Une tribune de la ministre de la Santé Marisol Touraine sur l’innovation en matière de santé et un récent article du Monde sur les progrès de la correction du génome humain relancent la polémique sur les limites éthiques de la science. C’est une bonne occasion de relire deux ouvrages majeurs sur cette problématique du devenir de l’être humain : L’avenir de la nature humaine de Jürgen Habermas et Règles pour le parc humain de Peter Sloderdijk. Leur querelle, désormais célèbre, a opposé deux conceptions bien différentes de ce que l’homme est et doit être.
Le 09/09/2015 à 08:34 par La rédaction
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09/09/2015 à 08:34
Sloterdijk et la domestication
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Dans les Règles pour le parc humain, Sloterdijk tente de retracer l’histoire de l’hominisation de l’humain à travers une triple relecture des concepts nietzschéens, de la Politique de Platon et de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. Dans cette dernière, le philosophe de Fribourg diagnostique l’échec de l’humanisme, en ce qu’il était incapable d’ouvrir l’homme sur la pensée de l’être, inapte à penser la clairière. L’humanisme, comme primauté absolue accordée au sujet, occulte l’être et détourne le Dasein de son essence véritable, qui est de recueillir l’être en recourant à la pensée méditante, en se faisant l’ami de l’être, et non plus l’ami des autres hommes. Sloterdijk, s’il reprend à son compte le diagnostic heideggérien sur la fin de l’humanisme, n’en partage cependant pas les motifs.
Pour Heidegger, en effet, l’humanisme doit être dépassé, son dépassement exige une rupture, une volonté d’arrachement à la métaphysique de la subjectivité, alors que Sloterdijk estime, de son côté, que l’humanisme, de fait, ne peut que constater ses propres ruines et, de plus, que l’humanisme et le post-humanisme possèdent une contiguïté. Chez Heidegger, le dépassement de l’humanisme classique signifie la fin de l’anthropocentrisme, chez Sloterdijk, il signifie persistance dans l’anthropocentrisme. Si Heidegger s’est proposé de dégager l’impensé de l’humanisme, qu’il caractérise comme l’oubli de l’être, Sloterdijk définit cet impensé comme l’auto-domestication de l’humanité. En effet, selon lui, l’humanisme classique, à travers le média de la lecture, ambitionnait d’apprivoiser les instincts bestiaux au profit des instincts de la sociabilité, favorisant l’hominisation, le devenir-homme. Cette dialectique entre bestialité et apprivoisement se réfère, de manière plus ou moins explicite, aux concepts nietzschéens de « Dionysos » et d’« Apollon ».
En bonus, Sloterdijk affirme que l’éducation et la scolarité humanistes sont apolliniennes en ce qu’elles inhibent, les forces destructrices de l’homme. C’est pourquoi elles représentent une sélection génétique intuitive, non réfléchie. Cependant, cet auto-élevage de l’humanité a échoué en raison de la victoire du média du divertissement sur celui de la lecture, libérant ainsi, de manière inquiétante selon Sloterdijk, « les tendances actuelles qu’a l’être humain à retourner à l’état sauvage ». Passant de fondements sociaux littéraires à post-littéraires, il faudrait nécessairement en conclure que les fondements sociaux sont désormais post-humanistes. Il faut néanmoins s’interroger sur cette équation, ce lien d’implication entre la lecture, l’humanisme et l’apprivoisement. De fait, il est peut-être réducteur de considérer la lecture, et en général l’écriture, comme l’unique source de l’éducation humaniste : la socialisation s’effectue également par des voies orales. De plus, il semble que Sloterdijk ait une conception quelque peu monolithique de l’humanisme : la lecture de Sade au dix-huitième siècle et après, et tout le mouvement libertin, peut-elle être considérée comme une force inhibitrice, un élément de synthèse sociale ?
Reprenant la définition de l’homme heideggérienne, voire sartrienne, selon laquelle il est un « être des lointains », un « pour-soi », il considère que les progrès de la biologie ouvrent précisément, nous dit Sloterdijk, la voie de l’anthropotechnique, c’est-à-dire « la conscience des productions de l’homme ». Ainsi son projet ne tendrait qu’à nous rendre conscients de ce qui est déjà à l’œuvre, d’une part que l’humanisme classique se fondait sur l’auto-élevage des hommes, et d’autre part qu’il n’est plus à même de remplir cette fonction aujourd’hui.
