Beaucoup d'activités, ces derniers jours, au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. Après la lettre de mission adressée à Me Jean Martin, concernant le data mining, voici qu'une autre lettre est parvenue, le 15 juillet dernier à Josée-Anne Benazeraf et Joëlle Farchy sur la vente de fichiers d'occasion. Plus précisément, le président Pierre-François Racine s'inquiète du « possible développement d'une seconde vie des biens culturels numériques ». C'est que la commercialisation de fichiers numériques, vouée à croître, pourrait entraîner la création de cette offre.
Le 29/07/2013 à 11:40 par Nicolas Gary
Publié le :
29/07/2013 à 11:40
Le marché de l'occasion, en papier
geezaweezer, CC BY 2.0
Le président du CSPLA est plus ou moins bien informé : en effet, plusieurs acteurs du web ont déjà pris des initiatives pour structurer ces futures places de marché. Et l'on se souvient que le cas ReDigi, en avril dernier, avait fait grand bruit. Cette structure américaine avait ouvert un espace pour la revente de fichiers musicaux numériques d'occasion. Levée de boucliers immédiate des majors de l'industrie musicale, et devant la Cour d'Appel, il avait été tranché qu'une licence pour un produit numérique était limitée et donc impossible à revendre.
Or, petit problème, dans l'affaire Oracle, l'Union européenne avait jugé dans le sens inverse : une licence serait un accès permanent et ce critère serait fondamental dans le cadre de la vente. Si ReDigi forçait légèrement la main du législateur, la plainte déposée début 2012 posait clairement la question : comment interdire ce marché de l'occasion numérique, qui échappe complètement aux majors ? Et les lobbyings de réclamer alors l'instauration d'un amendement judiciaire dans la loi sur le copyright, pour s'assurer que ce commerce ne voit pas le jour.
Tout ce battage n'avait cependant pas empêché ReDigi de trouver une faille, et d'annoncer, à demi-mot, qu'une boutique vendant des livres numériques d'occasion serait ouverte cet été. En effet, le verdict empêche l'upload de musiques achetées depuis des sites légaux, avant que l'application ReDigi n'ait été téléchargée. Or, si l'on télécharge l'application d'abord, et que l'on achète sa musique ensuite, alors, tout semble devenir possible. Cela permettrait alors de contourner la décision du juge, et de poursuivre l'activité.
Protéger les titulaires des droits de la cannibalisation numérique
Mais revenons au CSPLA :
La question se pose de savoir dans quelles conditions l'acquéreur d'une oeuvre littéraire, musicale ou audiovisuelle sous une forme numérique, peut ou non être autorisé à revendre le fichier en question sur une plateforme de téléchargement, comme cela est possible dans l'univers physique, pour un ouvrage papier, un CD ou un DVD.
Les lobbyings ne sont, une fois de plus, pas bien loin. En France, début mai, le député Hervé Gaymard avait lancé l'idée d'une taxe sur la vente d'occasion en ligne.
À l'heure actuelle, pour les achats de livre sur les sites de la FNAC ou d'Amazon par exemple, l'occasion est systématiquement proposée à côté du produit neuf. Dans le secteur des jeux vidéo, plus de la moitié des jeux sont achetés d'occasion. Or selon qu'un ouvrage est vendu ou revendu, les acteurs de la transaction diffèrent fortement. Ainsi, dans le cas de la vente d'occasion, seuls le libraire, le site, le vendeur et l'État, dans une moindre mesure, touchent un pourcentage.
Selon le député, l'occasion génère une perte pour les créateurs et éditeurs, puisque, c'est connu, le marché de l'occasion impacte celui du neuf. Et provoque des trous dans les caisses des exploitants. L'idée d'une contribution permettant de pallier ce manque à gagner (tiens, l'analyse du du piratage, et l'existence même d'Hadopi, repose sur cette notion de manque à gagner...) était soulevée : un internaute achète, et revend par la suite. Sa nouvelle vente serait soumise à une taxation, pour rétablir la concurrence déloyale de l'occasion sur le neuf...
Or, le député n'allait que dans le sens d'un impôt sur les produits physiques, et pour déplorable que soit l'idée, elle avait le mérite d'introduire une solution légale. Chose dont le CSPLA ne veut pas même entendre parler. Dans la lettre de mission, le président rappelle que « le droit de distribution, composante du monopole d'exploitation reconnu à l'auteur par les textes communautaires et intégré en droit français, est limité à la première vente et s'épuise au-delà ». Conclusion : le marché de l'occasion destitue l'ayant droit de tout contrôle.
