Dans le cadre de l’opération Making-of Exclusif, menée par Fnac, ActuaLitté propose de découvrir l’un des extraits commentés par l’auteur dans une sélection de 10 romans. Aujourd’hui, La Toubabesse, de Louis-Ferdinand Despreez, paru aux éditions La Différence.
Le 23/09/2016 à 08:41 par La rédaction
Publié le :
23/09/2016 à 08:41
Pour cette rentrée, Fnac a proposé à 10 auteurs de réaliser le making-of de leur roman. Ces textes sont réunis dans un ficher EPUB, enrichi de photos, illustrations et des commentaires. On peut télécharger gratuitement sur cette page la totalité de ces bonus exclusifs, ainsi que des versions numériques ou papier des ouvrages.
« Cher lecteur, avant de commencer à te raconter l’histoire qui va suivre, permets-moi de t’avertir avant que tu ne me voues pas aux Gémonies parce que tu me trouves trop malpoli ou parce que je dis comme ça, sans façon, Nègre et Blanc, ou Toubab et Bougnoule, voire bien pire encore. Pourtant j’ai longtemps marché dans les clous, dit ce qu’il fallait comme il fallait quand il fallait, appelé un sourd un malentendant, dit un Black plutôt qu’un Noir, fait le tolérant compréhensif éclairé et aimable en tous lieux en respectant les innombrables encycliques de la pensée correcte. J’ai même feint d’accepter le Ramadan arriéré des uns, les mezouza superstitieuses des autres, et les prétentieuses bénédictions Urbi et Orbi du grand chef de ceux qui ont tenté de m’élever ! J’ai été jusqu’à m’accommoder des dérisoires protocoles de sous-préfectures ou de ces ronds de jambe burlesques d’ambassades perdues dans les steppes et les savanes, et me suis retenu de rire à m’en étouffer des titres ronflants de ministre, d’excellence ou de monseigneur, sans parler des prétentions de certaines Premières dames quelquefois dangereuses !
Je n’ai jamais non plus déparlé de ces peuples dont on dit qu’ils ont souffert, ou des « minorités précédemment désavantagées » comme disent les gens qui aiment emballer la vérité cruelle dans du papier de soie, alors que je peux te dire que, souvent, ça me démangeait. J’ai même porté cravate et chaussettes plus souvent qu’à mon tour pour être digne de mon titre et de ma fonction quand j’en avais une, et de tous les honneurs de perlimpinpin qui allaient avec. Mais ça, c’est fini ! C’était dans une autre vie de jeune lion ardent et sans peur, une vie dont je vais te raconter un petit bout, ici et maintenant, et en parlant comme à la case, sans vouloir faire du français élégant avec des phrases fluides comme de la diarrhée estampillée officielle par les sages de la Coupole ou le Petit Robert. Et ce que tu vas lire ici n’est pas né de mon imagination. Ah non ! Hélas peut-être…
J’ai été l’ami, le confident et le Blanc Personnel, et corvéable, contre espèces trébuchantes et sonnantes, et quelquefois par conviction il faut le reconnaître, de quelques caciques, grands vizirs et hauts-d’en-haut de par chez nous en Afrique dont je vais te parler au fil de ces pages, et il m’arrive encore, bien des années après, de me souvenir de ces détails que seules l’intimité et la complicité avec les grands font partager, comme cette façon matoise, mais un peu obtuse aussi, qu’avait ce Président-là, de me regarder par-dessus ses lunettes lorsque je lui disais quelques vérités inquiétantes, ou du ressort toujours cassé dans le fauteuil où je m’asseyais lorsque ce dictateur bénévolant me recevait dans son bureau Louis XV, ou encore comme l’intrusion tonitruante et malgracieuse de Madame la Présidente dans le cabinet de cet autre qui lait doux quand sa moitié lui ordonnait sévèrement d’éteindre le cigare que je lui avais apporté en douce, ou pour finir, dans le salon calfeutré derrière des vitrages blindés de ce tyran marxiste élu à une honorable majorité de cent deux pour cent, les explosions de joie devant la télévision à chaque but marqué par un footballiste nègre pendant la Coupe Africaine des Nations.
