Dans Le paradoxe français (cliquer ici), Simon Epstein donne quelques détails sur l'attitude de Thérive pendant la guerre, soulignant qu'il continua à écrire durant l'occupation, notamment dans le "Pariser Zeitung" (fondé en 1941 par les Allemands et comportant quelques pages en Français), le Temps et Les nouveaux Temps aux côtés d'Abel Hermant notamment. Il fit également l'erreur de participer au deuxième congrès des écrivains européen organisé par Goebbels en 1942. C'est tout à fait exact. A la Libération, en septembre 1944, le CNE fit une première liste de 12 noms à proscrire de l'édition, parmi lesquels figurait André Thérive. Au bout du compte, le CNE se contenta de l'empêcher de publier pendant 2 ans, et la justice, saisie pour fait de collaboration, décida le non-lieu, Thérive s'étant contenté de ne publier que des articles littéraires, jamais politiques. Thérive n'était pas aussi compromis que j'avais pu le craindre.
Par Hervé Bel
Ce fut un critique littéraire (un des premiers en 1935, à remarquer le talent de Simenon comme je l'indiquais déjà la dernière fois), un linguiste, et un romancier, qui continua pendant la guerre à écrire, comme l'immense majorité des écrivains d'alors (Cocteau, Sartre, etc). En 1948, Thérive publie "L'envers du décor 1940-1944", son journal écrit pendant l'occupation que je me suis procuré, avec Les souffrances perdues, roman publié en 1926, (soit six ans avant ce petit chef-d’œuvre "Anna" dont je vous ai parlé il y a quelque temps (ici). Ces deux livres, pour des raisons différentes, méritent la lecture.
Le premier, "L'envers du décor", est un récit au jour le jour de ce que voit André Thérive pendant l'occupation, à Paris mais aussi au cours de ses voyages. A l'inverse du journal de Galtier-Boissière (qui est d'ailleurs supérieur à celui de Thérive, par le sens du détail et l'ironie), Thérive, et on le regrette bien, ne cite presque aucun nom des célébrités qu'il rencontre. A un moment, l'on devine Morand ("diplomate-écrivain"), mais sinon les noms figurent par des lettres. L'intérêt est ailleurs, dans la narration du quotidien et de ce qui se dit dans la rue. Comme Thérive l'indique lui-même dans son introduction: On ne trouvera dans cet album que des souvenirs naïfs, notés sur le champ, et des impressions directes. Thérive ne cherche pas le scoop ; il raconte simplement ce qu'il entend et voit.
Ce qui frappe , ce sont les propos tenus par les gens, parfois très négatifs vis-à-vis des Allemands et des Français. Moqueries à propos du "vieux", le maréchal. Lucidité surprenante: Pierre Mille (écrivain et journaliste oublié) lui dit en décembre 40: Les Allemands perdront la guerre. En novembre 40, selon un académicien rencontré au café de Flore, le maréchal aurait dit: - Je finirai en prison. (L'académicien) cite la prophétie comme un trait de lucidité et de courage. Il admire en somme le maréchal pour son fatal échec. En mai 42, à un banquet qui rassemble des notables de tous genres, mais nettement de gauche, Thérive entend le discours de l'invité d'honneur, un colonel X... qui commence par ces mots: Le maréchal a le renom d'un bon vieux. Or il n'est ni vieux ni bon...
Ailleurs (page 118, avril 42), Thérive se dit frappé par la tolérance mutuelle que se marquent les gens d'opinions opposés, ce qui est étonnant, on en conviendra. Il cite l'exemple d'un café où voisinent X... qui est gaulliste notoire et Z... qui est un gros bonnet du PPF. Est-ce que Thérive dit vrai?
