Ce n'est pas un mystère : le numérique pose de nombreuses questions aux acteurs du livre. Et pas seulement aux éditeurs. Les auteurs aussi sont au coeur de cette évolution, tant au niveau des modes de diffusion qu'au niveau de la création. Pour prendre la mesure de ces changements, nous avons choisi de donner la parole à des écrivains. Après tout, ce sont eux qui écrivent les livres que nous lisons...
Le 14/06/2013 à 16:51 par Xavier S. Thomann
Publié le :
14/06/2013 à 16:51
Aujourd'hui nous vous proposons de découvrir l'interview que Martin Winckler nous a accordée. Cet écrivain français, qui est également médecin et journaliste, publie notamment chez P.O.L. Il écrit également à propos des séries télé. Nous avons voulu avoir son avis sur plusieurs questions dans l'air du temps. Un avis précieux, Martin Winckler est l'un des premiers écrivains à avoir adopté l'écriture sur ordinateur. C'était dans les années 1980. Qu'en est-il en 2013 ?
ActuaLitté : Qu'est-ce qui vous a poussé à travailler sur ordinateur aussi tôt, alors que beaucoup d'écrivains (même aujourd'hui) considèrent tout ce qui est technologique sous un angle sceptique ?
Martin Winckler : J'ai appris à taper à la machine à 17 ans. J'écrivais déjà. Taper à la machine ça permettait d'écrire plus vite, et donc plus, et de mettre à distance et «voir» le texte plus tôt, donc de le travailler plus tôt et plus efficacement. Je suis passé tout naturellement de l'écriture à la machine à l'écriture à l'ordinateur quand j'ai écrit mon premier roman, La Vacation. La première version était dactylographiée, la seconde sur un PC. J'ai encore les fichiers (ils datent de 1988... !)
Selon vous, en quoi votre maîtrise précoce de l'informatique vous distingue-t-elle d'autres écrivains ?
Elle traduit ma conviction qu'écrire est un métier, un artisanat, qui vise à produire des textes lisibles au plus vite, et non une activité artistique éthérée. L'ordinateur (comme la machine ou le stylo) sont mes outils. Peu importe comment j'écris, l'essentiel est que le texte existe. Tout ce qui me permet de gagner du temps, de me mettre «dans» le texte le plus tôt possible est bon à prendre. Je travaille mieux un texte au clavier qu'à la plume, parce que je peux l'explorer, aller et venir plus facilement dedans avec un ordinateur. Un texte écrit à la main (ou à la machine) ne peut pas être exploré de manière aisée, il est linéaire, il demande une organisation plus lourde. Avec un ordinateur, j'ai tout le texte sous les yeux tout le temps. Est-ce que ça me distingue d'autres écrivains ? Surtout des écrivains français qui ne pratiquent pas l'ordi (notamment dans ma génération et les générations antérieures). Moins des écrivains d'aujourd'hui qui écrivent presque tous comme ça. Mais est-ce que c'est une différence significative ? Je ne sais pas. Je n'ai pas une vision d'ensemble de la littérature française pour le dire.
Cela étant, je n'écris pas «au micro», je ne dicte pas mes textes (comme le font ou l'ont fait certains écrivains américains). Non que je trouve ça moins bon ou moins naturel, mais ce n'est pas ma manière. C'est vraiment personnel et je n'en tire aucun sentiment de supériorité, seulement un sentiment de confort. Mais je connais des traducteurs qui traduisent «au micro», avec un logiciel de reconnaissance de voix, et qui traduisent plus vite comme ça, une fois qu'ils ont maîtrisé l'outil. Mais c'est pareil pour les peintres ou les musiciens : est-ce que l'aérographe est «supérieur» (ou inférieur) au crayon et aux pinceaux ou aux feutres ? Est-ce que la guitare électrique est "inférieure" à la guitare sèche ? Non, ce sont des outils différents, et on peut jouer de tout. Chacun ses outils, et ses zones de confort.
JeanbaptisteM, CC BY 2.0
Vous avez publié chez P.O.L, une maison exigeante et dont les lecteurs ne sont pas les plus enthousiastes sur l'adoption du livre numérique. Quel sera l'avenir de ce genre de maison, si le modèle numérique l'emporte ?