Je vois à tes sourcils qui se lèvent que tu es un peu étonné. Eh oui, j’ai été Blanc Personnel de quelques grottos Noirs. Tu ne savais sans doute pas que ce métier existait, alors laisse-moi t’instruire un peu avant d’aller plus loin dans ce récit ; pour bien s’acquitter avec diligence et talent de sa fonction et de ses missions diverses et variées de Blanc Personnel, il faut être blanc pour commencer, évidemment, et être sorti de l’ENA à Paris, de l’Académie royale militaire de Sandhurst en Grande-Bretagne, du MIT à Cambridge, de l’École du cirque de Pékin, de l’École hôtelière à Genève. Et un stage au FSB à Moscou dans la section Assaut, Infiltration, Coups Tordus et Désinformation ne peut pas nuire. Tu vois que je ne te cache rien et ne tente en rien de me faire plus beau que je ne suis. »
Le Making-of de l'auteur
J’ai choisi comme premier extrait le prologue de la Toubabesse parce que les premières lignes d’un roman sont décisives à mes yeux ; elles ont toujours déterminé pour moi l’envie de poursuivre la lecture d’un livre, ou non. Pour ma part, j’aime mettre dans les premières pages un concentré de la forme et du fond de ce qui va suivre. Dans le prologue de la Toubabesse, je tenais à donner des clefs de compréhension au lecteur et à lui faire sentir que le narrateur est quelqu’un d’ailleurs, d’une autre culture et d’une autre sensibilité, qui ne parle pas, ni ne pense, comme un lecteur occidental ou un journaliste ; il ne s’embarrasse pas de ces convenances de langage ou de pensée qui font la loi et qui sont le dénominateur commun dans les médias, l’inconscient collectif ou la politique des pays développés.
Le narrateur dit un Blanc, un Nègre et un Bougnoule dans les premières lignes, avec un égal souci de précision, ce qui a un sens pour lui et annonce une tonalité de forme ; il parle comme un Africain qui n’a pas peur des mots parce qu’il sait ce que les mots veulent dire, et pas ce qu’on croit qu’ils veulent dire lorsqu’on est englué dans la bonne conscience et le discours lénifiant ambiant. Un Africain sait que la discrimination est ailleurs et le narrateur tient à partager sa vision tout de suite en amont du récit pour préparer le lecteur à ce qu’il va lire, et qui sous des dehors de farce est bien plus une satyre de la colonisation rampante qu’une moquerie de l’Afrique.
Mais en utilisant des mots qui peuvent être perçus comme violents – ce qui n’est pas grave au demeurant parce que le romancier a tous les droits, même celui d’être honni – il introduit aussi une tonalité de forme dans le texte qui va dès ce moment être peuplé de ce truculent français d’Afrique, la langue de Racine enrichie de tournures idiomatiques, d’argot de makaya et de néologismes pétillants, mais qui reste du français… Je voulais que la Toubabesse soit une transcription littéraire d’une des formes de l’oralité des conteurs africains. Et il fallait, de mon point de vue, que les règles soient posées dès la première page pour prendre le lecteur par la main et le conduire à s’asseoir sous l’apatam le soir à la veillée…
Cette démarche est en grande partie liée à ma façon d’écrire ; en période de rédaction, je parle en réalité mes phrases et mes paragraphes en les subvocalisant en boucle au risque de passer pour un psychopathe marmonneur… Lorsque les périodes me semblent assez polies comme des galets, ensuite seulement, je les dis à haute voix comme je le ferais pour une assemblée d’auditeurs et je m’efforce de vivre les dialogues, jusqu’à y mettre des accents qu’ils soient afrikaner, anglophone ou d’Afrique francophone, quelquefois en y associant une gestuelle ou des mimiques. C’est à ce prix que j’ai le sentiment de parvenir à la justesse de ton.
Lorsque j’ai l’illusion d’être satisfait par ce qui va constituer le premier jet rédigé sur le traitement de texte de mon ordinateur portable, je me contrains à l’oublier pour une période de longueur variable, quelques jours ou quelques mois, avant de reprendre le texte, ce qui se matérialise en général par des coupes sombres, l’élimination des doublons et une gestion plus précise de la ponctuation pour restituer le rythme du langage parlé.
Le passage de l’oralité à l’écriture se fait au cours de ce processus finalement assez complexe qui consiste à laisser reposer le texte initial pour que se décantent les scories. Et c’est la phase la plus délicate, parce qu’il ne faut pas basculer dans la narration écrite orthodoxe en épurant le langage à l’excès, ni tomber dans le sketch théâtral en dédaignant les passages de liaisons qui doivent refléter la maîtrise de la langue écrite. Il n’est pas rare qu’une ligne soit ainsi re-écrite une bonne trentaine de fois jusqu’à ce qu’elle se dévide avec aisance et naturel… Enfin, le manuscrit est soumis à un premier lecteur qui a tous les droits, tout comme l’auteur, y compris celui d’aimer, ou de détester…
Ensuite, il faut encore travailler. Et re-travailler jusqu’aux épreuves. Le livre un fois imprimé, la tentation est encore grande de fignoler une phrase ici ou là, ou de changer un mot comme ce peintre qui poursuivait les acheteurs de ses tableaux avec un pinceau pour une dernière retouche…
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