On apprend avec amusement qu'au début de l'année 41, les Allemands sont venus pour inspecter, épurer la discothèque et la filmothèque. Ils ont confisqué des films d'enseignement agricole sur le doryphore. Ils savent très bien qu'on les compare à ce parasite et que la propagande contre lesdits insectes donnerait l'occasion de gros rires... En mars 1941, Thérive note que des trains arrivent de Strasbourg ou de Metz avec le chiffre 11 à la craie sur parois des fourgons. Le fameux "train 11" a changé de sens et devient un emblème patriotique. Car onze se dit elf, et elf résume E.L.F (es lebe Frankreich! - Vive la France!). Des cheminots (...) rajoutent bénévolement des 11 pour faire enrager l'autorité
De son voyage à Weimar, en octobre 42, il n'en parle qu'incidemment, à propos de la gare de Francfort aussi encombrée que celles de Lyon ou de Marseille. Mais de l'accueil de Goebbels, et autres, malheureusement pas un mot... En revanche, Thérive nous fait assister à un meeting du PPF auquel, dit-il, il se rend parce que le Dr X, qui est plutôt gaulliste, l'a persuadé de venir voir "ce que l'on ne verra deux fois". Malgré le temps froid (on est en février 1942), il arrive vingt mille personnes, des queues immenses s'allongent sur le boulevard et sur le quai. Cette foule se compose: de toutes petites gens, artisans et ménagères des faubourgs (p.104). Simon Epstein souligne l'indifférence voire l'ironie de Thérive pour les juifs, citant ainsi un extrait du journal daté de mai 1942: Dans les ruelles du Marais, grouille toute une plèbe de petits juifs, noirauds, crépus, et qu'on reconnaîtrait même si elle n'était pas marquée de l'étoile jaune.
Un propos qui peut surprendre, choquer à notre époque qui SAIT désormais. Mais on peut penser que Thérive ne savait pas. D'ailleurs il n'était absolument pas antisémite et dénonçait encore en 39 l'imbécillité de l'antisémitisme. Thérive mentionne beaucoup de rencontres qu'il fait avec ses amis juifs. Jamais ne transparaît la moindre haine, plutôt de la bienveillance... et de la distance, c'est vrai, mais Thérive devait être ainsi avec tout le monde. Bref, un journal qui intéressera les curieux de la petite histoire, que vous pourrez trouver facilement sur le site "Rare Books" que je vous recommande: il permet d'éviter Amazon et soutient une association de libraires français de livres anciens.
Pour revenir à Thérive, ce devait être un homme sensible et enclin à la spiritualité. La confirmation m'en vient de la lecture de son roman "Les souffrances perdues", publié en 1926, avant son fameux manifeste pour la littérature populiste (cliquer ici). On y sent -Thérive était un grand admirateur de Huysmans- un curieux mélange: du réalisme, mais également du mysticisme, et comme toujours dans les textes de Thérive une grande finesse psychologique. L'histoire est la suivante. A Roumefort, en 1893, vit la femme du notaire, Madame Plavigneux, femme trompée par un jouisseur qui court la gueuse avec le noble du coin. Autour d'elle, une petite ville mesquine comme toutes les petites villes de cette fin de siècle, encore isolées du monde. Il y a le docteur, un veuf, qui fut mal marié et souffre du sentiment d'avoir raté sa vie. Deux vieilles filles, aussi, avides du malheur des autres.
Une atmosphère à la Flaubert, et il est vrai que la précision des phrases fait parfois songer, comme dans Anna d'ailleurs, à la prose du grand maître. Les deux filles de Madame Plavigneux vont mourir successivement de la tuberculose, laissant la mère seule et désespérée, écrasée par la fatalité, et qui, ne comprenant pas l'injustice qui a frappé ses enfants, va considérer que la mort de ses deux enfants est la punition des péchés de son mari qui n'en a cure. Les souffrances perdues, ce sont celles dont on ne comprend pas la finalité. Souffre-t-on pour rien? Non. La douleur nous paraît a priori une punition.
