Thierry Mary est directeur de l’école de bande dessinée L’Iconograf, mais il est également à l’origine du magazine numérique Watch et du studio de jeux vidéo I’m a Dog avec Laurent Siefer, hébergés dans l’enceinte de l’établissement. Venu du web, il dirige L’iconograf depuis près d’une dizaine d’années, avec comme idéal le développement artistique des promotions d’élèves qu’il accueille. Ce qui nécessite, entre autres, un regard critique sur le marché et l’industrie de la BD, qu’il a partagé avec nous.
Thierry Mary, directeur de L'iconograf (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
ActuaLitté : Lorsque l’on pense bande dessinée, on songe aussi à un marché présenté comme saturé depuis plusieurs années. Quelle est l’influence de cette saturation sur le renouvellement des auteurs ?
Thierry Mary : C’est la raison pour laquelle les jeunes ont beaucoup de mal à publier : il y a à peu près 5000 bouquins qui sortent, mais en réalité, il y a à peu près 2000 livres qui sont édités et le reste c’est du manga importé, du comics ou des rééditions d’existant. Parmi ces 2000 vraies sorties, l’écrasante majorité est constituée par des auteurs déjà publiés, et des séries qui sont en cours. Ce sont des nouveautés, mais des nouveautés d’existants. Pour des jeunes auteurs qui n’ont jamais été édités, leur seule possibilité, c’est d’aller chez des éditeurs moyens ou de faire de l’expérience chez les éditeurs indépendants alternatifs.
Le problème, c’est que ceux que publient les éditeurs indépendants alternatifs sont dans des registres bien spécifiques, qui sont souvent quand même assez différents de ce que l’on trouve chez les grands éditeurs. On ne peut pas forcément faire ses armes dans l’édition indé si l'on veut faire du grand public, ou de l’Héroïc Fantasy. Il peut y avoir des passerelles, mais, globalement, cela reste compliqué. Il peut y avoir des succès inattendus, comme Persepolis de Marjane Satrapi, mais je ne suis pas sûr que l’éditeur se disait qu’il allait en vendre des milliers. Tant mieux : cela a donné de la visibilité à l’Iran, aux femmes, et à L’Association.
Au final, les seuls jeunes auteurs qui arrivent à signer chez de grands éditeurs sont en quelque sorte parrainés. Il faut que le projet tienne la route, évidemment, mais celui qui connaît les bonnes personnes y arrivera plus facilement.
Les auteurs peuvent-ils désormais se passer d’un éditeur ? On a pu constater, ces dernières années, l’émergence de jeunes auteurs qui se sont « faits tous seuls »...
Thierry Mary : Effectivement, un auteur n’est plus obligé de passer par un éditeur, même si ce dernier apporte indéniablement quelque chose : outre le suivi éditorial, il agit sur le financement, la fabrication, la distribution, la communication...
Mais, encore récemment, il y a eu l’exemple de Laurel, qui s’est fait connaître sur Internet, un peu comme Boulet. Elle est partie aux États-Unis pour monter une boîte de jeux vidéo sur mobile et récemment, elle a fait une campagne de crowdfunding pour un album où elle raconte son quotidien : elle a choisi Ulule, et a eu raison, car les gens qui la suivent sont en France. Sur Ulule, il y a 20 projets BD, contre 200 sur Kickstarter : il est plus facile d’exister sur la première plateforme, même s’il y a moins de trafic. Elle avait demandé 10.000 € pour son projet, elle a eu plus de 200.000 €. Évidemment, c’est super, mais cela ne marche que pour ceux qui sont déjà connus, autrement dit les auteurs qui étaient parmi les premiers à avoir des blogs BD. Aujourd’hui, il est beaucoup plus compliqué d’émerger par ce biais.
L’autre caractéristique du marché actuel, c’est le retour des « vieilles gloires » de la bande dessinée, comme Astérix, Corto Maltese, Alix... L’effet n’est-il pas négatif sur l’émergence de nouveaux auteurs ?
