Le Projet Bradbury a six mois. Je suis arrivé à la moitié du parcours. Six mois, c'est à la fois très long et très court. En fait, à la réflexion, cela me semble horriblement court.
Le 14/02/2014 à 08:19 par Julien Simon
Publié le :
14/02/2014 à 08:19
J'avais lancé cette idée idiote d'écrire une nouvelle par semaine pendant un an suite à cette fameuse réflexion de Ray Bradbury, vous vous souvenez ?
“Écrire un roman, c'est compliqué: vous pouvez passer un an, peut-être plus, sur quelque chose qui au final, sera raté. Écrivez des histoires courtes, une par semaine. Ainsi vous apprendrez votre métier d'écrivain. Au bout d'un an, vous aurez la joie d'avoir accompli quelque chose: vous aurez entre les mains 52 histoires courtes. Et je vous mets au défi d'en écrire 52 mauvaises. C'est impossible.”
Je ne m'étais alors pas vraiment rendu compte que ma vie entière tournerait autour de ce projet. C'était un peu une idée en l'air, quelque chose pour occuper mes soirées, qui ne me prendrait pas forcément tout mon temps, mais j'ai vite réalisé que pour bien faire, j'allais devoir m'y consacrer à fond, quasiment jour et nuit. De défi, le Projet Bradbury est devenu sacerdoce. Pour de vrai.
J'avais une idée des implications, mais comme toute difficulté, comme toute montagne à gravir, on ne se rend vraiment compte de la déclivité de la pente qu'une fois qu'on doit la monter à pieds. La bonne nouvelle, c'est que je n'avais pas surestimé mes forces : jusqu'à présent, le Projet Bradbury est un succès, avec 26 nouvelles au compteur et aucun retard à signaler. Mais plus qu'une confirmation de ma capacité à tenir bon, écrire pendant six mois de façon quasiment ininterrompue m'a conforté dans un choix : celui que j'ai fait de devenir écrivain.
1. Sur la façon d'écrire
On ne naît pas écrivain, c'est du moins ce que je crois : on le devient en écrivant. J'ai plusieurs fois eu l'occasion de dire à quel point j'aimais la définition du métier par Martin Winckler : pas écrivain, mais écrivant. Écrire pendant six mois, plus que je ne l'avais sans doute fait dans les dix dernières années, m'a appris — ça peut paraître bête — que plus on écrit, plus on écrit facilement, et mieux on écrit.
Il y a six mois, lorsque j'ai commencé, j'avais toutes les peines du monde à me mettre à ma table de travail. Les idées venaient, mais pas la motivation, ou en tout cas pas l'énergie. L'effort me paraissait si insurmontable que, de dépit, je me levais de ma chaise pour prendre l'air, décompresser en attendant que la flamme se rallume. Bien sûr, j'avais lu ces auteurs qui prétendaient qu'écrire était simple, et qu'il suffisait... d'écrire, mais je ne me sentais pas à ce niveau d'aisance. Jusqu'à ce que je comprenne qu'il fallait se forcer.
Chuck Palahniuk, dans ses conseils aux aspirants auteurs, propose une chose : régler un chronomètre sur soixante minutes, se poser devant le clavier et se forcer à coucher des mots jusqu'à ce que la sonnerie retentisse. Si au bout d'une heure, on en a assez, on a le droit de passer à autre chose. Mais dans la plupart des cas, l'écrivant est tellement pris dans son récit que la sonnerie le dérange : il ne souhaite qu'une chose, continuer à écrire. C'est une caricature, bien sûr, mais le processus n'en reste pas moins vrai : de la même manière que s'il veut terminer son meuble, un ébéniste doit se mettre au travail (vous vous souvenez, écrire est un métier ?), un auteur doit se sortir les doigts du... se forcer à coucher des mots sur la page, et peu importe leur qualité dans un premier temps. C'est une gymnastique mentale. Pour écrire, j'ai dû envoyer valser la sacro-sainte attente de l'inspiration, qui ne tombe pas du ciel, mais qui à l'instar de l'appétit, vient en écrivant.
