ROMAN ÉTRANGER – Ukrainienne émigrée de longue date aux États-Unis, Sana Krasikov a publié l’an dernier chez Albin Michel un premier roman solide, brillant et documenté sur l’histoire méconnue de ces Américains partis vivre en URSS à la suite de la Grande dépression, puis abandonnés là-bas par leur pays. Un tour de force qui lui a pris neuf ans de travail et valu le Prix du premier roman étranger.
Le 05/08/2020 à 10:10 par Maxime DesGranges
Publié le :
05/08/2020 à 10:10
En 2008 paraissait Les Bienveillantes de Jonathan Littell et son mérite tenait notamment à une chose : il nous plaçait face à une situation morale complexe. Oh, ça paraît si peu. Mais aujourd’hui, on se sent presque obligé de rendre grâce à ces quelques écrivains qui ont encore la volonté inouïe, ahurissante, inadmissible, de faire de la littérature une expérience de pensée, une excursion hors de nos petits sentiers intellectuels mille fois battus et rebattus, dans un monde débilitant, le nôtre, qui ressemble de plus en plus à un gigantesque album de coloriage de licornes pour enfants de 8 ans bipolaires tyranniques et hyperactifs.
Douze ans plus tard paraissent donc, un peu dans la même veine que le sus-mentionné, les 600 pages des Patriotes, roman de « Littérature Adulte » comme vont bientôt devoir indiquer les libraires dans un recoin sombre de leur commerce mourant, relégué derrière les rayons bariolés de « Chick Lit » ou de « Lit Poop » ou de « Young Bitch Novels » bientôt au programme du Baccalauréat. En voici le résumé.
Nous sommes en 1934. Une jeune juive de 24 ans, Florence, Américaine d’origine russe vivant à Brooklyn, décide de partir en URSS, attirée par les promesses d’un pays en plein bouleversement autant que par les beaux yeux d’un Russe rencontré dans le cadre de son travail, avec qui elle a une brève aventure. Une fois sur place, les rêves de bonheur et d’aventures se fracassent contre la dure réalité soviétique : l’homme la rejette, elle intègre un appartement collectif, trouve un emploi ingrat.
Peu à peu, elle s’adapte, rencontre un homme plus fiable, commence à enseigner l’anglais, puis traduit des articles de la presse étrangère. Après avoir subi un avortement, elle finit par avoir un fils, Julian, qui lui-même aura un fils, Lenny. Bref, elle s’établit. Et quand une Américaine s’établit au pays du socialisme, elle est évidemment surveillée de près.
Le roman se construit donc autour de deux récits croisés : celui, à la troisième personne, de la vie de Florence depuis les années 30 jusqu’à son retour aux USA dans les années 70, après d’innombrables péripéties ; et celui, à la première personne, de son fils Julian devenu quinquagénaire, lui-même de retour en Russie (en 2008) pour boucler une grosse affaire dans l’industrie pétrolière pour laquelle il travaille en tant qu’ingénieur. Julian profite de cette mission à Moscou pour revoir son fils Lenny, lui aussi dans les affaires, qu’il aimerait faire revenir aux États-Unis.
Sana Krasikov a donc entrepris de dépeindre l’URSS de 1934 à 2008 à travers le parcours de cette famille, rien de moins (hors Seconde guerre mondiale qu’elle élude complètement). On ne peut que saluer l’ambition et le travail titanesque que cela représente. D’ailleurs, c’est presque trop. Vite ébloui, longtemps admiratif, on finit presque par vouloir élaguer certains éléments pour y voir plus clair et recentrer l’intrigue sur l’essentiel. Un exemple : la traque des membres du Comité antifasciste Juif avec qui Florence et Léon, son mari, sont en liaison, par le NKVD (police politique).
Historiquement intéressant, l’épisode ne l’est pas narrativement. Si bien que Krasikov donne parfois l’impression de vouloir caser à tout prix certaines de ses recherches pour ne pas les avoir faites pour rien.
Or, il aurait été sans doute profitable au lecteur que Krasikov resserre l’intrigue autour de la question importante du livre : la difficulté de mener une vie morale dans un monde hostile (j’y reviens tout de suite), plutôt que de se disperser trop longuement sur des sujets périphériques, comme la rencontre de Florence et Léon, à la limite de tomber dans la bluette sentimentale, heureusement rattrapée de justesse par une auteur intelligente et somme toute méthodique.
Oui, malgré ce qu’on lit un peu partout au sujet des Patriotes, le sujet de fond n’est pas tellement le sort des « Abandonnés » décrits dans un essai de Tim Tzouliadis en 2008 (éditions Lattès, traduit par Thierry Piélat), soit ces citoyens américains partis en URSS pour fuir la misère après le krach boursier et délaissés volontairement par les administrations américaines successives afin de laisser ces « traîtres » le plus loin possible de leur paradis capitaliste. Certes, c’est une imposante toile de fond historique sur laquelle le roman se déploie. Mais si c’était le vrai sujet, pourquoi, alors, alterner avec une régularité quasi systématique les épisodes de la vie de Julian dans la Russie poutinienne des années 2000 ?
La question centrale du roman est donc bien celle-ci : comment vivre une vie droite quand le monde entier semble corrompu ?
Car en parallèle de sa mission pétrolière, Julian profite de son passage à Moscou pour partir à la recherche du dossier de sa mère aux archives du NKVD, désormais accessibles au public. Lui qui prétend être un honnête homme, lui qui en a toujours voulu à Florence d’avoir été attachée si longtemps à l’URSS et d’avoir refusé si longtemps de rentrer au pays, lui qui en a toujours voulu à sa mère de n’avoir jamais condamné le régime qui l’a tant fait souffrir, a peur de ce qu’il peut découvrir : que sa mère est une balance, qu’elle a coopéré avec la police politique pour sauver sa peau.
Oui mais voilà, passer un « deal » avec l’industrie pétrolière russe de 2008 sans compromettre son propre honneur semble tout aussi compliqué que de se retrouver agent de renseignement pour la police moscovite dans les années 40, et Julian va vite s’en rendre compte quand son propre fils Lenny se retrouve emprisonné pour des raisons troubles. Balancer sa voisine de palier pour se donner une chance de quitter le pays, ou bien faire du favoritisme pour une entreprise mafieuse pour la seule raison que celle-ci est en mesure de faire libérer son fils en claquant des doigts : voilà, au-delà des postures morales faciles, les dilemmes très concrets et immédiats qu’impose le réel dans un pays qui a, disons, une vision très minimaliste de l’État de Droit.
Finalement, l’impression que laisse ce long roman est ambivalente. D’un intérêt historique irréfutable, impressionnant de précision et de rigueur, il ne met, à mon sens, pas suffisamment l’accent sur ce qui aurait dû en être le coeur atomique : la question morale, qui se décline sous deux formes : notre incapacité quasi universelle et systématique à mettre nos actions en adéquation avec nos idéaux, et notre étonnante propension à mettre nos belles valeurs en bandoulière dès lors qu’il s’agit de sauver notre peau ou celle de nos proches. Soit faire de la littérature, encore et toujours, une expérience de pensée bouleversante qui nous fasse sortir un peu de nos petites certitudes étriquées.
Sana Krasikov, trad. Sarah Gurcel – Les patriotes – Albin Michel – 9782226326126 – 23,90 €
Paru le 21/08/2019
593 pages
Albin Michel
23,90 €
Commenter cet article