Thierry Mary : Il y a aussi tous les spin-offs de Thorgal, de XIII aussi, en réalité, c’est aussi comme ça que doit fonctionner la bande dessinée. Si l’on compare le marché français aux autres marchés importants, c’est-à-dire le manga au Japon et les comics aux États-Unis, 80 % des sorties sont basées sur des personnages créés il y a 60 ans... Ce sont simplement les auteurs qui changent, et qui ajoutent des personnages et des aventures. Cela ne me pose pas de problème. Cela permet de s’adresser à des lecteurs qui lisent de la bande dessinée depuis longtemps, mais qui peut-être ne s’y retrouvaient pas dans ce qui sort actuellement. Si les ventes suivent, cela donne des moyens à des éditeurs, pour payer correctement les auteurs et éventuellement sortir d’autres projets.
Il y a beaucoup de séries qui auraient pu durer plus longtemps, mais, à un moment donné, l’auteur s’épuise. Parfois, c’est pas mal d’apporter du dynamisme, de redonner une nouvelle vision, de moderniser un peu le trait. Mais c’est très compliqué, car le personnage appartient vraiment à son auteur. Pour Tintin, par exemple, ils tâtent de temps en temps le terrain pour savoir s’il serait possible d’en faire un nouveau, et puis finalement ils le rééditent en noir et blanc, en petit, en compilé... Je ne trouve pas très intéressant le fait de faire de pseudo-nouveautés juste en reformatant l’objet, c’est bien quand cela s’accompagne aussi d’un peu de création.
Lancement de l'album Sous le Soleil de Minuit, aventure de Corto Maltese par Juan Díaz Canales (scénario) et Rubén Pellejero (dessin) (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Ce qui n’est pas toujours le cas pour des séries dont les reprises constituent des événements médiatiques...
Thierry Mary : Oui, ce qui est plus étonnant, c’est que cela fasse l’événement chaque fois. Blake et Mortimer a été repris, mais maintenant on a complètement oublié qu’il l'a été. C’est pour cela qu’il faut trouver l’équilibre entre ces séries qui refont surface régulièrement. Le truc, c’est que les événements du style Astérix ou Tintin prennent tous l’espace médiatique, ils font des ventes de folie et après on dit la bande dessinée se porte bien, parce qu’un bouquin s’est vendu à 2 millions d’exemplaires.
Alors que la réalité est bien plus contrastée ?
Thierry Mary : Il y a 10 ou 15 ans, les 10 premiers albums tiraient à plus de 100.000 ou 200.000 exemplaires, et, pour être considéré comme un best-seller, il fallait en faire au moins 50.000. Maintenant, il y a peut-être un ou deux titres qui sont à 100.000, le reste est bien en dessous. Lanfeust, à une époque, c’était 250.000, maintenant ils sont à 80.000. Mais 80.000, au final, c’est leur base de lecteurs, et ils resteront à ce niveau. Thorgal, il fait 50.000, mais cela ne ramène pas de nouveaux lecteurs. Les spin-offs, peut-être, mais personnellement, ça ne me dit rien quand j’en vois 30 empilés en librairie.
Cela explique-t-il le non-renouvellement des lecteurs que l’on constate ?
Thierry Mary : En plus de cela, les albums sont chers. Quand j’étais jeune, il y avait des souples, moins chers, et c’était bien. Un ado qui a 30 € d’argent de poche, il va avoir du mal à claquer 15 € dans un album. On propose aussi pas mal de bandes dessinées en coffret, les collectionneurs sont contents, mais rien ne justifie que ces ouvrages coûtent si cher. Ce qui coûte très cher dans le livre, c’est la diffusion, la distribution et la librairie. Je sais bien qu’il galère, mais le libraire prend la plus grosse part du livre, la diffusion/distribution, c’est souvent le même intermédiaire. Celui qui balade les livres, le distributeur, est toujours content, ventes ou pas de vente : plus il y a de bouquins, mieux il se porte, il n’y a pas de crise.
