Le parcours littéraire de Tristan Rémy est indissociable des luttes politiques des années 1930. D’origine populaire, il a grandi dans le quartier populaire de la Chapelle, dans le 18e arrondissement de Paris, et est très tôt un collaborateur de la presse de gauche. Il publie régulièrement dans Le Peuple et dans L’Humanité, où il fait paraître un premier conte en 1917 et, dix ans plus tard en feuilleton, son premier roman, Milo de la zone, édité l’année suivante sous le titre Porte Clignancourt dans la collection des « Prosateurs français contemporains » que dirige Jean-Richard Bloch chez Rieder. Au début des années 1920, il se lie d’amitié avec Henry Poulaille, avec qui il milite pour la défense d’une littérature prolétarienne tout en travaillant à la Gare du Nord.
Sa place dans l’histoire littéraire est en réalité assez exemplaire des zones de tensions esthétiques et idéologiques entre le roman prolétarien, le roman populiste et le roman communiste, qui sont les grandes structures narratives à l’intérieur desquelles se répartissent de nombreux écrivains de gauche de l’époque. Si la manière de Tristan Rémy en fait malgré lui un romancier populiste, il a néanmoins été, avec Henry Poulaille et Marc Bernard, une des figures dominantes du Groupe des écrivains prolétariens créé en 1932, avant de joindre, deux ans plus tard, les rangs de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, placée sous l’autorité du Parti communiste. De fait, il y a un certain écart esthétique entre un roman comme Porte Clignancourt (1928), qui relate la vie misérable de quelques personnages dans le quartier de Saint-Ouen, et La Grande Lutte (Éditions sociales internationales, 1937), un roman précurseur des grèves de juin 1936. Porte Clignancourt n’est pas à proprement parler un roman prolétarien, et cela peut expliquer la tiédeur de Poulaille à son égard, comme en témoigne la critique qu’il en fait dans Nouvel-Âge littéraire (Valois, 1930). La réticence de Poulaille peut étonner, mais ce serait oublier que Rémy se tenait lui-même à une certaine distance des écrivains prolétariens, auxquels il reprochera d’être retenus davantage par « leurs histoires personnelles » que par « la grande histoire que le prolétariat doit remplir dans le monde ». C’est le saut vers cette grande histoire que fait Rémy avec La Grande Lutte, dont Paul Nizan écrira dans L’Humanité : « Chaque parole importante des personnages comporte la référence à l’avenir que comporte tout climat épique. Le lien de la réalité présente et de l’avenir qu’elle exige est sans doute le secret du réalisme socialiste. » Mais ce roman communiste est à part dans l’œuvre de l’écrivain, comme l’engagement littéraire de Rémy auprès de Poulaille reste problématique.
Pour ma part, je tiens le talent littéraire de Tristan Rémy trop évident, trop incontestable, pour le limiter par des définitions. D’ailleurs, cela vaudrait aussi pour le Poulaille du Pain quotidien (1931), même si la pratique de Rémy, contrairement au chef de l’École prolétarienne, échappe à l’écriture autobiographique. L’œuvre de Rémy fait montre d’une écriture fine et sûre de ses moyens, elle témoigne d’une vision largement naturaliste, mais dans le sens le plus sobre du terme, sans recherche des grands effets. Écrivain d’on ne sait quelle gauche, Rémy est surtout un romancier remarquable qui se lit encore aujourd’hui avec plaisir et profit.
Publié en 1936 chez Gallimard, Faubourg Saint-Antoine est très proche par l’esprit du naturalisme de Porte Clignancourt et du diptyque que forment à la Librairie Valois (dans la collection de Poulaille, « Les Romans du Nouvel âge ») À l’ancien tonnelier (1931) et Sainte-Marie des flots (1932). Quatrième roman de l’auteur, Faubourg Saint-Antoine a reçu le Prix du roman populiste en 1936. On peut penser que l’insertion du roman dans le catalogue Gallimard a joué favorablement. En outre, une publicité de l’éditeur dans l’organe socialiste Le Populaire, en juillet 1936, place Faubourg Saint-Antoine parmi « les livres récents pour les amis du Front populaire », aux côtés notamment des Massacres de Paris de Jean Cassou, de Train de vies d’Eugène Dabit et du Cheval de Troie de Nizan. Le roman est incidemment dédié à Léon Deffoux, spécialiste du naturalisme (il avait publié une étude remarquée en 1929) et membre du jury du Prix du roman populiste. Ce même Deffoux avait accueilli dans L’Œuvre, journal auquel il collaborait, le « Manifeste » du roman populiste de Léon Lemonnier en août 1929. Chroniquant lui-même Faubourg Saint-Antoine dans Les Nouvelles littéraires, Deffoux insiste sur l’identification naturelle du romancier à son sujet : « La démarche, le style, l’accent, l’odeur de son livre ne doivent rien au carnet de notes. C’est par sa sincérité directe qu’il nous touche et que ses observations donnent à réfléchir. » À cet égard, c’est bien le populisme tel que le définissent Lemonnier et Thérive qu’évoque ce roman.