L'éphèmère du livre imprimé n'est pas à reproduire
Dans le monde physique, cela fonctionne, mais dans le cas du marché d'occasion numérique, quelle solution ? Cory Doctorow avait déjà déploré cette résolution dans le cas du prêt d'ebooks en bibliothèques : « La chose importante à comprendre, c'est que le côté éphémère d'un livre imprimé n'est pas une caractéristique que nous devrions chercher à reproduire dans les médias », expliquait-il. Eh oui : reproduire le schéma actuel de la vente de livres physiques aux bibliothèques, sur les ebooks, est une erreur fondamentale. Ce n'est pas parce qu'un livre est périssable, et doit donc être racheté après un certain nombre de prêt qu'il fallait reproduire cette fragilité, pour des fichiers qui peuvent être dupliqués à l'infini.
Et c'est bien le point soulevé par le CSPLA, au travers d'un développement de ce marché d'occasions numériques, avec « l'application ou non de cet épuisement lors de la mise à disposition du public en ligne des oeuvres ». Si l'on interdit que l'oeuvre dématérialisée puisse être revendue, on protège mieux le marché naissant. Et citant le cas Oracle, le CSPLA redoute que l'on ne puisse étendre la décision de la Cour de justice européenne.
Ce débat sur la licéité du marché secondaire des biens culturels numériques est indissociable d'un débat sur les moyens de garantir, dans une économie entièrement dématérialisée, une juste rémunération des créateurs et un niveau adéquat de financement de la création, indispensable à son renouvellement. La valeur d'un bien culturel numérique ne se détériorant par définition pas à l'usage, le développement d'un marché secondaire pourrait avoir un impact très sérieux sur le marché primaire en termes de prix comme de volume.
On peut regretter que le CSPLA ne voie pas le marché de l'occasion comme une source de découvertes possibles et comme un marché permettant d'entraîner le consommateur vers d'autres oeuvres. John Ossenmacher, PDG de ReDigi avait avancé cette hypothèse : « Peut-être l'augmentation de l'activité économique de la revente de livres numériques permettrait de compenser les pertes dans les ventes de cette nouvelle économie. » Chacun prêche donc pour sa paroisse...
Un collège de brevets
En revanche, il est important de rappeler que les sociétés Apple et Amazon se sont vu accorder dernièrement des brevets, pour la création de places de marché numérique, entièrement dédiées à la vente de produits numériques d'occasion. En février dernier, Amazon dégaina le premier, avec Object Move Threshold.
Cette solution garantit la limite de revente d'un produit numérique - et par conséquent, sa rareté, autant que sa valeur dans le temps. « Par exemple, un objet populaire usager numérique, comme une chanson, peut avoir un OMT de trois ans », expliquait le brevet. D'autres éléments interviendraient, comme le fait d'être un client Premium d'Amazon, ce qui autoriserait la vente à plusieurs reprises d'une oeuvre, de même qu'un étudiant client d'Amazon profiterait de certains avantages.
Ce fut ensuite en mars qu'Apple reçut l'accord des autorités américaines pour Managing access to digital content items. Celui-ci est assez différent de ce qu'Amazon a obtenu : il décrit comment un utilisateur pourrait transférer ses droits sur un contenu acheté, à un consommateur tiers. Le transfert serait alors potentiellement temporaire, comme dans le cadre d'un prêt, ou permanent, dans celui d'une vente.
Autrement dit, la firme de Cupertino considère un peu plus qu'un simple commerce d'occasion, et envisagerait de favoriser les échanges et interactions entre deux possesseurs d'un appareil iOS. Tout en mettant en place une disposition qui permet aux titulaires des droits sur l'oeuvre de percevoir une somme, au moment où le transfert se déroule.
Lourde tâche donc, pour les chargées de cette mission, qui examineront les enjeux « aussi bien juridiques qu'économiques » qu'engendrerait un pareil marché. Surtout que la lettre insiste bien sur « les questions juridiques liées à la seconde vie des oeuvres sur le marché numérique, et à identifier les enjeux tenant à la valeur économique des contenus culturels ».
Lourde, certes, mais probablement déjà réglée par avance. En effet, Josée-Anne Bénazéraf est avocate, connue pour avoir défendu la SACEM contre le P2P, qualifié d' « Eden de la contrefaçon » alors que l'on doit à Joëlle Farchy, une étude intitulée « La copie privée numérique. Un danger pour la diffusion commerciale des œuvres culturelles ? », rapporte pcinpact.
lettre_de_mission_seconde_vie_des_biens_culturels_numeriques.pdf by ActuaLitté
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