Depuis sa présentation en janvier dernier, le rapport Reda a connu une vie tumultueuse, porté par les uns et honni par les autres. Au 61e congrès de l'Association des Bibliothécaires de France, Julia Reda est en terrain sinon ami, du moins plus favorable à ses propositions : l'occasion d'un nouvel entretien débrief, à quelques heures du verdict et d'un rapport final, amendé par les propositions des rapporteurs fictifs.
Le 16/06/2015 à 10:19 par Antoine Oury
Publié le :
16/06/2015 à 10:19
Au congrès de l'ABF, le samedi 13 juin (ABF - Guillaume Gast, CC BY-SA 2.0 FR)
ActuaLitté : Le comité JURI va voter aujourd’hui les amendements à votre rapport, quels sont vos pronostics ?
Julia Reda : Je suis plutôt confiante. J’ai rencontré les rapporteurs fictifs du comité, et nous nous sommes entendus autour de compromis sur de nombreux points de mon rapport original. Bien sûr, le résultat n’est pas aussi ambitieux que je l’aurais souhaité, mais je pense avoir réussi à sauvegarder la plupart des dispositions importantes, surtout pour les bibliothèques. Si tout va bien, il y aura aujourd’hui un appel à la Commission pour qu’elle travaille à une exception pour le prêt numérique, pour la numérisation des collections, la protection du domaine public... Mais le vote va être serré.
Votre premier rapport avait reçu 556 amendements, et s’est retrouvé réduit à 28 pages, que pensez-vous de ce texte ?
Julia Reda : Il rend bien compte de certains points que j’avais évoqués, comme la protection du domaine public : si l’on numérise une œuvre du domaine public, la version numérique reste dans le domaine public, sans restrictions. Autre point très important, le rapport recommandera des exceptions protégées des clauses contractuelles. Par exemple, si l’on conteste le droit à la copie dans un contrat, alors ce contrat est nul. Si une exception existe, il faut qu’on puisse l’utiliser. Je pense que c’est très important, et sur ce point, le rapport sera plus solide que mon rapport.
Et vos déceptions ?
Julia Reda : Nous n’avons pas atteint de compromis sur certains points : par exemple, la citation de vidéos et de films, ou d’images, qui sera votée en comité. Je propose dans mon rapport qu’on devrait pouvoir citer n’importe quelle œuvre, parce que c’est très important pour les vidéastes qui mettent des vidéos sur YouTube, pour qu’ils puissent faire des critiques et des citations d’autres films, mais les autres groupes sont très divisés sur cette question. La question de la liberté de panorama, selon laquelle on peut prendre des photos de bâtiments publics et les utiliser, dépend beaucoup de la nationalité des parlementaires. Généralement, les parlementaires disent qu’ils ont déjà la liberté de panorama dans leur pays, et que cela semble normal et justifié. Mais dans d’autres pays qui n’ont pas la liberté de panorama, comme la France, il y a beaucoup d’opposition de la part des sociétés de gestion collective.
Lionel Dujol, Grégory Colcanap, Julia Reda, Philippe Colomb - Congrès ABF 2015 (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Qu’en est-il de l’harmonisation entre les différents pays européens ?
Julia Reda : Le texte est beaucoup moins réformiste que mon rapport quant à l’harmonisation. J’y préconisais un copyright européen, avec les mêmes exceptions et limitations dans toute l’Union européenne. Sur ce point, les autres groupes sont très prudents, il y a beaucoup d’intérêts nationaux en jeu, et il est très difficile de convaincre les pays de changer leur propre législation. Chaque pays pense avoir le meilleur système, ils sont partisans d’une harmonisation, mais seulement si ce sont les autres pays qui en changent. D’après moi, nous avons vraiment besoin d’un copyright européen, pour que les exceptions soient obligatoires, mais il reste encore du travail pour convaincre tout le monde. Le rapport doit bien sûr correspondre à l’opinion de tout le Parlement.
L’absence d’harmonisation ne va-t-elle pas rendre caduques les exceptions individuelles ?
Julia Reda : Je pense que les exceptions doivent être obligatoires dans toute l’Union européenne, surtout celle pour la fouille de textes et de données, parce que de nombreuses recherches sont menées au-delà des frontières. Mais on ne peut pas obliger les gens à voter pour cela. Le premier pas, c’est d’identifier les exceptions qui sont les plus importantes pour l’usage transfrontalier : tout ce qui concerne la recherche et l’éducation, mais aussi la parodie et la citation, qui sont très importantes pour le débat public. C’est surtout là qu’il faut agir.
Une fois les amendements votés, quelle est la prochaine étape ?