Faubourg Saint-Antoine est divisé en deux parties qui ont un lien extrêmement ténue entre elles : le quartier habité par les personnages. On pourrait parler de deux longues nouvelles. Cette forme romanesque peut rappeler L’Hôtel du Nord (1929), d’Eugène Dabit, où l’hôtel sert de point de jonction où se croisent divers personnages. Cela même si Rémy estimait injustement que le roman de Dabit « est un mauvais livre et que tout son succès vient de ce que ses bonshommes et bonnes femmes sont des saligauds, des cocus, des maquereaux et généralement des ivrognes ». Il reste que cette structure narrative, qui s’impose au détriment du point de vue dominant du roman bourgeois, est assez propre au roman prolétarien ou plus largement au roman de gauche de l’époque, où la solidarité ouvrière s’imbrique dans un roman à focalisation partagée. On la trouve aussi bien chez le Poulaille de Ils étaient quatre (1925) que chez le Nizan du Cheval de Troie (1935).
La première partie a pour centre l’atelier d’ébénisterie de M. Binquet, qui vient d’embaucher comme contremaître son beau-frère, Oscar, un ancien pâtissier au chômage que son inexpérience prive du respect auquel il aurait droit de la part des ouvriers. À la suite d’une violente altercation entre lui et Charles Jutelet, un apprenti qui loge chez le patron, nous suivons les déambulations de ce dernier dans la ville, car il a quitté l’atelier et songe à ne plus y revenir. Ses pas le conduiront chez ses parents, où le hasard fait qu’on vient d’enterrer son frère André, qu’il n’a guère connu. Oscar viendra lui-même y chercher Charles, le ramenant à l’atelier sans rien lui reprocher, ce qui fait réfléchir l’apprenti : « C’est un ébéniste d’occasion qui parle, pense Charles. Peut-être un pâtissier de malheur aussi. Mais dans la vie, si l’on veut que l’humanité continue, c’est pas l’ouvrier seulement qu’il faut voir, mais l’homme. » La vie ouvrière reprendra, elle continuera d’avoir ses drames, ses malentendus, ses difficultés économiques, dont Rémy fait un portrait ni tout blanc ni tout noir, mais simplement très humain.
La seconde partie, plus élaborée, tourne autour de la mère Milou, la concierge, et de la relation entre Armande, une jeune fille du quartier, et Fabert, un sous-officier de la coloniale. Armande, qui a frayé avec les prostituées mais cherche à stabiliser sa vie, propose à Fabert de l’épouser. Deux ans plus tard, alors que sa proposition n’a pas abouti, Armande revoit Fabert et se donne à lui. Mais elle le quitte subitement quand elle le soupçonne (à tort) d’avoir une relation avec une ancienne amie à elle, une prostituée qu’elle déteste. Un jour la mère Milou découvre un enfant sur le seuil de sa porte : tous ignorent que cet enfant est celui d’Armande, mais cela fait l’affaire de la concierge qui, après avoir toujours prétendu qu’elle avait une fille, réussit enfin à donner quelque crédibilité à son histoire en prétextant que sa fille lui a confié son enfant. Six ans plus tard, la mère Milou étant décédée, Armande revient trouver Fabert, devenu comptable chez les Binquet. Il l’a trop attendue et a trop souffert, lui explique-t-il, pour recommencer à neuf et vivre avec elle. Croyant l’attendrir en lui avouant qu’il est le père de son enfant, Fabert n’en souffre que davantage. « Mais que vous soyez partie, que vous ayez laissé cet enfant, mon enfant aussi, là tout près, sans me prévenir, sans me rien dire, pendant des années, Armande, c’est trop. C’est trop de méchanceté de votre part, pour moi qui n’en méritait pas tant. »
Romancier des quartiers populaires, Rémy recourt largement à l’argot. C’était à ses yeux une façon de renouveler le roman, comme il le disait dans un entretien : « C’est que, voyez-vous, je crois au renouvellement du langage par les apports du fond paysan et ouvrier. La langue littéraire est pour moi une chose morte, ossifiée. Tandis que si j’entends un de mes voisins de la porte Clignancourt appeler une culotte de golf une “culotte à provisions » ou les chaussettes de sports des “chaussettes à col rabattu”, alors je sens que quelque chose de neuf et de riche m’est offert. » Sans avoir l’impact qu’il a chez Céline, l’argot ajoute à l’observation du détail vrai et à l’aplomb de l’image qui caractérisent l’écriture de Tristan Rémy et qui en font un représentant émouvant de la littérature du peuple des années 1930. Après la guerre, il se fera historien de la culture populaire, consacrant une série d’ouvrages au cirque et une biographie au chansonnier Jean Baptiste Clément.
François Ouellet
Janvier 2017
1 Commentaire
Claude Friolet
12/04/2023 à 12:11
Merci de ce bel article, intelligent et nuancé, qui redonne vie au Tristan Rémy romancier, trop peu reconnu et trop vite oublié.