« Ce que écrire veut dire » (Presque Bourdieu)
Le 14/05/2019 à 10:12 par Maxime DesGranges
Publié le :
14/05/2019 à 10:12
ESSAI – Dans un essai aussi pointu que stimulant paru aux Éditions Corti, Alexandre Gefen, critique et fondateur du site de recherche Fabula, dresse un premier état des lieux de la littérature française contemporaine en identifiant comment se dessine son projet et se redéfinit sa fonction.
De quoi la littérature d’aujourd’hui nous parle-t-elle ? Quel est son but (si tant est qu’elle en ait un) ? Ou, pour le dire avec Antoine Compagnon tel qu’il le posait au Collège de France en 2006 : « La littérature, pour quoi faire ? » C’est à ces questions que tente de répondre Alexandre Gefen en analysant une large partie de la production littéraire contemporaine. Qu’on se comprenne : ici pas de Gavalda, de Musso ni d’autres auteurs populaires, pas de Polar ni d’Heroïc Fantasy ; on parle bien de ce qu’on appelle, faute de mieux, la « littérature exigeante » (« littérature minoritaire » dirait Jean-Michel Delacomptée), à opposer à la littérature facile, commerciale. Et même si la liste des auteurs cités par Gefen n’est pas exhaustive, elle a le mérite d’être largement étoffée et d’être une véritable invitation à la lecture.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos écrivains, ce qui, non, n’est pas la même chose, pas de mauvais esprit. La question ici n’est donc pas de se demander pourquoi les écrivains écrivent – question aussi ancienne que la littérature et qui a donné lieu à des réponses célèbres (Beckett : « Bon qu’à ça. » Cendrars : « Parce que. », etc.) – mais bien : pour quoi ? Et c’est là que nous perdons la moitié de nos chers lecteurs, déroutés, découragés, effarouchés par cette subtile nuance. Pour la moitié restante, rappelons que dans L’Art de la fiction, à propos duquel nous avons rédigé une chronique, John Gardner assurait qu’aucun grand écrivain ne s’était assis à son bureau dans le but de « s’exprimer ». L’assertion de Gardner est-elle toujours aussi vraie ? Pour tâcher de répondre, faisons un peu d’histoire littéraire (et disons définitivement adieu aux derniers lecteurs qui restaient).
Si le XXe siècle littéraire était celui d’une remise en cause d’un humanisme à bout de souffle ayant abouti à l’horreur de la guerre, celui d’une critique radicale de l’ordre social ou celui de toutes les aventures formalistes et expérimentales, le XXIe s’ouvre sur un modèle renouvelé : Gefen remarque qu’une large partie des écrivains d’aujourd’hui tendraient à se réengager dans le monde après une longue période d’intransitivité de la littérature, ayant eu pour point de départ, pour faire vite, la doctrine de « l’art pour l’art » chère aux parnassiens et s’étant épuisée dans le Nouveau roman.
Se réengager, donc, non pas au sens sartrien (ni au sens des légionnaires romains d’Astérix) qui aboutissait à une mise en récit des principes d’une idée philosophique ou politique, mais dans une volonté, comme le dit Gefen, de « réparer, renouer, ressouder, combler les failles des communautés contemporaines, de retisser de l’histoire collective et personnelle, de suppléer les médiations disparues des institutions sociales et religieuses perçues comme obsolètes et déliquescentes à l’heure où l’individu est assigné à s’inventer soi-même. »
Il faut dire que l’écrivain, depuis longtemps convaincu de sa dimension messianique, a occupé toutes sortes de statuts à travers l’histoire : moraliste au XVIIe siècle, mage pour les romantiques, voyant chez Rimbaud, etc. Mais l’écrivain contemporain, lui, plus proche des problématiques sociales concrètes et revenu des grandes idéologies dont se prévalaient beaucoup de ses prédécesseurs, signe son grand retour parmi nous sur le plancher du monde et serait devenu, selon les cas, « une sentinelle du présent ou un témoin de la mémoire, un psychiatre ou un juge, un couturier, un travailleur social, un prêtre ou un enquêteur, un psychologue, un avocat ou encore un garagiste de l’âme : recoudre, aller mieux, aider, guérir, sauver par les lettres, tels sont les mots d’ordre de la littérature du XXIe siècle. »
Une littérature pour aller mieux, aider, guérir, sauver par l’expression : voilà qui résume assez bien la thèse de l’essai de Gefen. Il n’y a qu’à arpenter les rayons de la première librairie venue pour se convaincre de la vertu thérapeutique et salvatrice qu’on prête au livre en général, bien loin d’un Georges Bataille qui affirmait pour sa part que « si la littérature s’éloigne du mal elle devient ennuyeuse » : place au développement personnel, aux feel good books, aux « romans antidépresseurs », aux livres qui font du bien, qui requinquent, qui consolent, bref, qui vous tapent sur l’épaule en vous assurant que tout ira mieux demain. Même la philosophie, quête de vérité, se réduit désormais bien souvent à une philosophie de vie, quête de bonheur. Gefen avance l’idée que, avant de viser « le beau », prérogative de l’art, la production éditoriale viserait avant tout « l’utile », (n’en déplaise à un Théophile Gautier qui clamait dans sa préface à Mademoiselle Maupin : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. »), et la littérature contemporaine « exigeante » n’échapperait pas à cette nouvelle donne.
