Depuis quelques heures, un formulaire spécifique a été mis en place par Google, pour faire disparaître des traces désagréables sur internet. Faisant suite à la décision de la cour européenne de justice, du 13 mai dernier, le moteur de recherche accepte que les internautes puissent obtenir un droit à l'oubli. Pourtant, la situation ne sera pas simple explique un porte-parole de la firme : d'accord pour le droit à l'oubli, mais qu'en est-il du droit à l'information du public ? Velu…
Le 01/06/2014 à 12:02 par Nicolas Gary
Publié le :
01/06/2014 à 12:02
Denis Bocquet, CC BY 2.0, sur Flickr
Selon le quotidien allemand Der Spiegel, ce sont 12.000 demandes qui ont été enregistrées depuis l'ouverture du site internet, jeudi soir. Les demandes seront examinées individuellement, après vérification de l'identité du demandeur. La firme américaine précise :
Selon un récent arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne, certains utilisateurs ont le droit de demander aux moteurs de recherche de supprimer les résultats de recherche qui incluent leur nom, pour autant que lesdits résultats soient inadéquats, pas ou plus pertinents ou excessifs au regard des finalités du traitement.
Lors de l'évaluation de votre demande, nous vérifierons si les résultats comprennent des informations obsolètes vous concernant. Nous chercherons également à déterminer si ces informations présentent un intérêt public, par exemple, si elles concernent des escroqueries financières, une négligence professionnelle, des condamnations pénales ou une conduite publique adoptée par un fonctionnaire.
L'histoire en marche - sa disparition avec ?
La question avait déjà soulevé quelques débats, évoqués dans Le Monde, autour de la disparition des informations. Le droit à l'oubli dans cet environnement numérique se heurte en effet à une volonté de conservation et d'archivage de l'histoire. « On a réagi d'autant plus vivement quand on a cru comprendre quelque chose », expliquait Jean-Philippe Legois, président de l'Association des archivistes français. Leur pétition, lancée en mars, a récolté des dizaines de milliers de signatures, avec notamment celle de l'Association d'historiens, Liberté pour l'histoire.
C'est que, faire disparaître partiellement les traces d'un passé, implique de se couper d'un pan qui pourra, à l'avenir, être intéressant - primordial ? - pour comprendre les évolutions. Évidemment, la législation européenne n'a pas pour vocation de créer un black-out sur internet - pas plus que le moteur de recherche n'a intérêt à ce que des millions de pages disparaissent.
« Le droit, entre autres, pour une société de connaître son passé. C'est une exigence démocratique. Il faut créer des exceptions légales, afin que les gens qui exploitent les données personnelles à des fins de connaissance ne soient pas mis dans le même sac que ceux qui les exploitent à des fins commerciales », précise l'historienne des administrations publiques Florence Descamps, auprès de nos confrères.
Bonne presse, mauvaise presse...
Mais cette idée de faire supprimer des éléments erronés sur la Toile a déjà séduit quelques personnes bien informées dans le secteur du livre. Un romancier, dont les derniers titres n'ont pas reçu la critique qu'il estimait mériter, nous précise : « Dans quelle mesure m'est-il possible de faire disparaître des chroniques pestilentielles, trouvées çà ou là sur ce fatras d'internet ? Les rédactions, les blogs, les réseaux sociaux, qui se sont pris au jeu de massacrer menu, menu mes oeuvres, versant parfois dans l'insulte, pourraient bien payer ce comportement. »
Dans le secteur, on affirme souvent qu'une mauvaise presse vaut mieux que pas de presse du tout. Marc Levy lui-même répétait dernièrement, sur France Inter, qu'il était reconnaissant aux journalistes qui prenaient le temps d'écrire sur ses livres, même pour les dézinguer. Au moins parce qu'ils avaient pris le temps de lire. Quel intérêt alors de faire disparaître une mauvaise chronique ?