Nous avons tous en tête, par un réflexe qui semble naturel, l'idée que l'on paye quelque chose. D'ailleurs, lorsque l'on songe à quelqu'un qui nous a fait du mal, on se dit aussitôt qu'il payera un jour ou l'autre. Mais la vie enseigne vite qu'il n'y a pas de justice immanente évidente. Le monde est injuste. Un jour, à un notaire lui annonçant que son mari l'a ruinée, Madame Plavigneux s'écrie: Croyez-vous que les douleurs que Dieu nous envoie, servent jamais à quelque chose? Et bien moi je vous dis que vous reconnaîtrez toujours les innocents à ce qu'ils sont couverts de souffrances.
Sur ce thème aux variations infinies, Thérive se contente, lui, de décrire cette femme en proie au doute, dévorée d'abord par cette question insoluble, et à qui la vie, la vie toute simple, semblera apporter une réponse. C'est là la tache principale du romancier: non pas expliquer, mais montrer. Pourtant, sans jamais discourir, Thérive suscite la réflexion. Il a dû réfléchir longuement et, à côté de Huysmans, lire Léon Bloy pour qui l'origine de la souffrance était une question fondamentale. Pourquoi souffre-t-on? Pourquoi le mal? Pourquoi le juste meurt-il, alors que le méchant prospère? Ces questions appartiennent à ce qu'on appelle le mystère de la réversibilité. Le mal qui nous arrive n'est pas forcément dû à nos propres actes, mais à ceux d'autres hommes, car l'humanité n'est qu'une. Dans le Désespéré (1887), Léon Bloy écrit: Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de coeur qu'il ne connaît pas qui correspondent mystérieusement à lui, et qui ont besoin que cet homme soit pur ... Toute la philosophie chrétienne est dans la notion d'une enveloppante et irréductible solidarité (1).
Ainsi, parce que tous les hommes ne font qu'un, les individus subiraient la souffrance pour des raisons liées aux agissements d'autres hommes, dans le passé, le présent, et même le futur, puisque pour Dieu il n'y a pas de temps... Le mal a donc une cause, il n'est pas aléatoire. Sa présence ne serait pas la preuve de l'inexistence de Dieu. Bien au contraire. Et les innocents souffriraient pour que d'autres ne souffrent pas. Thérive invite à ces réflexions, dans une atmosphère poétique, mélancolique. Il n'était pas un romancier populiste comme les autres. Il voulait montrer la vie des petites gens, certes, mais en n'oubliant pas leurs pensées, leurs interrogations, liées malgré les apparences à des questions de haute philosophie.
A la parution des Souffrances perdues, la critique fut favorable. Dans la Revue hebdomadaire du 12 mars 1927, Robert de Saint-Jean (journaliste et, pour la petite histoire, compagnon de Julien Green) écrit à propos des Souffrances perdues : Ce qui touche le lecteur, c'est le relief des caractères et leur profonde humanité. Livre désespéré. La semaine à Paris du 18 février de la même année souligne que ce roman est d'une tristesse amère. Ce lettré ne sera jamais l'écrivain de la petite coucherie habituelle. Il édifie une œuvre. Même son de cloche dans La Semaine littéraire sous la plume d'Henri de Ziegler: Je dirai sans plus attendre qu'elles (les pages du roman) m'ont rempli d'admiration. Comment au surplus, ajoute-t-il, ne pas reconnaître un ouvrage de grande qualité dans celui qui nous rappelle toutes les ressources du français, et nous affermit à l'aimer comme la plus belle langue du monde. André Thérive, mystique discret, observateur attentif du monde, n'est quasiment plus lu. Avouez que c'est bien dommage, car les thèmes qu'il aborde n'ont rien perdu de leur actualité.
Hervé Bel
1) citation tirée d'un article: lisez ici. Le désespéré est un livre de rage et de fureur, et de grande humanité aussi. Léon Bloy est un grand écrivain.
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