Se rendre conscient signifie pour lui se rendre sujet, et non plus objet, de la sélection, vouloir et non plus être voulu selon les catégories nietzschéennes. La conséquence de cela, nous dit-il, aux dépens des humanistes contemporains qu’ils considèrent comme des « conservateurs [...] à la fois nostalgiques et désemparés », est qu’il faut déterminer une « politique de l’espèce », une anthropotechnologie qui endigue la désinhibition causée par le média du divertissement. Cette biopolitique, que Sloterdijk fait remonter à Platon , lequel définissait la tâche du politique comme la gestion du parc humain, doit décider s’il est possible, sinon envisageable, d’engager à l’avenir « une planification explicite des caractéristiques ». Il formule ainsi la question qui, selon lui, traversera les siècles prochains : « L’humanité pourra-t-elle accomplir, dans toute son espèce, un passage du fatalisme des naissances à la naissance optionnelle et à la sélection prénatale ? »
L’interprétation d’une telle question, cruciale dans l’interprétation générale de cette conférence, tient à deux éléments : d’une part dans le sens que l’on donne au terme « pourra », qui apparaît ici chargé d’ambiguïté. Si on le comprend comme synonyme de « aura le courage », ou bien de « risquera », la conception de Sloterdijk en est bien sûr changée. Il en de même si l’on considère cette question comme une question rhétorique, qui ne servirait qu’à masquer le fait qu’il pose une idée, voire un impératif plus qu’une véritable interrogation. Mais il semble que la suite de la conférence indique quelle interprétation de cette question il est justifié que le lecteur se fasse. La conférence se clôt en effet sur l’analyse du Politique, sans prise de position claire de la part de Sloterdijk à l’égard de ce dialogue, dans lequel le politique, ou art royal, consiste à gérer le parc humain de sorte qu’il relie l’ensemble des membres de la communauté politique de sorte que des élites sont chargées d’élever le reste du « troupeau ». Ainsi, il est possible d’interpréter l’interrogation citée plus haut comme une affirmation déguisée, comme une prescription. Ce post-humanisme élitiste et libéral, fondé sur une biopolitique réflexive utilisant l’anthropotechnique comme un ensemble de codes servant à planifier et à sélectionner la future humanité.
Dans la postface de la conférence et dans La domestication de l’être, Sloterdijk se livre à une sorte d’« exercice de rattrapage » : il affirme n’avoir que décrit les enjeux que soulevaient les progrès des biotechnologies, et en aucun cas donné des injonctions et affirme d’autre part que « la technique biologique [...] pourrait dégénérer en une prise d’otages des sociétés par leurs propres technologies avancées ». Il déclare également dans un entretien « ne prôner ni le clonage ni la sélection : je souligne une menace, j’indique un risque ». Cependant on peut voir dans ces propos une volte-face, lié au fait que Sloterdijk recule devant les conclusions induites par des prémisses qu’il a lui-même posées. Il semble ainsi qu’il n’assume pas les conséquences du post-humanisme qu’il appelle de ses vœux. D’autre part, le post-humanisme esquissé par Sloterdijk laisse entrevoir un eugénisme qui nie toute interrogation bioéthique : en cela il reprend le projet de Heidegger, qui souhaitait « penser contre les valeurs ».
Or c’est précisément à un niveau éthique, plus qu’ontologique, que la réponse de Habermas se situe : c’est le caractère a-éthique de ce post-humanisme qui posera problème, plus que les fondements ontologiques heideggériens ou nietzschéens de la pensée de Sloterdijk. Habermas essaie de juger la perspective de ce dernier à l’aune des conséquences qu’induisent ses prémisses. Dans L’avenir de la nature humaine, Habermas tente ainsi de démontrer, en anticipant la réalisation du projet philosophique de Sloterdijk, celui d’un post-humanisme, rendu possible par les biotechnologies, fondé sur une anthropotechnique réflexive, en quoi le développement d’un eugénisme libéral fait, selon lui, fausse route.
