ROMAN ÉTRANGER – À 54 ans, Victor Forde est dans une panade crasse. Alors oui, bien sûr, Smile, ce 11e roman, invite tout d'abord à sourire. Mais Roddy Doyle aime surtout les personnages un brin tracassés : un divorce récent, un appartement dans sa ville natale, et toute la célébrité laissée loin derrière...
Que tout s'ouvre dans un pub de Dublin n'étonnera personne : c'est ici que Forde a choisi de s'installer. D'ailleurs, dans sa jeunesse, le Donnely n'existait pas. Et la faune qui le fréquente est loin des joueurs de violon et des anciens qui racontent mille histoires. On y parle d'économie, on fait des paris sportifs sur des écrans : pas vraiment le modèle irlandais touristique.
Lui-même écrivain déchu, journaliste musical tout autant placardisé, il n'aura fait qu'une erreur : parler d'avortement, se prononçant favorablement, dans un pays où la question est loin de faire l'unanimité. Il avait un livre sur les rails. Il promettait de dénoncer tout ce qui va de travers en Irlande. Jamais fini. Et sa femme, célèbre et fortunée traiteure, habituée des magazines vantant sa réussite, l'a abandonné sur le bas côté. Normal.
Dans ce quartier d'enfance où il a grandi, Forde emménage chichement avec l'aide de sa sœur — qui lui fournit une table de cuisine et deux chaises. Une télévision d'occasion, un fauteuil et un frigo, et voici comment s'ouvre une nouvelle vie, une nouvelle ère. Car, de toute manière, tout homme célibataire de son âge finit à un moment ou un autre dans un pub : pas de fatalité à cela, juste une spirale sociale. Le temps d'une, deux ou trois pintes... de quoi fuir le triste nid d'un homme seul.
Il fera même la rencontre d'un supposé copain de classe, Fitzpatrick — mais impossible de se souvenir distinctement du bonhomme.
Dans ce contexte de retour aux origines, se dessine en réalité un sentiment fictif de continuité : plus rien ici n'est véritablement objet de souvenirs. Il est un quasi étranger dans sa ville. La rencontre avec ce camarade de classe déclenchera pourtant une frénésie d'écriture : entre mémoire et redécouvertes, il façonne son histoire, plongeant abondamment dans son passé.
Et pas toujours pour le meilleur, comme cette agressivité ambiante, propre certainement aux adolescents. Ou encore les attouchements qu'il a subis du directeur, qui prétextait lui apprendre à se défendre seul. Tout devient l'objet d'un affrontement avec les actes passés, et la responsabilité qui en découle.
Smile, donc, hein. En réalité, Doyle sait une fois encore nous associer au destin d'un personnage sympathique, plutôt intelligent — et méchamment conscient de ce qu'il fut, plus jeune. Entre deux plaisanteries cruelles, telles qu'on les entend dans les bars, ce sont les malheurs et les échecs qui sculptent une existence — et mène Victore Forde à cette impasse.
L'écriture, limpide, sans fioriture, donne une sensation abrupte qui conforte le paysage irlandais brossé. Difficile de savoir si le pessimisme est la clef de ce roman : l'ironie du titre ne manquera pas de faire sourire.
Des triomphes aux tragédies que l'on doit endurer quotidiennement, on passe du cœur d'un homme à celui d'un enfant, dont les décisions ont façonné l'adulte qu'il devint. Mais dans la reconstitution des souvenirs, la mémoire fait parfois défaut. D'autant que dans les dernières pages, le lecteur prend conscience d'une autre vision du monde qu'a traversé Forde.
On salue également l'ingéniosité de la couverture choisie par l'éditeur : de l'empreinte digitale au visage qui s'y dessine. Une symbolique qui se prête particulièrement bien à l'enjeu de ce texte.
Roddy Doyle, trad. Christophe Mercier – Smile – Joëlle Losfeld – 9782072758522 – 19,50 €
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