Je vous avais un peu parlé de ce livre, The Talent Code, dans un précédent article, où l'auteur décrivait le processus de myélinalisation des synapses dans le cerveau : en gros, plus vous pratiquez une activité régulièrement, de façon intensive autant qu'attentive, plus votre cerveau se muscle et exécute les mêmes tâches avec facilité. Un autre effet secondaire du Projet Bradbury est que j'ai gagné en aisance. Ce qui me prenait quatre jours il y a six mois me prend quatre heures aujourd'hui (je schématise). Quand en août, j'écrivais 20.000 caractères dans une journée, je m'estimais satisfait. Aujourd'hui, j'ai quasiment doublé ma production : hier, j'ai écrit d'une traite une nouvelle de 40.000 signes. Fatigant, oui, mais pas non plus éreintant comme cela aurait pu l'être avant. D'ailleurs, cela n'aurait même pas pu être possible. Et comme j'écris tous les jours pendant plusieurs heures, j'ai davantage tendance à repérer mes défauts, à reconnaître les expressions que j'emploie sans cesse par exemple. Ce recul me force à chercher des moyens de m'améliorer. Sans même le vouloir, mon style s'améliore. Pourtant, je n'ai rien d'un type doué ou d'un génie : en revanche, je connais ma force de travail et je suis opiniâtre. À la réflexion, c'est peut-être le plus important.
2. Le métier rentre, pas forcément l'argent
Comme beaucoup d'entre nous, je n'aime pas spécialement parler d'argent. Mais je tiens aussi ce blog pour démystifier certains aspects de l'écriture. Je dois aussi une certaine honnêteté aux quelques personnes qui me lisent et me soutiennent. Croyez-le ou non, les artistes doivent aussi manger, et si je n'ai rien contre les partisans du "bel art" qui ne s'épanouie que dans le désintéressement, je pense que cette vision fait du mal à beaucoup d'auteurs et d'artistes en général. Si dans les premières semaines, les abonnements m'ont permis de "vivre" (certes chichement, mais de vivre quand même), la manne s'est rapidement essoufflée en même temps que le "buzz" est retombé. C'est parfaitement normal. L'information telle que nous la consommons aujourd'hui induit ce genre de bonds d'un sujet à l'autre, et l'intérêt ne peut pas être maintenu très longtemps sans soutien de la presse (*clin d'oeil* aux journalistes, bisous).
Mais d'une part, je n'ai jamais dit que je me lançais dans ce projet pour gagner de l'argent (haha, la bonne blague). Si cela avait été le cas, j'aurais vendu mon corps à un prince saoudien. Le but était de dégager suffisamment d'argent pour me dégager son équivalent en temps (le temps étant bien plus précieux en valeur propre). Comme les abonnements sont vite retombés (en ce moment, on doit être à 5 ou 6 par mois grand maximum) et que les ventes à l'unité sont catastrophiques, j'ai développé, d'une part, une plus grande propension à l'économie et aux raclement de fonds de tiroir, mais j'ai aussi fait un effort sur moi-même pour ne plus avoir honte de demander à mes proches de m'aider ponctuellement, quand je suis à bout de souffle. Ça n'a l'air de rien, mais c'est énorme. Me lancer dans un tel projet m'a conféré une sorte de crédibilité. Les gens autour de moi ont compris que ce n'était pas juste une passade ou un caprice, mais véritablement ce que je veux faire de ma vie, d'une manière ou d'une autre.
À défaut d'argent, j'essaye de transformer mes efforts en visibilité. Grâce au roman Nemopolis, une initiative parallèle au projet Bradbury où j'écris un chapitre par semaine d'un roman que j'envoie gratuitement aux abonnés à ma newsletter, j'ai rencontré de nouveaux lecteurs. Aujourd'hui, vous êtes près d'un millier à suivre les aventures de Sara et de Simon dans le monde des morts, et c'est un grand bonheur que de vous voir réagir. Après tout, si j'écris, c'est avant tout pour être lu. Le reste viendra plus tard. Je n'arrive plus à m'inquiéter. Il y a des choses plus graves.
J'ai trouvé une métaphore que je ressors à chaque soirée lorsqu'on me demande d'expliquer ce que je fais et pourquoi je le fais : cette année en compagnie du Projet Bradbury est une retraite. J'ai fait mon paquetage et je me suis isolé dans un monastère Shaolin pour apprendre les arts martiaux. Imaginez-moi au sommet d'une montagne perdue dans les brumes éternelles (et riez). Cela ne me rendra pas plus riche, cela me coûtera beaucoup de sueur et un peu de sang, mais lorsque j'en pousserai les portes dans six mois, alors je pourrai dire : je connais le kung-fu ! je sais écrire une nouvelle. Il n'y a pas plus belle récompense que celle d'apprendre son métier par la pratique. De fait, je n'en connais pas d'autre.