Non sans cynisme, une éditrice nous précisait hier par téléphone : « Bien sûr, nous préférons toujours un article plutôt laudatif qu'une entreprise de démolition dans les règles. Mais il faut respecter la liberté de la presse, ça va sans dire, et surtout, jouer le jeu de la critique. Dans le même temps, difficile de ne pas avoir la tentation de faire passer aux oubliettes certains papiers que l'on peut lire sur internet. L'immense liberté dont on jouit sur la Toile conduit parfois à des dérives. » Et d'ajouter, facétieuse : « Certains papiers de votre ActuaLitté mériteraient peut-être un réexamen, d'ailleurs. »
Gloups… C'est une menace ? « Non, mais je serais curieuse de savoir qui se lancera dans ce type d'élimination des traces. Je suis certaine que cela arrivera : les auteurs ont beau savoir ce qu'ils risquent avec la publication d'un livre, ils n'en sont pas moins sensibles à ce qu'ils lisent - particulièrement quand c'est désagréable. Ou erroné. »
Pierre Frémaux, cofondateur du réseau social Babelio, expliquait récemment dans un entretien à l'INA : « Il y a 7 fois plus de critiques très positives que très négatives sur Babelio, et les avis positifs sont jugés plus utiles (appréciés par 3,5 lecteurs en moyenne) que les avis négatifs (appréciés par 2,2 lecteurs en moyenne). On peut se risquer à interpréter ces chiffres en disant d'une part, que la lecture d'un livre est un investissement important en temps, pour lequel les lecteurs sur Babelio se renseignent beaucoup en amont afin d'éviter la déception et, d'autre part, que les réseaux de lecteurs sont plus un outil de qualification que de disqualification. »
On peut envisager que les critiques négatives, en regard de ce qui est constaté sur la plus importante plateforme communautaire autour de la lecture, ne sont pas légion sur la Toile. Et l'éditrice de conclure : « Tout cela se jouera au niveau moral : ai-je le droit de soumettre une demande de suppression, si j'estime qu'elle est motivée ? Mais dans ce cas, qu'est-ce qui la justifiera ? »
Le cas du registre ReLIRE
Un connaisseur du dossier nous faisait observer que le registre mis en place, et destiné à la numérisation des oeuvres indisponibles du XXe siècle, était le parfait exemple de l'anti droit à l'oubli. « Ce qui est fameux, c'est que les livres papier, qui ont été commercialisés et ont vécu leur vie de livre, vont désormais connaître une nouvelle existence, numérique, par l'intermédiaire de cette numérisation de masse. Certes, les auteurs, qui sont toujours vivants et dont les oeuvres sont concernées, peuvent toujours lancer une demande de retrait de leurs livres. Mais les ayants droit, dont le grand-père avait publié un livre, le demanderont-ils ? Le savent-ils simplement ? »
Brigitte Lahaie, le droit de se faire oublier par ReLIRE ?
Bien entendu, on retrouve là les grandes critiques déployées contre le registre : le manque évident de communication auprès des personnes concernées. Autrement dit, les titulaires de droit, dont les livres sont aujourd'hui commercialement indisponibles, et qui, sous prétexte de projet patrimonial de sauvegarde de la culture, vont revenir d'entre les morts.
« Quand l'Europe fait en sorte que l'on puisse se faire oublier du net, pour des raisons et d'autres, la France exhume des livres dont certains n'ont probablement plus de raison d'être. Et les auteurs restent les premiers à pouvoir décider de ce qu'une oeuvre de jeunesse peut, ou non, sombrer dans l'oubli. » Alain Absire, président de la Sofia, l'organisme chargé de l'exploitation numérique, avait lui-même avoué qu'il avait fait opposition à la numérisation de certains de ses ouvrages, parce qu'ils ne correspondaient plus à sa volonté d'auteur.
Pour profiter du droit à l'oubli de Google, c'est un peu comme pour ReLIRE : encore faut-il être averti que cela existe… La firme californienne fait peut-être un plus grand effort de communication ?
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