Habermas et l’angoisse de l’hétéronomie
L’avenir de la nature humaine, s’il serait réducteur de l’analyser comme une simple réplique aux Règles pour le parc humain, peut cependant être lu comme un texte réactif à la pensée de Sloterdijk. Les arguments utilisés contre Sloterdijk se situent à un quadruple niveau : historique, éthique, politique et enfin du point de vue systémique, c’est-à-dire celui de la théorie communicationnelle. Les sociétés occidentales sont entrées dans ce que Rawls appelle le « fait du pluralisme », ou ère post-métaphysique, c’est-à-dire une période où coexistent pacifiquement les modèles de vie bonne, où la philosophie renonce à donner des définitions substantielles du bien, fait le deuil du dogmatisme. Or, selon Habermas, le post-humanisme eugéniste implique une prise de position métaphysique sur ce que doit être une vie bonne ou souhaitable. La sélection de caractères déterminés constitue en effet une conception compréhensive du bien qui implique que l’on pose en modèle le choix des parents, ou quiconque décidant de cette planification. Ainsi, d’emblée, le soupçon est jeté sur ce post-humanisme qui réhabiliterait la compétition entre les différentes définitions substantielles de la vie bonne, et donc le retour des représentations métaphysiques du monde. Cet eugénisme libéral semblerait de la sorte constituer une position réactionnaire à l’égard de la modernité philosophique.
À cet argument historique s’ajoute une objection de type éthique. Habermas s’appuie sur l’éthique kierkegaardienne et son concept de « pouvoir-être-soi-même ». L’intervention sélective sur le génome humain, ou eugénisme positif, introduit dans la biographie de la personne concernée une intention étrangère, qui précède sa vie, autrement dit à laquelle il ne peut échapper ni être tenu pour imputable. Cette ingérence pose de considérables problèmes : la liberté de cet individu, au sens kantien ou arendtien de commencement d’une série, de nouveau commencement, se trouve sapée. Ainsi, Habermas retourne contre Sloterdijk la définition « existentialiste » de l’homme : l’arrachement à la facticité ne peut exister que de manière endogène, l’individu ne peut en être dispensé. Ainsi, la manipulation génétique agirait en quelque sorte comme le « fatum » pesait sur les héros grecs, à savoir une aliénation, un enchaînement irrémédiable. De même, le projet qu’il ferait de lui-même se verrait limité par le choix de ses parents, ce qui pose la question de l’hétérodétermination.
Si l’on considère que l’autonomie est le fondement de la responsabilité, alors comment ne pas conclure que l’eugénisme positif pose des limites lourdes et dommageables à la responsabilité individuelle. Mieux, la dignité de l’individu dont le matériel génétique aurait été « amélioré » bénéficierait d’une dignité « au rabais », liée à sa caractéristique d’être vivant et non en tant que membre universelle, en tant qu’être générique : il lui serait reconnu une dignité d’être vivant et non une dignité proprement humaine. Par conséquent, Habermas estime que la liberté eugénique des parents et la liberté éthique des enfants entrent en contradiction, et qu’il faut, au nom d’une éthique de l’espèce humaine, ne pas hypothéquer le droit des générations futures à disposer d’elles-mêmes, ne pas les assujettir aux décisions de celles d’aujourd’hui. Le refus de l’eugénisme libéral prend donc pied dans la volonté de « continuer à nous appréhender comme les auteurs sans partage de l’histoire de notre vie et nous reconnaître comme des personnes agissant de manière autonome ».
Jason Ralston, CC BY 2.0
Un autre problème éthique, selon Habermas, est posé par la possible libéralisation de l’eugénisme positif, de l’instrumentalisation de la vie humaine. En effet, la logique de manipulation, opposé à l’attitude clinicienne, fait de la vie humaine l’enjeu d’un marché régulé par la seule loi du marché, à savoir l’offre et la demande. Ce risque est d’autant plus patent si l’on envisage que la recherche scientifique sur le génome ne soit financée que par des fonds privés. L’absence de fonds publics permettrait de décharger la recherche scientifique et ses applications de tout contenu normatif, de toute autolimitation en raison des impératifs capitalistes.
Habermas conclut au nécessaire contrôle que doit exercer la sphère publique sur les progrès des biotechnologies. C’est à cette dernière qu’il convient, selon lui, de précéder et conditionner les décisions et les recherches sur le génome, et non la sphère scientifique. La raison en est que, dans le contexte post-métaphysique des sociétés libérales, la formation d’une opinion rationnelle au sein d’une sphère publique constitue l’unique moyen de trouver le point de vue moral, autrement dit un consensus acceptable par tous. Ceci nous conduit au troisième type d’argument utilisé par Habermas contre Sloterdijk, à savoir les exigences politiques de la modernité. De fait, lorsqu’une opinion publique est issue de la sphère publique, elle doit être traduite par le droit, traduction qui échoit à la sphère politique.
