L’apparition de l’eBook et les avancées technologiques récentes du livre numérique – notamment l’arrivée et du déploiement sur le marché du format EPUB 3, n’ont pas seulement profité à la littérature. Aujourd’hui l’édition numérique conquiert les territoires de l’éducation et de l’apprentissage. Nos cahiers, nos trousses, mais surtout nos traditionnels manuels scolaires, prêtés de génération en génération et dans lequel on inscrivait fièrement son nom et sa classe au début d’année semblent bien ringards. Aujourd’hui les contenus se veulent interactifs, enrichis, ludiques. Comment enseigner à l’heure du numérique ?
Le 03/03/2016 à 10:04 par La rédaction
Publié le :
03/03/2016 à 10:04
par Mathilde de Chalonge
Vancouver Film School, CC BY 2.0
L’éducation numérique : une impulsion américaine
La révolution éducative vient de l’Ouest, née dans la Silicon Valley, berceau des innovations digitales en tout genre. Emmanuel Davidienkoof dans le Tsunami numérique retrace la genèse de cette modernisation tout en expliquant ses motivations. Des manuels en papier à la dématérialisation des contenus, comment en est-on arrivé là, et surtout pourquoi ?
Selon lui deux idéologies se font face : la première promeut l’édition numérique dans un but d’équité et d’accessibilité à l’éducation pour tous quand la seconde a bon espoir de former des cadres supérieurs super-productifs pour les entreprises de demain.
En effet, passer d’une édition papier des manuels à une édition numérique permet de démocratiser l’accès à l’éducation dans un monde qui compte 57 millions d’enfants déscolarisés. Plus besoin d’une école, d’un enseignement, d’un livre et de cahiers quand un fichier en EPUB 3 suffit. En moyenne aux États-Unis un manuel numérique coûte sept fois moins cher qu’un manuel papier. Si les coûts liés à l’équipement des foyers sont importants (un iPad coûte au moins 400 €), ce n’est rien en comparaison des dépenses liées au fonctionnement d’une école. L’idée est alors de proposer une école « low-cost » se focalisant sur l’accès au plus grand nombre de contenus éducatifs, tout en laissant de côté les missions citoyennes et sociales qu’on lui confie aujourd’hui bien volontiers.
L’autre branche voit dans le numérique une formidable opportunité d’amélioration et de cartographie des compétences, présupposant qu’un manuel numérique est plus « intelligent » qu’un manuel papier accompagné d’un professeur. Les défenseurs de cette voie invoquent comme argument la célèbre défaite de Kasparov aux échecs contre un ordinateur. L’intelligence artificielle des logiciels sous-tendant les manuels scolaires prendrait le pas sur l’intelligence de nos professeurs. En effet un manuel numérique peut récolter un nombre important de données : combien de temps met un élève pour terminer son exercice, sur quel point achoppe-t-il systématiquement, quand est-ce qu’il fait ses devoirs le soir, à quel stade d’acquisition des compétences se situe-t-il… L’individualisation de l’apprentissage peut être beaucoup plus poussée qu’il ne l’a été jusqu’à maintenant.
Dans un monde un peu plus avancé — et effrayant, disons-le, il se pourrait même que les maisons d’édition spécialisées dans le scolaire revendent ces données aux futurs employeurs, remplaçant la bonne foi des diplômes. Ils n’auraient qu’à piocher dans une base bien fournie pour s’approprier les meilleurs éléments.
En France, c’est un mélange des deux idéologies qui a motivé l’État à passer au numérique dans le milieu scolaire. On loue un renouveau pédagogique qui favoriserait l’efficacité et l’équité du système éducatif. Les institutions gouvernementales prônent le numérique à l’École pour adapter celle-ci à nos pratiques quotidiennes. L’accent est mis sur le développement personnel et, in fine, l’amélioration des résultats scolaires (que l’on sait si mauvais) des enfants.
La Réforme du numérique en 2015 est un plan au budget d’un milliard d’euros déployé sur trois ans. S’il concerne aujourd’hui cinq cents établissements pionniers, il doit se généraliser en septembre.
