Voici un cas inattendu : Jeanine Garanger, née Hagnauer, étudiante en droit et championne de patin artistique qui devait publier deux ou trois choses assez délicates dans les années 1930, avant de disparaître complètement de la scène littéraire.
Le 22/11/2020 à 09:00 par Les ensablés
1 Réactions | 1 Partages
Publié le :
22/11/2020 à 09:00
1
Commentaires
1
Partages
Le Figaro du 21 décembre 1935 nous apprend que, pour le réveillon de cette année-là, Jeanine Garanger prépare un ballet sur glace d’après un de ses contes. Pendant vingt minutes, des poupées, des soldats, un polichinelle et assurément un Père Noël transformeraient la patinoire du Palais des sports de Paris en piste de cirque. Deux mois plus tard, aux championnats du monde de patin artistique qui se tiennent à Paris les 21-22 février 1936, Garanger terminera en dix-septième place. Patineuse douée, elle obtenait toujours d’excellents résultats dans les championnats de France, à une époque où Gaby Clericetti était la championne incontestée de cette discipline. On peut voir l’écrivaine sportive prendre la pose fièrement pour la caméra du Paris-midi en décembre 1939 : les jambes croisées, elle se tient sur la pointe du patin, le sourire ample comme sa chemise, les cheveux courts bouclés.
Jeanine Garanger atterrit sur les rayons des libraires à la même époque. Au printemps 1936, alors que triomphe le Front populaire, elle publie un recueil de poèmes, Bouts d’essais. Il y a un peu de tout dans ce premier titre composé de vers libres et de poèmes en prose, dont la critique a regretté la démarche poétique peu rigoureuse, tout en louant les qualités d’intelligence et d’observation ironique et fantaisiste de l’auteure. « C’est de la poésie-tennis », écrivait le critique Robert Kemp dans La Liberté (6 avril 1936). « Vivante, bien envoyée et très sympathique. Et maintenant, au travail ! » Un mois plus tard, le 20 mai 1936, Garanger interprétera deux poèmes de son recueil lors des soirées poétiques de la revue Le Parthenon.
L’année suivante, Garanger publie un recueil de proses, La Petite Haie, que Y. Georges Prade, rédacteur de La Revue politique et littéraire (août 1937), présente comme une suite « de tableautins de la vie de campagne […] directement inspirés par un séjour saisonnier dans un château de Normandie ». Et Le Peuple, l’organe de la CGT, en publie un extrait intitulé « Le château de mes ancêtres » le 2 juillet 1937.
Ce château normand est précisément au centre de Déroute, l’unique roman de Jeanine Garanger, publié à la fin de novembre 1938 à la Librairie des Champs-Élysées, où avaient paru ses deux recueils. Déroute avait préalablement été couronné sur manuscrit (ex-aequo avec un roman de Fernand Lot, L’Homme qui vola le fleuve) par le comité du Cercle littéraire français, que présidait l’écrivain José Germain et dont faisaient partie le président de la Société des gens de lettres, Jean Vignaud, et des écrivains comme Albéric Cahuet et Jean Camp.
Dans Le Libertaire du 27 avril 1939, Jean Rémy cerne très bien le roman : « C’est un livre curieux qui révèle un talent certain et une expérience déjà grande des hommes et des choses, un livre vigoureux, bien écrit, plein de sève, un peu acide, un peu amer, capable d’émouvoir le lecteur et parfois même de l’étonner. » À quoi j’ajouterai la réserve suivante : il y a un quart de page de trop. Avec des descriptions un peu moins abondantes (elles deviennent répétitives), une ligne narrative légèrement moins bavarde, Déroute aurait été un petit chef-d’œuvre.
Le roman est dédié à Henry Poulaille, qui en signe aussi le prière d’insérer. Le chef de file du groupe des écrivains prolétariens voit en Jeanine Garanger « un écrivain-né », car elle a un « sens inné de la langue ». Et il continue : « Ce qui frappe chez elle, c’est la mesure. Dans Déroute, malgré la hardiesse de certaines phrases et une multitude d’images, il n’y a point de fausses notes ni de fautes de goût. Sa vision réaliste des choses sait l’arrêter quand il sied. On sent là l’écrivain de race. Et quel sens de la nature, quelle intelligence de la psychologie des êtres montre-t-elle ! » (Le prière d’insérer de Poulaille est reproduit dans La littérature et le peuple, édité chez Plein Chant en 2013.)
De fait, Jeanine Garanger écrit avec cette assurance et cette élégance qui la faisaient s’élancer sur les patinoires. Dès la première page de Déroute, elle fait autorité :
Si l’on m’avait dit il y a quelques années : “Après ton service militaire tu iras t’enterrer en pleine campagne, régisseur d’un petit château”, je n’aurais même pas répondu à mon interlocuteur, pensant qu’il avait perdu sa raison. Car à cette époque, j’étais Humberto de Villaverde, étudiant, décidé à le rester le plus longtemps possible. Je préparais une école d’agriculture en vue d’un retour vers les terres sud-américaines. Je recevais des pesos de Vénézulea, et j’aimais les filles. Depuis, j’ai aimé une femme ; je ne reçois plus de pesos et je me suis aussi aperçu, en faisant un stage dans un trou perdu, qu’il n’y avait pas seulement les villes dans le monde, mais autre chose que j’attendais les soirs où je buvais, les soirs où j’aimais l’accordéon, les soirs où j’allais dans les boîtes de nuit. Puisque je n’ai plus de pesos pour aimer les villes, j’aime la campagne sans pesos, et parce que le moyen le plus simple d’être nourri, logé, d’avoir l’impression d’un chez-soi quand on en manque, est de vivre chez les autres, j’ai offert mes services de régisseur à Philippe Coz, un ami de feu mon père.