De plus, le refus de l’eugénisme positif s’appuie sur les fondements constitutionnels des sociétés libérales, reconnaissant à chacun les mêmes droits, que formalise le principe de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Tous les hommes naissent et demeurent égaux ». Or, précisément, l’eugénisme positif, qui vise l’amélioration des caractères, introduit un biais, une différenciation dès la naissance et rompt en cela l’essence générique de l’homme, le fait qu’il soit un universel concret. L’égalité des chances, fondement des sociétés ouvertes se trouverait donc affaiblie par un eugénisme qui restreindrait les choix et les possibilités offertes aux individus. La dimension inégalitaire d’un post-humanisme eugéniste renvoie ainsi à une société rétive à la démocratie, réactive à la modernité politique.
Enfin, Habermas justifie son opposition à l’eugénisme positif, censé ouvrir la voie au post-humanisme, du point de vue de son propre système, celui de l’activité communicationnelle. Nous l’avons dit plus haut, l’eugénisme sous-tend une intention étrangère dans la biographie de l’individu manipulé. Or, selon Habermas, l’intrusion de la manipulation génétique ne peut pas reposer sur l’assentiment virtuel de l’enfant, nécessaire à la symétrie des rapports. L’unilatéralité et l’irréversibilité de la décision empêchent l’enfant concerné de pouvoir s’opposer, à la différence de la socialisation, aux choix que font pour lui ses parents. La programmation prénatale interdit entre le programmateur et le « programmé » tout échange des rôles, toute empathie, bref la reconnaissance mutuelle qui fonde l’activité communicationnelle : rompre la possibilité de l’accord signifie rompre la communication.
La manipulation génétique, dont le cœur est l’égocentrisme et le paternalisme, constitue « une réalité muette [...] qui ne souffre aucune réponse », qui, à long terme, conduirait à la dislocation du monde vécu. C’est, en dernier ressort, ce qui conduit Habermas à opter pour un eugénisme négatif, fondé sur la logique clinicienne. Ce dernier, contrairement à la logique de manipulation, ne viserait pas à améliorer le génome, mais à éliminer les pathologies héréditaires dans une démarche thérapeutique. Cette élimination maintient la possibilité de la symétrie des relations enfants/parents puisque les parents peuvent légitimement supputer l’assentiment de l’enfant. Par sa défense de l’eugénisme négatif, il est intéressant de noter que Habermas n’a pas d’opposition de principe contre la technologie génétique : il en distingue clairement deux types de finalité : l’une instrumentale, l’autre communicationnelle. Ceci éclaire sous un nouveau jour l’opposition de Habermas et de Sloterdijk.
Tandis que le second prône un post-humanisme eugéniste fondé sur une raison instrumentale, l’autre entend défendre un humanisme conforme à la raison communicationnelle.
Il apparaît donc que le refus de l’eugénisme libéral ne signifie pas résistance aveugle à la modernité technologique. Bien au contraire, c’est ce refus qui permet de sauvegarder, en garantissant les conditions de possibilité de son émergence, le sujet moderne : l’autonomie, l’égalité, la dignité. Le dessin post-humaniste, anthropotechnique désigne, quant à lui, une humanité qui a perdu sa normativité, assujettie à la raison technique et aux impératifs du Système, bref une humanité auto-instrumentalisée.
Si les eugénistes libéraux et post-humanistes avaient à fonder une société dans les conditions du voile d’ignorance rawlsien, il est peu probable qu’ils accepteraient que leurs propres principes soient mis en œuvre. Certains souhaiteraient l’optimisation de la force physique, d’autre celle de l’intelligence, ou encore être dotés de talents artistiques, mais ils refuseraient vraisemblablement que l’on décide, à leur place, des caractères qu’ils n’auront pas choisis ni que leurs positions sociales soient scellées. C’est pourquoi seul l’eugénisme négatif, qui fait le pari de l’auto-invention de l’homme, semble à même de concilier modernité technologique et modernité politique, équilibre à partir duquel peut être pensé une bioéthique de l’écologie humaine. Celle-ci rend possible l’auto-invention de l’homme tout en interdisant son instrumentalisation.
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