ROMAN FRANCOPHONE – Dans le pays merveilleux des licornes, nous ne regardons pas la télévision. La vue d’en haut nous permet d’avoir un accès illimité à l’information en direct et sans biais. Croyez-moi, examiner votre monde depuis les nuages, c’est un peu Netflix gratuit et en continu.
Le 13/08/2018 à 08:15 par La Licorne qui lit
Publié le :
13/08/2018 à 08:15
Comédies, love stories, épopées, thrillers, science-fiction, et même westerns, vous nous offrez tous les scenarii, les pires et les meilleurs. Toutefois, je m’accorde quelques séances hebdomadaires devant mon petit écran, et devinez pour regarder quoi ? Les émissions littéraires !!! Lectures pour tous, Post-scriptum, Bouillon de culture, Ex-libris, La Grande Librairie, Page 19, Au fil des mots, 21 cm : voilà ce qui me force de temps en temps à mentir pour ne pas me rendre à un dîner mondain.
Je sais, me direz-vous, il y a le replay, mais moi j’aime ma routine. Et le jeudi — scandale, dès septembre ce sera le mercredi — c’est ma soirée avec François. Et le jeudi 31 mai, je découvre le sourire et la bonne humeur communicative de Mahir Guven. Il est très rare qu’un auteur parvienne à me convaincre de le lire. Les écrivains ne savent pas se vendre, ils sont en général bien meilleurs pour parler des livres des autres !
Revenons à Mahir Guven, qui a su m’amener vers lui, et son Grand frère, distingué par le Prix Goncourt 2018 du Premier roman et par le Prix Régine-Deforges. Coup double pour l’ancien directeur exécutif du Journal le 1.
Né d’un père kurde et d’une mère turque réfugiés en France, Mahir Guven naît apatride à Nantes. Fait exceptionnel, être dépourvu de nationalité doit marquer durablement. Point de surprise ainsi que Grand frère touche à la question du rapport que les enfants d’émigrés entretiennent avec le pays d’accueil de leurs parents. Certes, ils sont français ; certes, ils parlent français ; certes, ils ont défilé sur les Champs-Élysées pour fêter la victoire des Bleus.
Pourtant, ces deuxièmes, ces troisièmes générations issues de l’émigration se sentent encore et toujours différentes des Martin, Durand et autres Petit. Discrimination, exclusion, ghettoïsation, assimilation forcée. Étrangers sur leur terre, certains d’entre eux font aussi en sorte de le rester…
Alors, pour s’en sortir, il faut choisir : se battre contre des moulins à vent pour réussir à devenir un premier de cordée (cette expression pitoyable employée par le petit Emmanuel est révélatrice de l’ambiance générale) ou accepter de recourir aux plans B, aux alternatives plus ou moins heureuses… ou partir, ailleurs.
Dans Grand frère, Mahir Guven nous raconte la trajectoire de deux frères, un grand et un petit. Deux frères qui ont fait des choix. Leur daron, un syrien de Palmyre, est venu en France pour faire des études, un doctorat même. Il y rencontre sa femme, bretonne, qui mourra un 8 septembre, « jour de naissance de la Vierge Marie ».
Athée, communiste, anti-Assad et quasiment antitout, ce père, installé à Bobigny, conduit un taxi. Malgré tout, il a essayé de faire au mieux. Au mieux pour ses deux fils. L’aîné : il est resté auprès de son père, de sa grand-mère, dans « ce quartier de crève-la-dalle ». Chauffeur Über, il se peint comme un « jeune voyou commandeur, amateur de belles voitures et de belles zouz, un cône fumant entre les doigts ».
Globalement, il ne se débrouille pas si mal, mais « au fond, ce [qu’il veut], c’est tout niquer. S’envoler, percer le ciel, sauver la terre, gagner des courses, des coupes du monde, faire des films, même écrire des livres… » Le cadet, infirmier à l’hôpital Pompidou, interroge, remet en cause, creuse, et étudie les religions. « Un cœur tendre bousculé par la détresse du monde ». Lui décide de courir vers les larmes. Il s’engage pour une organisation humanitaire musulmane qui l’envoie au cham.
Il veut soigner les victimes, panser les innocents, aider ses autres frères. Il ne savait certainement pas ce qui l’attendait. Une nuit, ce qui devait arriver arriva : le petit revient. Il débarque comme « ça gratuitement » chez son grand frère, « merci, pardon ».
C’est un sentiment très étrange qui m’a envahie à la lecture de Grand frère. D’abord, parce que les routes diamétralement opposées prises par ces deux frères sont devenues des histoires « presque » banales. Combien de parents luttent pour retrouver leur enfant parti faire le Djihad ?
