ALBUM JEUNESSE - Comme tous les jours, Jaunejohnny doit se rendre à un pique-nique prévu à la page 22 où l’attendent ses amis Polo et Gojo. Mais ce matin, une énorme tache noire imprévue leur barre le chemin. Les trois acolytes vont tout mettre en œuvre pour la faire disparaitre et que l’histoire retrouve son cours habituel.
Le 10/11/2020 à 13:06 par Jean-Charles Andrieu de Levis
Publié le :
10/11/2020 à 13:06
Que se passe-t-il quand les livres sont fermés ? Les fictions que nous découvrons s’évanouissent-elles lorsque nous refermons la couverture d’un album ? Cette question poétique, philosophique, nous nous la sommes tous posée enfant. Michel Galvin y apporte une réponse similaire à celles formulées pour les thématiques du jouet dans Toy Story et des œuvres d’art dans le Roi et l’oiseau : même à l’abris des regards, les aventures se poursuivent, inlassablement, et les personnages jouent et rejouent leurs histoires.
Seulement ici, un grain de sable semble avoir grippé le mécanisme routinier de l’album : l’organisation quotidienne du pique-nique en page 22 se trouve contrariée par cette souillure d’envergure. Mais tout est plus complexe qu’il n’y parait, et l’auteur nous entraine dans une aventure déjà jouée d’avance : imprimée, cette bavure opaque et salissante réapparait indéfectiblement. C’est le serpent qui se mord la queue. Tel Sisyphe avec son rocher, les personnages seraient ainsi éternellement destinés à tenter de se débarrasser de cette tache, et de se salir à la tâche pour retrouver le fil de l’histoire ordinaire, chercher à partager ce pique-nique qu’ils sont pourtant condamnés à manquer.
Et cette obsession vire au cauchemar lorsque ce motif d’éclaboussure reparait dans les rêves du protagoniste en fichu « tachemard » qui se termine sur la quatrième de couverture, les personnages ayant repoussé la salissure en dehors du livre. Mais ce n’est que peine perdue, et la tache refoulée surgit de nouveau dans les pages de l’album. Tout est à recommencer.
C’est une histoire sans fin, que l’auteur anticipe dès la couverture : le personnage, les yeux rivés sur sa montre gousset, attend la bonne heure, le bon timing pour entrer dans la narration, tandis que les pages de garde (qui suivent directement) représentent deux animaux de compagnie sur le palier d’une maisonnée vide, observant quelque chose ou quelqu’un s’éloigner, vraisemblablement leur maître parti dans l’histoire et que, par un effet de travelling, nous parvenons à rattraper trois pages plus loin.
Jaunejohnny n’a pas attendu pour débuter le récit, remontant prestement le fil des péripéties jusqu’à parvenir à ce rêve angoissant qui amène au dénouement de l’album. Cette narration cyclique implique nécessairement une ligature entre sa conclusion et son introduction et nous engage à observer de nouveau les couvertures et quatrième de couverture par le prisme de ce recommencement : nous découvrons alors l’analogie qui s’opère entre la tache blanche du rêve et le fond blanc de la « réalité ».
La couleur et la matière qui les parcourent sont similaires, et cette équivalence pose un nouveau paradoxe : le réel se dessinerait-il sur fond de rêve ? Ce motif du rêveur rêvé, qui rappelle la fameuse nouvelle de Borges Les ruines circulaires, interpelle et engage une réflexion supplémentaire, une nouvelle piste d’interprétation des images : cette histoire serait-elle un délire nocturne, et si oui, quel inconscient s’exprime à travers elle ?
