est Monelle en réalité, une bienfaitrice ou une démone ? « Et Monelle était la geôlière et l’infirmière… »
Marcel Schwob
Un jour Monelle tombe malade et meurt. Du moins, le croit-on. Elle rejoint l’obscurité. Pourtant les enfants l’attendent et prient pour qu’elle revienne. Autour du fauteuil où elle aimait coudre, on garde précieusement ses affaires comme des reliques : le petit mètre, les mouchoirs, les pointes des aiguilles, les petits ciseaux. « Ainsi tout dormait dans l’attente ». Saisi d’une vision, celle d’un souvenir ou d’une hallucination - on ne sait -, le narrateur entend Monelle l’appeler : « un royaume blanc, il y a un royaume blanc ! ». Le narrateur se met en route et retrouve Monelle en un lieu froid et humide, prisonnière du royaume noir. Il l’enjoint de retrouver les enfants qui ont besoin d’elle car tous pleurent son départ dans la maison vide. Là-bas les jouets se recouvrent de poussière, la petite lampe s’est éteinte et les rires se sont tus. Les ténèbres, ce fameux royaume noir, vont l’emporter. Ce serait tragique. Il faut que Monelle échappe à ce lieu obscur. Le narrateur veut la délivrer. Mais Monelle est déterminée à demeurer là, roulée sur elle-même dans son mince cocon. « Il est nécessaire que tu me perdes avant de me retrouver », a prévenu Monelle dans la première partie. « Toute pensée qui dure est contradiction (…) tout bonheur qui dure est malheur ».
Ainsi la boucle est bouclée. La mort est mêlée à la vie. Les forces du reniement, de la destruction, de la négation devront ensevelir la vieille philosophie fondée la logique, de la sagesse et du savoir. Le narrateur ne peut être qu’ébloui par les contours de ce nouveau continent décrit par Monelle, une forme d’éther, un lieu de l’immanence perpétuelle où l’expérience de l’éternité serait vécue à tout instant. Mais il y a un prix à payer et il est énorme : le royaume blanc est celui de l’ignorance, de l’illusion, du songe, du mensonge. Pays de l’oubli dont on ne revient pas. Alors que Monelle ressuscitée sous une nouvelle forme revient en ville et exhorte les enfants à la suivre dans une croisade pour le royaume blanc qui n’est rien d‘autre qu’une marche vers la mort, in extremis le narrateur, comme sorti d’un mauvais rêve, y échappe. Il préfère encore « aimer et souffrir », c’est-à-dire vivre, plutôt que d’avancer aveugle et démuni, tel un fantôme sans histoire ni passé, dans un néant blanc. La logique d’analyse n’a que peu de prises sur un tel récit. Simple, voire curieusement enfantin de prime abord, ce texte déroutant résiste à la lecture dans un premier temps et en démultiplie le sens dans un second. Conte fantastique mais dont la portée est universelle, Schwob creuse la question du sens de l’existence. Monelle, la simple jeune fille, pose les bonnes questions : que faut-il faire et comment faut-il vivre ? En quoi faut-il croire ? Certainement pas au monde réel, à moins qu’il ne recèle en lui-même d’autres réalités. Il faut libérer sa conscience et bannir toute logique pour partir explorer de nouveaux continents. Nous sommes à la fin du XIXème siècle. Bientôt Freud révèlera l’existence d’un monde enfoui avec ses propres règles tapi en notre for intérieur : l’inconscient ; bientôt Breton professera dans le Manifeste du surréalisme : « l’esprit n’a, pour commencer, rien saisi consciemment ». La Monelle de Schwob, si fragile et si intrigante, confrontant sans cesse les mondes intérieurs et extérieurs, annonce à sa façon cette prophétie d’un état intérieur nouveau.
Nous sommes au début du siècle, en 1903, lorsque Schwob reprend son texte pour le corriger et l’amender. Mais il lui conserve tout son sel mystérieux comme s’il avait l’intuition que quelque chose viendra bousculer pour toujours les règles narratives au XXème siècle et que désormais, pour les grands textes, l’interprétation se fera en avant la lecture et non pas en amont. Le livre de Monelle fait partie de ces rares textes qui réclament au lecteur une contribution pour les parachever. Ce sera au lecteur de lui donner le sens qu’il voudra. D’en décider du sort. Il n’y a pas de clés. Ou alors elles sont dans l’acte créateur de la lecture. Un grand texte se mérite et exige du lecteur une activité de déchiffrement, comme à la recherche d’un trésor caché. Denis Gombert Signalons la réédition du Livre de Monelle chez Allia en 1989, une adaptation radiophonique de qualité (rediffusion france culture du 6 janvier 2007 disponible à partir de la page source wikipédia Marcel Schwob) ainsi qu’un site très soigné consacré à l’écrivain, www.marcel-schwob.org/
Denis Gombert
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