Combien d’enfants, convaincus qu’ils allaient faire le bien, finissent par se transformer en combattants de Dieu ? Combien de repentis tentent de rentrer chez eux, ayant pris conscience que la réalité de Bachar, de Daech, des tanks et des kalachnikovs ne correspondait à leurs aspirations pacifiques et à leur conception de l’Islam ?
Combien de frères et de sœurs, de pères et de mères se demandent s’ils pourront pardonner à celui qui a tout détruit ? Oui, combien de tragédies banales, qui ne nous étonnent même plus ?
Vertige aussi, car le roman est construit sur les monologues des deux frères, qui essaient d’expliquer à l’autre, afin de ne pas se perdre. Le grand frère à Paris, qui a préféré la cravate et les mocassins aux baskets et à la casquette. Dans son Über, il observe ses clients, leur invente des existences, et se projette dans l’après, en gardant à l’esprit le conseil de son père : « Café bled, c’est travail et patience, puis plaisir, apprécier les arômes… Comme la vie. Travailler, puis plaisir, amuser ».
Le petit frère sur le champ de bataille recoud des jambes, extrait des balles et fait accoucher des femmes qui n’aspirent qu’à reprendre leur arme. Il croit encore qu’il est dans le juste, bien que les questionnements se fassent de plus en plus profonds au fil des pages. Chacun donne sa version, chacun éprouve son moment, chacun frôle la mort à sa manière, et chacun justifie ses choix. Chauffeur VTC, parce que pour un jeune qui n’a pas la tête d’un Dupont, c’est souvent devenu la seule option, « ça pue la merde, mais il faut faire avec, parce que sans, c’est pire… »
La Syrie, parce qu’il est intolérable de voir les siens se faire massacrer sans réagir. L’enchaînement des évènements, le hasard d’une rencontre, la protection d’un flic bienveillant, le discours d’un père, influeront sur la suite du chemin. Chacun des deux frères est parvenu à susciter chez moi de l’indulgence, de la tolérance, de l’acceptation, de l’humanité. Oui, je crois avoir pardonné au petit ; oui, je crois avoir compris pourquoi le grand connait quelques errements. Mais, non, je ne serai jamais à leur place.
Finalement, le livre trouble, car comme l’a dit l’auteur, le langage est un personnage à part entière du roman. Et là encore, ce personnage omniprésent, dérangeant, inconnu, nous rappelle une vérité, triste et implacable. Il y a la vie dans les beaux quartiers de Paname, avec ses codes, son verbe, ses gens et sa bienséance.
Et il y a la vie à Bobigny, avec ses expressions, ses mots, ses tournures et sa vulgarité. Frontière orale, invisible, qui détermine, définit, catégorise irrémédiablement. Je concède que le glossaire intégré en fin d’ouvrage fut essentiel à ma lecture. Je dois être issue du bon côté des nuages.
Simplicité du récit et sincérité du ton, Mahir Guven réussit à capter l’attention du lecteur. Par le réalisme des descriptions : on s’imagine au milieu d’une barre d’immeubles grise et sans avenir. On veut s’échapper, mais en même temps, on est rattrapé par l’odeur du café turc.
Par le rythme : lenteur imposée par la consommation abusive de marie-jeanne ; courses effrénées dans les rues de Paris à bord du Über ; et urgence commandée par la nécessité d’éviter les bombes, de survivre et faire survivre. Et enfin, parce qu’au cœur de Grand frère, il y a un message d’espoir. Pas de sentimentalisme inutile ; pas de jugement définitif ; encore moins de condamnation, juste un espoir.
« [Mon frère], il s’est pas trompé. Personne ne se trompe. Il a pris une route. Une simple route. Il aurait pu en prendre un autre c’était son choix. À la fin, il se retournera pour découvrir qu’elles mènent toutes à la tombe ou au ciel. Ma plus grande leçon d’humanité, c’est lui ». Vous aurez l’impression parfois de lire dans une langue étrangère, mais vous ne lâcherez pas. Vous continuerez, car, comme moi, vous voudrez savoir si la tragédie banale peut éventuellement se terminer en conte de fées.
Le roman pose une question qui fut trop longtemps évitée : vous feriez quoi si votre frère revenait après trois ans passés en Syrie ? Vous dénonceriez « l’homme que vous détestez le plus au monde » ? Ou vous lui pardonneriez, lui « votre chair, votre meilleur ami, votre compère, votre jumeau… votre raison de vivre » ? Je pensais avoir la réponse, j’ai changé d’avis en renfermant Grand frère… Mon frère aussi « il est avec moi, partout, tout le temps à chaque instant, dans chaque geste, dans chaque mot ».
Mahir Guven – Grand frère – Editions Philippe Rey – 9782848766249 – 20 €
Paru le 05/10/2017
272 pages
Philippe Rey
20,00 €
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