Cet incipit peut laisser attendre un roman spirituel et légèrement ironique. Ce n’est pas tout à fait faux, mais c’est beaucoup plus que cela. Car sous la frivolité apparente, nourrie par un sens assez vif de la formule et de l’image, prend forme une réflexion qui fait s’entrechoquer, à travers les personnages, des manières d’être au monde complètement différentes.
Humberto de Villaverde n’a qu’un souhait : être seul. Régisseur de ce château entouré de bois, de jardins, de près, de mares, il y trouve tout ce que désormais il désire pour assurer sa tranquillité. Philippe Coz, un esthète qui possède à Paris un appartement digne d’un musée, n’y vient jamais ; il préfère l’art à la nature et les casinos de Deauville à la quiétude champêtre. À l’occasion, Humberto fréquente un petit cultivateur des environs, ils prennent un verre au bistrot de la petite ville voisine. Il n’y a pas de femme dans sa vie et il n’en veut pas ; les filles de ferme suffisent à satisfaire son désir.
Un jour, Philippe Coz vient y passer quelques heures avec la femme qu’il a épousée deux ans plus tôt, Emmanuelle. Comme Humberto, elle est au début de la vingtaine, alors que Philippe a la cinquantaine. Philippe lui a tout appris ce qu’elle sait ; elle n’a guère d’idée à elle. Leur rapport se limite ni plus ni moins à cette dimension éducative ; ils n’ont même jamais consommé leur mariage.
Instantanément, Emmanuelle tombe sous le charme de la maison et de la campagne. Bientôt, elle prend l’habitude d’y revenir avec Philippe ; elle voudrait pouvoir y habiter, rendre le château plus confortable, mais son mari s’y ennuie profondément, cependant que Humberto rêve du moment où, après leur départ, il retrouvera sa solitude, bien que, avec le temps, il en vient à s’attacher à cette Emmanuelle toujours très vive et naturelle. D’une certaine manière, elle réapprend à vivre. En découvrant, dans la nature, ce que Philippe ne lui a pas enseigné, elle se découvre elle-même.
Vient un moment où Emmanuelle s’installe au château pour plusieurs semaines, sans Philippe, que bientôt elle quittera pour de bon. Elle est devenue amoureuse de Humberto, qui répond davantage à ses goûts, mais celui-ci affirme ne l’aimer que comme une sœur. Et puis, il a des principes religieux ; s’il devait aimer Emmanuelle un jour, ce serait dans le cadre du mariage et parce qu’ils voudraient avoir des enfants. Mais sur ce terrain, ils ne sont pas faits pour s’entendre ; alors qu’il l’entretient de sujets religieux, et qu’il voudrait pouvoir l’amener à la foi, elle lui oppose la liberté de la nature hors des règles de la morale chrétienne. C’est elle qui aura le dernier mot en lui laissant cette lettre d’adieu : « Nous cherchons, vous et moi, notre bonheur dans la nature, mais nous ne pourrons aller le cueillir ensemble. J’y plonge nue et vous, vous restez vêtu de vingt siècles d’une morale asservissante. »
Emmanuelle disparue, Humberto s’en fait d’abord une raison : il retrouve sa chère solitude, reprend sa vie paisible. Mais la vérité est que cet amour irrésolu l’a brisé. « Quand j’étais arrivé ici j’étais un être libre, maintenant comme le lierre qui envahit l’arbre et s’en empare, le regret reste accroché sur moi. Le noyer envahi par le lierre ne donne plus de noix, moi, je vais sans joie. » Il faut sans doute comprendre ce dernier mot dans sa dimension chrétienne plutôt que dans le sens où nous l’entendons couramment. À la fin du roman, la morale religieuse de Humberto aussi bien que les vertus de l’Art dont Philippe Coz a fait sa religion n’ont pu retenir Emmanuelle, qui incarne, quant à elle, la liberté toute païenne des sens.
En lisant ce roman, on songe à Colette en raison de la sensualité et de la manière délicate de l’auteure d’explorer la nature, et aussi à Alain-Fournier, à cause de l’atmosphère quelque peu féerique de la campagne qui colore l’idylle sentimentale. Et peut-être y trouve-t-on un soupçon de Mauriac. Tout de même, Jeanine Garanger a une belle plume qui la caractérise.
François Ouellet
Novembre 2020
Illustration : Couverture de Déroute de Jeanine Garanger, 1938, source numérisation Gallica
1 Commentaire
marie ange tousch
01/11/2021 à 15:51
Je suis la fille unique de Jeanine Garanger et serai heureuse de prendre contact avec vous . J'habite pres de Paris