Tous mes livres POL sont numérisés depuis quelques mois. Il y a des lecteurs pour les deux formes. Le modèle numérique ne va pas l'emporter, pas plus que le poche n'a fait disparaître les livres grand format ou les beaux livres (en Amérique, l'édition courante d'un livre est toujours reliée, encore aujourd'hui !!!)
Je pense que le modèle numérique va s'imposer pour certains types de livres (universitaires, didactiques, pratiques), mais coexistera avec le modèle papier pour d'autres (romans, en particulier) et ne remplacera pas certains modèles (beaux livres, livres de photos, livres pour enfants) — ce ne sont que des exemples. C'est un format supplémentaire. Il ne va pas faire disparaître les autres. La croissance du livre numérique est en train de se tasser en Amérique. Elle va trouver un équilibre, ne serait-ce que parce que tout le monde n'a ni les moyens ni l'envie d'avoir une tablette ou de lire à l'écran. Et c'est très bien comme ça.
Selon vous, pourquoi les Français prennent-ils plus de temps à s'intéresser au livre numérique ? Certes, il y a la question de l'offre, mais il semble aussi qu'il y ait une réticence plus profonde de la part de certains lecteurs ?
Parce qu'en France, beaucoup confondent l'objet livre avec son contenu, et je pense que c'est un préjugé culturel (et de classe). En Amérique, on ne confond pas les deux. La tablette sert à transmettre des informations. Le livre est un objet plus privé. Il y a de la place pour les deux. Les réticences sont respectables, mais elles sont personnelles. Si on en fait une question de valeur, c'est à mon avis mal placé. Il n'y a pas de «valeur» supplémentaire dans une forme plutôt que dans une autre. Souvenez-vous que lorsque le livre de Poche est apparu en 1960, les «élites» en disaient pis que pendre... Encore une fois, les gens qui sont farouchement opposés au numérique devraient se demander pourquoi. Un texte est un texte. Flaubert n'est pas plus Flaubert sur papier bible qu'en Folio ou en numérique. L'autre jour je suis allé participer à une lecture non-stop de Proust à la librairie Gallimard Ltée de Montréal. Nous étions plusieurs dizaines à nous relayer pour lire des extraits. Beaucoup avaient des poches toutes fatiguées, d'autres des intégrales, et moi j'avais ma liseuse. Est-ce que ma lecture était moins «littéraire» que celle des autres ? Je n'en ai pas eu l'impression...
Faut-il imputer le succès du livre numérique aux États-Unis à des différences culturelles ? Ou est-ce simplement parce qu'Amazon (ou d'autres acteurs) est mieux installée ?
Si Amazon est mieux installé, c'est pour des raisons culturelles : on n'a pas de préjugé d'élite par rapport au livre. Il peut s'acheter par correspondance (je commandais sur Amazon bien avant qu'il y ait des tablettes). Notez bien que sur Amazon (ou Abebooks) on peut acheter des millions de livres épuisés et d'occasion, alors que le marché du livre d'occasion en France est complètement anarchique...
Et les Américains ont adopté des formats variés bien avant les Français (Reader's Digest, Pulps, Almanachs, livres de poche, et maintenant e-book). Encore une fois, ils ne voient pas le livre comme un objet de «distinction» (au sens où l'entend Bourdieu) comme le font les Français.
Seriez-vous prêt à offrir votre livre gratuitement en ligne, comme le font certains ?
Je l'ai déjà fait deux fois (Légendes et Plumes d'Ange) en feuilleton, sur le site POL en 2001-2002 et 2002-2003. Et ça n'a pas empêché les livres de trouver ensuite un public au format papier. J'ai également mis en ligne, sur mon site www.martinwinckler.com, un grand roman inédit (écrit entre "La Vacation" et "La maladie de Sachs") intitulé "Les Cahiers Marcoeur". Il est gratuit et peut être téléchargé par épisodes par qui le désire.
Martin Winckler
Crédit photo : Natali Leduc
Amazon, c'est un sujet d'actualité pour les acteurs du livre qui provoque des réactions parfois enflammées. Avez-vous un avis sur la question ? Les petits éditeurs et les libraires physiques doivent-ils s'inquiéter ?