Cumulant les axes réflexifs ouverts mais jamais fermés, les personnages reprennent un leitmotiv déjà aperçu dans un précédent album de l’auteur. Affublés de l’uniforme de parade que les Beatles arborent sur la mythique couverture de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band, ces trois bonshommes de papier empruntent les traits de John Lennon, Paul Mc Cartney et Georges Harrison. Ringo Starr et son uniforme rose sont absents mais remerciés en début d’album, et cette exclusion arbitraire permet à l’auteur de retrouver le triangle de protagoniste et de couleur déjà développé dans L’étroit cavalier (publié au Seuil). Chaque personnage se distingue en effet par une couleur primaire qui le définit mais, en s’escrimant à enlever la souillure, celle-ci finit par les salir et contaminer leur pureté chromatique jusqu’à les recouvrir entièrement et qu’ils deviennent eux-mêmes trois taches anthropomorphes.
Et si les personnages parviennent à se laver, nous avons vu que ce n’est que peine perdue, la tache revenant invariablement. Alors que les nuances primaires représentent la possibilité de toute chose et l’origine de toute teinte, le noir est la négation de la couleur, le champ optique où tout s’abîme, la tonalité qui avale toute forme et la noie dans son opacité. Les personnages se perdraient-ils dans cette quête qui les dévie de leur supposé récit initial ? Leur essence se dégraderait-elle dans cet acharnement aveugle qui finit par les indifférencier et les occulter ?
Les paradoxes et pistes d’interprétations ne se situent pas seulement sur le plan du scénario et de l’icône, mais aussi sur celui de la représentation en ses qualités matérielles. En effet, les images composites réalisées par Michel Galvin sont parcourues de zones de frictions visuelles. L’auteur, qui se revendique davantage artiste/peintre qu’illustrateur jeunesse, place en avant la picturalité de ses mises en scène tout en les accompagnant de retouches informatiques.
Les images sont parsemées de traces et coulures de peintures qui dessinent des formes oscillant entre l’abstraction et la figuration, structurées par des traits réguliers ajoutés à l’ordinateur et réhaussées de textures et dégradés informatiques. De même, des portions de dessins semblent provenir de collages de matières entièrement réalisés sur photoshop. Ainsi, l’image exhibe autant son origine matérielle (le travail de la main, rugueux, irrégulier) que ses apports immatériels (provenant des logiciels, lisses, policés).
Ces assemblages graphiques offrent de curieux contrastes qui, à l’instar du scénario, exhibent l’artifice de l’image. Ils nous incitent à mieux les observer et accompagnent l’élaboration d’un univers mental : l’auteur ne bâtit pas un monde graphiquement cohérent, homogène, mais au contraire un univers plein d’esprit qui se dérobe et intrigue autant qu’il fascine et amuse.
Si nous ne souhaitons pas nous livrer à une interprétation psychanalytique pour le moins hasardeuse de ces quelques éléments potentiellement symboliques relevés, ceux-ci stimulent singulièrement la lecture. Ils se perçoivent comme des symptômes qui palpitent et indiquent que cet album est habité par quelque chose qui sous-tend les images et s’agite sous le scénario, des émotions qui ne s’affichent pas distinctement mais demeurent bien présentes, palpables mais non nommables.
Cette part de mystère, qui n’enlève rien à la bonne humeur qui règne dans le récit, enrichit singulièrement l’album. Il y a ainsi quelque chose d’entêtant dans ce récit, de jouissivement cérébral. L’auteur joue avec l’idée de fiction et emporte le lecteur dans ses réjouissances. Le récit est mené tambour battant et les jeux de mots abondent. On se laisse facilement prendre dans ce scénario délirant, prenant plaisir à observer et suivre des personnages conscients d’évoluer dans une histoire sans en relever les nombreux paradoxes.
Habitué des récits insolites empreints de poésie, Michel Galvin livre un nouveau conte philosophique d’une grande beauté plastique, qui saura autant divertir que donner du grain à moudre aux esprits les plus curieux.
Michel Galvin - Demain est (presque) un autre jour - Le Rouergue - 9782812621192 - 16,90€
Paru le 04/11/2020
44 pages
Editions du Rouergue
16,90 €
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