S’agit-il pour autant de considérer cet « expressivisme » effréné comme un symptôme de « l’illusion de l’autonomie narcissique », comme le dit le sociologue critique Christopher Lasch, symptôme dont le genre autobiographique, le témoignage, l’autofiction ou la confession seraient les formes d’expression privilégiées ?
Milan Kundera, observateur attentif du monde moderne et de ses travers, donne des éléments de réponse quand il dit que « chacun souffre à l’idée de disparaître, non entendu et non aperçu, dans un univers indifférent, et de ce fait il veut, pendant qu’il est encore temps, se changer lui-même en son propre univers de mots. » Ainsi, pour Gefen, au contraire du projet augustinien ou rousseauiste dont les confessions avaient valeur de régulation sociale, « il ne s’agit plus de guérir de la marginalité, mais de l’exposer : il n’y a plus d’opprobre si ce n’est celle de l’invisibilité. ». Écrire ne consisterait donc pas seulement à « rendre visible son existence, en définir l’unité, en accompagner les complexités et les mutations », mais aussi à esquisser un geste de réassurance face à son identité et sa place dans le monde, volonté dont l’expansion récente des nouveaux espaces d’expression que sont les blogs, les ateliers d’écriture, l’autoédition, etc. seraient le signe.
Par ailleurs, les écrivains chercheraient à faire de l’expression un « processus de régulation des affects, d’expression du refoulé ou de sublimation des pulsions », pour reprendre des concepts psychanalytiques dans lesquels les écrivains ont souvent puisé. L’écriture serait alors le seul ou le dernier moyen d’exprimer les douleurs d’un trauma, et de s’en libérer en faisant jouer à l’expression littéraire le rôle de thérapie cathartique individuelle : guérir d’un divorce, d’une dépression, d’une séparation, d’un viol, d’un avortement, d’un deuil…, thèmes très largement utilisés par les écrivains d’aujourd’hui (Camille Laurens, Virginie Despentes, Marie Darrieussecq, Annie Ernaux…).
Développant le parallèle avec le monde médical, Gefen relève les propriétés de la littérature qui agiraient sur l’écrivain (et par extension, par projection, sur le lecteur) comme un médicament, un remède à la douleur physique, émotionnelle et psychologique (exemple avec Hervé Guibert et son expérience du Sida, à qui s’est appliqué le néologisme d’« autopathographie »).
Un trauma n’est pas seulement individuel, il est bien souvent collectif : guerres, migrations, faits divers sordides, massacres ou ethnocides, et il s’agit alors dans ce cas pour l’écrivain de permettre une réparation publique par le processus mémoriel. « Toute forme d’oubli semble une injustice et un crime métaphysique », nous dit Gefen et, dans la continuité de ce constat, la romancière Marie Darrieussecq affirme : « La mémoire n’est plus une élégie, elle est devenue un combat. » Suivant une tendance des Sciences humaines historiques qui s’écartent des récits basés sur le destin des grands personnages – Sciences humaines dont il s’inspire de plus en plus pour son travail de recherche documentaire et d’enquête – l’écrivain entend redonner une identité aux oubliés et aux anonymes par « une lutte contre l’enfouissement mémoriel de l’histoire des peuples sans histoire », en leur dressant un mémorial, une sépulture littéraire, pour « leur offrir en dédommagement une part, même minime, dans le grand récit du monde (…) »
L’aspect territorial relève de cette même logique de sauvetage. Réparer le monde c’est aussi, pour les écrivains d’aujourd’hui, répondre au déclassement territorial, à la disparition d’un monde non seulement dans le temps mais dans l’espace, en associant souvent à cette exploration des espaces en relégation l’occasion d’une quête de ses propres origines dans un double mouvement de reconquête à la fois géographique et autobiographique (Pierre Jourde, Pierre Bergounioux, François Bon, Richard Millet…).
Faisant de la littérature un outil de remédiation sociale, comme s’ils cherchaient à « étendre l’empowerment aux exclus du corps social » (Gefen), les écrivains se penchent naturellement sur la souffrance liée au travail dans ces espaces relégués et souvent désertés, évoluant en marge du monde moderne tout en subissant les conséquences d’un libéralisme effréné.
La thèse d’Alexandre Gefen, dont nous sommes contraints d’éluder certains aspects, est féconde. Si elle n’embrasse pas toute la production littéraire contemporaine, elle en balaye un pan suffisamment large pour qu’un vraie tendance se dégage et imprime sa marque sur ce début de siècle littéraire : il s’agit en somme pour l’écrivain de se sauver du désastre, désastre de l’histoire personnelle et collective, et désastre de la disparition jugée insupportable comme s’il fallait continuer, à tout prix, d’exister. Ambition à la fois noble et pathétique qui ne convainc d’ailleurs pas tout le monde, comme le souligne Gefen en citant l’écrivain Philippe Forest pour qui, de toute façon, « la vraie littérature ne répare rien du désastre de vivre. »
Alexandre Gefen - Réparer le monde (la littérature française au XXIe siècle) – Éditions Corti - 9782714311917 - 25 €
Paru le 09/11/2017
400 pages
José Corti Editions
25,00 €
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