Julia Reda : Il y aura un vote sur le rapport final, celui qui ira en séance plénière au Parlement. Même si le rapport final n’est pas aussi ambitieux que ce que j’ai écrit, je pense qu’il sera adopté par une vraie majorité. Ce serait bien de montrer à la Commission que la réforme du copyright dont nous avons besoin n’est pas simplement pour le marché, mais surtout pour les droits fondamentaux du public et des usagers. Farida Shaheed, rapporteuse spéciale de l’Organisation des Nations Unies dans le domaine des droits culturels, a clairement expliqué que les exceptions et les limitations sont des règles fondamentales dans un système de copyright. Elles doivent être là pour équilibrer les différents droits fondamentaux qui sont affectés. Les auteurs eux aussi ont besoin des exceptions et des limitations pour pouvoir créer de nouvelles œuvres. La citation est surtout utilisée par les auteurs, évidemment. La liberté de panorama est utilisée par les photographes. Le déséquilibre est parfois frappant entre les droits des différents auteurs ou entre les droits des auteurs et ceux des ayants droit.
Quel regard portez-vous sur la très forte opposition qui a accueilli votre rapport en France ?
Julia Reda : L’opposition provient du fait que je viens du Parti Pirate : la ministre de la Culture Fleur Pellerin s’est plainte de ma désignation comme rapporteuse bien avant que je présente mon rapport. Il y a beaucoup de peur, comme si j’allais abolir le droit d’auteur, et beaucoup de discussions publiques ne portent pas vraiment sur le contenu de mon rapport, mais sur la situation économique des auteurs, alors que certaines propositions de mon rapport portent sur ce problème.
Le Parlement européen (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
L’évocation des exceptions et des limitations au droit d’auteur déclenche souvent des craintes vis-à-vis de la rémunération, du côté des auteurs...
Julia Reda : Le fait que les auteurs ne gagnent pas d’argent n’a rien à voir avec les exceptions et les limitations, mais plutôt avec les contrats, particulièrement dans le milieu musical. Beaucoup de groupes ont signé des contrats avant le numérique ou le streaming, et ils ont de très mauvaises conditions contractuelles, avec peu de droits d’auteur. C’est une question de contrat équitable, pas d’exceptions.
Andrus Ansip, vice-président de la Commission européenne, a déclaré que des « intérêts personnels » s’opposaient à la réforme du copyright, mais n’est-ce pas le jeu du lobbying ?
Julia Reda : Le problème, ce n’est pas le lobbying. Le problème, c’est que ceux qui profitent de la situation actuelle ont toujours plus de moyens que ceux qui profiteraient d’une réforme. Il y a un problème d’équilibre des pouvoirs : les bibliothèques publiques ou les universités n’ont pas autant de ressources pour le lobbying que les grandes maisons d’édition ou les ayants droit du football par exemple. Il y a beaucoup d’opposition des ayants droit du sport contre l’interdiction du géoblocking, car ils ont les droits sur des réussites commerciales en matière de sport qu’ils peuvent vendre dans tous les pays européens. Le lobbying est simplement utilisé pour augmenter des bénéfices.
L’organisation d’un débat français réunissant ayants droit et bibliothécaires, auteurs et membres du Parti Pirate, fait son chemin en France. Vous seriez partante pour y participer ?
Julia Reda : Je serai heureuse d’y participer, tout comme j’étais très contente d’être invitée au Sénat français. Nous avons eu des discussions au Parlement européen avec les éditeurs et les bibliothécaires, il faut multiplier ces rencontres.
Les discussions dans les autres pays européens ont-elles été aussi passionnées qu’en France ?
Julia Reda : Non, elles le sont particulièrement en France : en Allemagne, les réceptions académique et médiatique de mon rapport ont été très positives. Certaines organisations d’auteurs ont même salué le fait que je souligne que les droits des auteurs et des ayants droit ne sont souvent pas les mêmes, qu’ils ont des intérêts différents.
Nous avions évité cette question tarte à la crème lors de notre premier entretien, mais avez-vous le sentiment que votre personne a plus été débattue que le rapport ?
Julia Reda : C’est difficile à dire : au début, je n’avais pas de problème au Parlement, mais si vous êtes opposé à la réforme du copyright, on va dire qu’il est assez simple de m’attaquer en disant que je suis une jeune femme. Il y a eu quelques exemples, avec des gens du comité qui m’ont parfois dit « Quand vous aurez mon âge, vous comprendrez... ». [Et d'autres attaques tout aussi élégantes, NdR] La discussion a été beaucoup influencée par ma personne, par le fait que je sois du Parti Pirate, et les débats n’ont pas toujours été factuels.
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