En mai 2015, Andrus Ansip, vice-président de la Commission européenne, présentait la stratégie numérique de l’Europe pour le marché unique numérique. Parmi les grands piliers qui sous-tendaient les propositions, la volonté ferme de « définir les priorités en matière de normes et d’interopérabilité ». L’ensemble s’articulait autour d’une facilitation d’accès aux biens et services numériques pour les consommateurs et les entreprises, à travers les États. La France a décidé de porter le combat plus loin.
Le 31/05/2016 à 13:05 par Nicolas Gary
Publié le :
31/05/2016 à 13:05
ActuaLitté CC BY SA 2.0
Des 16 propositions présentées le 6 mai 2015, plusieurs démarches ont avancé, comme la fin du géoblocking : appliqué aux produits physiques uniquement, il exempte toutefois les produits numériques protégés par le droit d’auteur. La semaine passée, la présentation du projet de règlement va entrer en discussion dans les échanges communautaires.
Mais l’un des grands combats que la France souhaite mener reste celui de l’interopérabilité, dans une approche qui répond aux souhaits de Günther H. Oettinger, commissaire à l’économie numérique. Selon lui, les États ne peuvent pas être à la pointe de la révolution numérique, tout en ayant un marché fractionné. « Il est essentiel d’avoir des normes communes et des solutions interopérables, au niveau des produits et des services. L’économie numérique ne devrait pas se développer dans un environnement ni sur des plateformes verrouillées. »
L’European and International Booksellers Federation avait initié en octobre 2014 une Charte du livre, où cette interopérabilité était prônée : « Les consommateurs européens doivent avoir le choix de lire leurs e-books acquis légalement sur le support de leur choix et ne devraient pas être emprisonnés dans des systèmes fermés. Tous les livres numériques devraient être interopérables, quelle que soit leur provenance. Lors de l’achat d’un livre numérique, les consommateurs devraient se voir garantir la totale interopérabilité entre les fichiers et les outils de lecture. »
La démarche était déjà effleurée par le directeur du service du Livre et de la Lecture Nicolas Georges, lors des rencontres de l’EPUB Summit, à Bordeaux. L’interopérabilité permet de défendre les droits des lecteurs, évidemment, mais aussi ceux des auteurs, qui souhaitent voir leurs œuvres diffusées le plus largement possible, et pas sous la contrainte d’un revendeur dominant, expliquait le directeur du SLL. Des propositions devaient être présentées sur la directive européenne concernant le droit d’auteur, ou le droit du consommateur dans l’environnement numérique. L’idée était de « travailler sur une révision des modes contractuels qui lient lecteurs et éditeurs et plateformes ».
Cette interopérabilité était défendue ce matin même, au cours du conseil des ministres européens de la Culture, par la France. « L’interopérabilité, c’est cette méthode qui permet de transférer sa bibliothèque de livres d’un appareil vers un autre », rappelle simplement un opérateur technique. Autrement dit, la capacité, si l’on a souscrit à une offre Apple, de pouvoir basculer chez Amazon. Or, dans le livre numérique, le problème majeur est celui des formats : d’un côté, l’EPUB, soutenu par le monde entier, de l’autre, le KINDLE, que seul Amazon supporte. Et qui pourtant parvient à demeurer leader sur l’ensemble du marché anglosaxon.
La France attend donc de la Commission européenne qu'elle réalise une étude sur l’interopérabilité des contenus et des supports, avec pour objectif un état des lieux de ce qui est en accès ouvert et fermé. Les nuances sont subtiles : ainsi, Apple supporte bien le format EPUB, mais l’ebook acheté via la boutique de la firme nécessite quelques ajustements si on souhaite le lire sur un autre appareil que ceux de la firme.
« À ce jour, plus aucun fichier musical n’est affublé de DRM, parce que les consommateurs ont poussé les fournisseurs à changer leur manière de faire. Il est insupportable que l’on ne puisse pas transférer ses livres d’un système à un autre », indique le ministère de la Culture. Une position que la ministre est allée défendre devant le conseil des ministres de la Culture. « Derrière cette démarche, il y a la volonté d’encourager l’offre légale : conserver un livre après achat et pouvoir le transférer sur plusieurs appareils représente une garantie pour le consommateur. Comprendre les restrictions qui pèsent sur le marché n’incite pas les consommateurs à passer par une offre légale. »
Avec pour conséquence immédiate d’espérer endiguer la contrefaçon, précisait déjà la France dans un mémo adressé à la CE. Une solution technique interopérable pourrait alors servir à « contrer la réticence croissante des lecteurs à payer et pour lutter contre le piratage ». Et dans le même temps, préserver « la diversité créatrice, elle-même assurée par, notamment, une diversité au sein des revendeurs ».
En somme, le segment de l’ebook ne décollerait pas du fait que les achats opérés ne seraient pas pleinement interopérables. « Une étude d’impact apportera une vision plus claire du marché. Et l’on comprendrait certainement pourquoi et comment développer le secteur », souligne la rue de Valois.
Interopérabilité rime également avec DRM, même vaguement : un verrou numérique apposé sur un ebook sert avant tout à protéger de la copie non autorisée dudit livre. Mais à ce jour, seules les mesures techniques d’Adobe sont en vigueur pour les ebooks. Chose qui a poussé Paris à accueillir le bureau européen de l’International Digital Publishing Forum. Ce dernier est chargé d’élaborer les spécifications techniques de la norme EPUB, et pousse la fondation Readium. Son projet est d’aboutir à des logiciels open source capable de lire ledit format. Et depuis peu, de produire une DRM light, appelée LCP.
la solution la plus simple reste... #EliminateDRM - Paula Simoes, CC BY SA ND 2.0
« Avec Readium, la France a cherché à concilier l’interopérabilité et les DRM. » La démarche est louable, les implications multiples : ainsi que ActuaLitté l’avait précisé, le développement de la DRM LCP, censée être open source, s’opère dans un certain flou – voire une réelle opacité, souligne-t-on.
Les spécifications techniques ne sont pas rendues publiques, ce qui laisse planer le doute quant à la volonté d’un outil Open Source. Si la DRM a vocation à être moins contraignante, les limitations qu’elle porte aujourd’hui sont loin de faire l’unanimité.
« À la suite de cette étude sur l’interopérabilité, émaneront de la Commission des propositions : toutes les solutions ne s’y trouveront pas, mais il faut répondre à des problématiques réelles. Les éditeurs eux-mêmes ne sont pas satisfaits d’avoir à jongler avec deux normes », explique un habitué des démarches européennes. « Nous sommes au début de la régulation des acteurs numériques, et des notions comme la position dominante doivent aujourd’hui être revues. Comment estime-t-on cette position, dans un marché protéiforme ? Le droit de la concurrence a lui-même du mal à aborder ces sujets, mais le droit doit s’adapter à l’évolution des marchés. »
La France avait d’ailleurs souligné que cette interopérabilité offrirait « un moyen efficace de lutter contre la concentration artificielle des distributeurs qui ont imposé des restrictions aux consommateurs, limitées à certains systèmes matériels et logiciels prédéfinis ».
L’étude de la Commission porterait alors sur l’ensemble des secteurs culturels, en observant chacun des marchés. « Certaines choses sont liées à des environnements technologiques que l’on ne peut pour l’instant pas modifier. Mais la vocation de la Commission est d’aboutir à un marché numérique fluide. » Et pour l’instant, la France, comme bien d’autres États membres, considère que, au moins sur le livre numérique, il y a un réel souci.
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