Mais, au niveau du papier, nous sommes arrivés à un seuil qui empêche le renouvellement des lecteurs : les BD sont chères, le nombre de lecteurs n’augmente pas des masses... Le lecteur jeunesse lit plutôt du manga : certains passent au comics traditionnel, parce qu’il y a beaucoup d’auteurs maintenant qui sont influencés par le manga. Mais il y en a assez peu qui suivent ce parcours, finalement, ils arrêtent le manga et donc la bande dessinée.
L’autre réalité, c’est qu’il a plus de loisirs culturels, ludiques et la concurrence est plus forte. La jeune génération n’en a rien à secouer du carton : elle télécharge un épisode de Naruto en scantrad, elle lit sur son téléphone, elle supprime et c’est réglé. Il y en a beaucoup qui vont quand même acheter le bouquin quand il sort, mais ils n’ont juste pas envie d’attendre 2 mois ou 3 mois entre les épisodes.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Le budget serré des lecteurs a-t-il motivé le lancement du magazine numérique Watch en parallèle de l’école, avec un tarif très compétitif (3 €/mois, 36 €/l’année) ?
Thierry Mary : Effectivement, l’objectif est de ravoir un prix de vente qui ne soit pas pénalisant ou dissuasif, et de donner de la visibilité à des auteurs pour qui ce serait compliqué d’être édités, pas parce qu’ils ne sont pas bons sur le plan technique, mais parce que compliqué d’avoir accès au circuit traditionnel, en saturation.
À 3 €/mois et 36 €/l’année pour un accès à tous les contenus — ce qui signifie que plus on avance dans le temps, plus ce sera intéressant — on mise effectivement sur une offre très compétitive. Nous pouvons le faire, parce que nous sommes une petite structure, mes coûts de fonctionnement ne sont pas très élevés. Une grosse structure aurait plus de mal à proposer une telle offre commerciale.
Quelles sont les conditions financières de la publication sur Watch ?
Thierry Mary : Les auteurs ont un forfait à la page pour ce qu’ils font, avec signature d’un contrat. Dans un second temps, l’idée, c’est de compiler les épisodes et de les proposer de façon autonome : quelqu’un qui ne veut pas s’abonner pourra suivre une série épisode après épisode, sur les stores numériques, en dehors de Watch. Sur ces épisodes, l’auteur récupère 50 % du bénéfice, après avoir enlevé les 30-35 % de l’intermédiaire et des taxes diverses.
Pourquoi avoir créé le studio de jeu vidéo indépendant I’m a Dog, hébergé dans l’enceinte de L’iconograf ?
Thierry Mary : L’idée, c’est de constituer un parcours transmédia où l’on forme les auteurs, ils valident leur formation, et ont la possibilité de publier des projets dans Watch. Parmi ces projets, il y en a sûrement qui peuvent être sympas une fois adaptés en jeu vidéo, l’évolution est donc assez cohérente. De fait, I’m a Dog n’a pas l’approche traditionnelle d’un studio de jeu vidéo : en général, le studio traditionnel a d’abord un concept de jeu, et après il le met en œuvre en apportant des images et le graphisme. Nous, on est partis d’un univers graphique, on a raconté une histoire et on se demande comment cela pourrait être intéressant à jouer.
Finalement, un jeu vidéo raconte une histoire, comme une bande dessinée. On essaye de créer de l’empathie, ou de la détestation, peu importe, pour un personnage principal, mais aussi de susciter de l’intérêt, du plaisir. Il s’agit toujours de se préoccuper de la personne qui aura l’œuvre en main, sous les yeux. Le but du jeu, ce n’est pas d’être exposé dans un musée — c’est très bien que ça le soit, ça donne une reconnaissance et le travail prend de la valeur. Mais, à la base, la bande dessinée est un art populaire, destiné à être reproduit un maximum de fois et à avoir un maximum de lecteurs.
Pour découvrir le jeu CIBOS, c'est par ici.
Commenter cet article