Oui, certainement, car le modèle économique d'Amazon est effectivement menaçant. Mais plutôt que seulement chercher à abattre Amazon (qu'il faut certainement contrôler et limiter), je m'attacherais aussi à valoriser et réinventer la librairie et la petite édition. Les grandes surfaces n'ont pas tué l'alimentation bio, au contraire. Il faut que les libraires et les petits éditeurs inventent de nouvelles manières de publier et de vendre des livres. Qu'ils publient et vendent des livres qu'on ne peut pas faire en version électronique. Et qu'ils ne mettent pas tous les livres dans le même panier (ni tous les lecteurs). Qu'ils comprennent qu'il y a des comportements de lecteurs (et pas un seul) et qu'ils révisent leurs volumes de publication en s'adaptant à des publics plus petits. Mais aujourd'hui, on peut faire de la micro-édition à bas prix. Ce sont les gros éditeurs qui ont le plus à craindre, car il est plus difficile de réduire sa taille quand on est gros que de s'adapter quand on est petit.
Dans une perspective plus littéraire, est-ce que l'utilisation d'un clavier et d'un écran d'ordinateur modifie votre style ? Il me semble que c'est John Updike qui disait que le rythme de sa phrase n'était pas le même selon qu'il écrivait à la main ou sur ordinateur. Qu'en pensez-vous ?
Je pense qu'il avait raison. Mais pour ma part je ne regrette pas du tout d'écrire à l'ordi. Comme je n'ai pas regretté de passer de la main au tapuscrit. De toute manière, je relis sur papier, stylo en main. Mais écrire sous une forme standardisée, ça me permet de m'affranchir de la lenteur de mon écriture manuscrite et donc de travailler mon texte de manière appropriée. Et qu'on ne me dise pas que ça tue l'émotion, car, sauf erreur de ma part, on lit tous les écrivains sous forme imprimée, et non manuscrite, et ça ne tue pas l'émotion qu'ils produisent... Quant au rythme : j'écris vite, je veux écrire vite et je suis heureux de pouvoir le faire. Ça ne veut pas dire que je n'écris jamais à la main. Mais j'ai une écriture foisonnante, et écrire à l'écran me permet de la développer, mais aussi de la maîtriser. Alors en ce qui me concerne, je suis très heureux comme ça. Mais je conçois que ça ne soit pas la même chose pour Updike ou un autre écrivain. D'un autre côté, je ne suis pas un WASP comme lui et je pense que ça aussi ça change ce qu'on écrit — il y a beaucoup de choses qui interviennent dans la personnalité d'un écrivain et la nature de ses textes. L'outil d'écriture n'est qu'un de ces nombreux éléments, il ne faut peut-être pas le surestimer. Est-ce que Flaubert aurait écrit très différemment avec un stylo plume ? C'est pas sûr.
Possédez-vous une tablette ou une liseuse ?
Les deux. Ma liseuse a un écran format poche. Ma tablette un écran format «édition courante». Je lis des romans et des livres de sciences humaines sur la liseuse. Des articles de revues sur la tablette. (Et je regarde des films et des séries télé sur la tablette, aussi). Ce n'est pas le même usage. Et j'ai aussi des livres papier... Beaucoup.
Enfin, pensez-vous que l'écrivain peut profiter de cette évolution ? Si oui, dans quelle mesure ?
En ce qui me concerne, je ne peux que me féliciter de la numérisation de l'écriture dans son ensemble : les textes s'écrivent et circulent plus vite, plus facilement, de manière moins coûteuse, auprès d'un plus grand nombre. J'en bénéficie indubitablement parce que je peux publier des livres, participer à des périodiques, tenir des blogs, communiquer avec des lecteurs du monde entier sans bouger de mon bureau. Quand j'étais adolescent, je tenais un journal juste pour moi, les lettres que j'envoyais aux écrivains ou aux journaux n'arrivaient pas toujours et ne recevaient pas toujours de réponse (et n'étaient pas toujours publiées dans les pages courriers) et pour rencontrer un éditeur, il fallait aller à Paris.
Et je ne parle pas de la facilité à trouver de la documentation, que j'écrive un livre ou que je fasse une traduction. Ou à me procurer toute la littérature classique datant d'avant 1950 numérisée et d'accès GRATUIT !!!
L'écrivain d'aujourd'hui a le choix : il peut parfaitement continuer à écrire comme en 1950 — et certains le font. Il peut aussi bénéficier de toutes ces possibilités technologiques, ou de certaines seulement.
Y'a pas photo. Pour ce qui me concerne, je me sens plus libre, et comme écrivain, et comme lecteur, et comme citoyen.
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