Après, ça ne veut pas dire que je ne veux pas de votre argent, hein, au contraire.
3. Les projets pour la suite
Vous voulez ma mort ou quoi ? Je vais déjà terminer ce que j'ai commencé. Le Projet Bradbury est un travail de longue haleine, et ce que j'aime vraiment dans le fait de devoir produire une nouvelle par semaine, c'est que les clichés sont vite relégués aux oubliettes : il faut se renouveler sans cesse, et mieux encore, se surprendre soi-même. À ce titre, le Projet Bradbury est un véritable bonheur de créateur. Le pire, c'est que plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. Je suis même en train de travailler sur une scénarisation de jeu vidéo pour occuper mes quelques minutes encore libres. Je crois beaucoup à la diversification professionnelle, surtout quand le métier en question implique de raconter des histoires.
Le problème quand on est pris dans un processus d'écriture comme celui-ci, c'est qu'on n'a rien de concret à présenter aux éditeurs quand ceux-ci vous le demandent, ce qui est assez frustrant : Nemopolis est en cours d'écriture (on en arrive à environ un tiers, pour l'instant 130.000 caractères), et le roman que j'ai écrit l'année dernière, intitulé Le coeur des monstres, est en phase de seconde écriture (j'ai rédigé le manuscrit à la main, ce qui m'oblige à tout retaper, mais ce n'est pas plus mal). Ce roman me tient beaucoup à coeur car il réunit tous les thèmes qui me sont chers et qui transparaissent ça et là dans le Projet Bradbury : l'enfance, bien sûr, et l'adolescence, mais aussi Berlin, notre faculté à nous raconter des histoires, à inventer des monstres... ou à ne pas les voir quand ils existent. Pour résumer, c'est comme si Miyazaki (toutes proportions gardées, bien sûr, et sans comparaison) racontait l'histoire d'une adolescente dans le Berlin des années 90. Bref, j'ai vraiment très hâte de présenter ce roman à des éditeurs. Mais pour l'instant, c'est un work in progress.
D'ici à la fin du Projet Bradbury, j'aurai donc dans ma cartouchière :
Je vais dépenser une fortune en timbres (surtout qu'il faut les envoyer depuis Berlin). À tous les coups, ça me reviendra moins cher de prendre un billet pour Paris et de faire le tour des maisons d'édition avec mes manuscrits sous le bras. Bref, en septembre, le boulot ne fait que commencer. Mais vous savez quoi ? C'est sans doute le moment le plus excitant qui m'attend, et il me tarde d'y être.
***
Mais il ne faut pas perdre de vue l'essentiel : le marathon continue et j'ai encore du pain sur la planche. D'ailleurs, ce vendredi ne fait pas exception à la règle puisqu'il voit la publication de La nuit venue, 26ème nouvelle du Projet Bradbury. Une nouvelle assez onirique, dans le sillage d'Aurélia sous la terre, et forcément nostalgique puisqu'il y a un peu de mon enfance dedans.
Couverture par l'inénarrable Roxane Lecomte
L'histoire en quelques lignes :
Une belle journée d'été commence pour Jules, Vincent et Yohan, trois gamins plus ou moins turbulents qui écument les ruelles d'un petit village à la recherche d'une prochaine bêtise pour occuper leur temps. Mais face à l'imminence de la nuit, un étrange sentiment de malaise les saisit : des regrets peut-être, ou de la nostalgie. Que se passera-t-il lorsque le soleil se couchera ce soir ?
On peut trouver La nuit venue sur Kobo, Smashwords, Amazon, Apple et Youscribe au prix tout doux de 0,99€. N'oubliez pas que vous pouvez aussi vous abonner à l'intégralité des nouvelles du Projet Bradbury : c'est grâce à vos abonnements que je peux écrire comme je le fais, et ce n'est pas exagérer que de dire cela.
Le projet Bradbury continue dès la semaine prochaine. Je ne saurai jamais assez remercier ceux qui m'ont soutenu pendant ces six derniers mois. Il ne tient qu'à vous de les rejoindre. En attendant, je vous souhaite d'excellentes lectures.
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