On défend l’allégement du poids du cartable, l’intérêt renouvelé des élèves pour l’école (alors qu’ils sont 89 % à avouer la détester). Les fers de lance du manuel numérique assurent qu’il remotive les élèves, développe leur confiance, leur autonomie ou encore leur créativité. Les études sur l’efficacité des supports numériques sont légion.
En 2008 déjà des chercheurs comparaient deux groupes d’élève à l’école d’Amelia Earhart Orient à Riverside, en Californie. 78 % de ceux qui avaient utilisé un support interactif pendant un an obtenaient une évaluation « avancée » en cours d’algèbre, contre 59 % de ceux ayant utilisé un manuel papier.
ALlisson H, CC BY ND 2.0
Si les chiffres ont l’air de parler d’eux-mêmes, une question – très importante, reste en suspens : les éditeurs de notre enfance possèdent-ils les outils nécessaires et sont-ils prêts à produire ce contenu numérique ?
Vers la fin des traditionnelles maisons d’édition scolaires ?
Les maisons d’édition spécialisées dans le scolaire regroupées dans le collectif Savoir Livre sont aujourd’hui mises en concurrence par des éditeurs numériques indépendants ou des entreprises spécialisées en nouvelles technologies. Le gouvernement lui-même promeut par le CNED des plateformes d’apprentissage comme English for School ou D’Col qui accompagne les enfants en proie à des difficultés scolaires.
En 2008 Apple était le premier à proposer des solutions numériques aux éditeurs avec son application Author iBooks. Elle permet de produire des manuels interactifs avec vidéo, son, graphismes rotatifs 3Daudio qui s’activent au simple toucher d’un doigt.
En France sont nés des éditeurs indépendants qui ont profité de la vague numérique pour tenter une percée dans le marché de l’éducation. C’est le cas du Livrescolaire.fr qui depuis 2009 élabore des manuels scolaires collaboratifs numériques.
Alors que font Belin, Bordas, Hachette, Hatier, Magnard et Nathan dans cette révolution digitale ? Nos six éditeurs se défendent plutôt bien et s’adaptent à la percée du numérique en classe : début 2015 30 % des enseignants utilisaient déjà leurs manuels numériques. Tous proposent aujourd’hui des manuels interactifs enrichis grâce à notamment l’avancée des technologies liées à l’eBook et au déploiement du format EPUB 3 qui supporte des contenus divers (son, vidéo…).
Les maisons traditionnelles comptent sur le doublon papier/numérique pour un apprentissage optimal. En effet les usages restent complémentaires en France et ne s’excluent pas l’un l’autre.
Le manuel numérique se prête plus à des matières qu’à d’autres : les professeurs de sciences (Maths-Physique-Chimie) sont les plus nombreux à faire usage des manuels numériques en classe (46 %), suivis des professeurs d’histoire-géographie (38 %). En revanche seuls 20 % des professeurs de Français s’en servent.
Tous ne sont pas convaincus par cette révolution numérique. En effet des courants contestataires remettent sérieusement en question l’intérêt du numérique, ne voyant pas en quoi il pourrait être une solution aux problèmes éducatifs. Pour Jean-Rémi Gorard, secrétaire national à la pédagogie au Snalc, les élèves seraient déjà bien assez exposés aux écrans pour qu’ils le soient également à l’école : « Je ne suis pas technophobe, mais je crois que pour des élèves qui sont confrontés en permanence aux écrans, l’école est peut-être le seul lieu où ils peuvent découvrir autre chose, je crois aux vertus du livre ».
D’après l’enquête Savoir-Livre, seuls 15 % des professeurs souhaitent que la tablette numérique se substitue totalement au support papier. Le marché du livre scolaire ressemble sur ce point aux autres marchés éditoriaux en France : eBook et livre papier vivent ensemble et en bonne entente, sans s’écraser. Alors plutôt que de parler de révolution, compétition et concurrence, ne pourrions-nous pas parler de complémentarité et de cohabitation ?
Le manuel papier a encore de beaux jours devant lui et le manuel numérique n’a pas fini de nous étonner.
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