J’ai relu Le Lys dans la vallée, et j’ai pris à cette lecture tout le plaisir que j’en attendais : j’y ai trouvé le calme que je cherchais. Je lis dans un but relativement précis : le journal (et internet) pour m’informer de la marche (ou plutôt de la dégringolade) du monde, des essais sur des thèmes qui m’intéressent (une biographie de Marx, une étude sur l’identité, l’autobiographie d’un romancier contemporain). Je lis les romans qui paraissent pour savoir comment on écrit aujourd’hui. Je lis les classiques pour savoir comment on écrivait hier.
Le 13/12/2015 à 08:00 par Les ensablés
Publié le :
13/12/2015 à 08:00
Par Laurent Jouannaud
Et je relis mes classiques pour le plaisir. On ne peut pas mettre tous les classiques dans le même panier puisque, justement, les grands textes ont quelque chose d’unique : j’ai relu Le Lys dans la vallée (1836) pour me calmer. Je ne vous expliquerai pas ici, mon cher Hervé, pourquoi j’ai besoin de calme (sans doute pour les mêmes raisons que vous), mais voici comment ce grand roman m’a insufflé ses vertus apaisantes.
Le Lys dans la vallée est la longue lettre que Félix de Vandenesse envoie à Nathalie de Manerville, une « femme aimée », pour lui raconter sa première expérience amoureuse. Il s’agit d’un souvenir déjà ancien, filtré, idéalisé, qui se déroule linéairement, chronologiquement, au rythme régulier de la mémoire. Le texte entier est à la première personne : unité de ton, de style, de voix. Il n’y a qu’un point de vue, qu’une perspective, voilà un récit facile à suivre. C’est une « confidence », dit Félix, ce sont « d’anciennes émotions » qui parfois l’obligent à la « rêverie » et « au silence ». Me voici donc moi aussi le confident du héros : je me tais, j’évite les commentaires. A la fois attentif et immobile, je me cale dans mon fauteuil et j’écoute la voix de Félix, alias Honoré de Balzac. Le narrateur nous parle comme à lui-même, « sans réserve ni artifice ». Cette confession se fait dans le silence du présent qui se met entre parenthèses, un silence qui est contagieux. Je me tais.
Félix raconte son histoire avec l’émerveillement des débuts. Il y avait dans le vallée de l’Indre, au château de Clochegourde, un être extraordinaire dont il est tombé amoureux. Elle avait vingt-huit ans, elle était mariée, elle avait deux enfants. « Elle était le lys de cette vallée ». Il avait vingt-deux ans, c’était un jeune homme, jeune surtout, mais homme tout de même. Elle sait qu’il l’aime, il le lui dit assez vite. Est-ce qu’elle l’aime ? Oui, elle le lui laisse deviner. Le récit a des allures de conte, le cadre est enchanteur. Il y a un château à la campagne, en Touraine. C’est l’endroit idéal pour s’aimer : la mer est bien trop agitée, la montagne est toujours dangereuse, la ville reste le lieu des tentations. La campagne a quelque chose de calmant : on s’y promène. C’est la nature dans sa régularité saisonnière, c’est la tranquillité des rythmes agricoles, c’est la récolte après le travail accompli. Dans le Lys, on pêche, on chasse, on engrange le blé, on gaule les noix, on vendange. Il y a des fleurs partout : « Les amaryllis, le nénuphar, le lys d’eau, les joncs, les phlox décorent les rives de leurs magnifiques tapisseries. » Le roman est rempli de bouquets, « ces symphonies de fleurs ». Qui n’a pas la nostalgie de cette vie-là, une vie que l’on idéalise toujours ? Et quand Félix ira à Paris, le conte prendra fin, la tentation sera la plus forte, mais c’est parce que le roi Louis XVIII l’appellera à son service !
Cette histoire d’amour va durer sept années: je la connais avant les personnages puisque j’ai déjà lu le roman. Il n’y a pas de suspense : je sais qu’ils ne coucheront pas ensemble et que leur histoire finira mal. Madame de Mortsauf mourra sans avoir cédé à celui qu’elle aime, par amour pour ses enfants et par devoir envers un mari qu’elle n’aime pas. Du coup, je ne suis pas pressé d’avancer, je lis à mon rythme. La vitesse tue la lecture. Une page n’est pas une image. Nous avons beau lire vite, un texte ne peut se saisir d’un coup d’œil. Lire prend du temps. La lecture est analyse, l’image est globale. Le mot à mot s’oppose à la synthèse immédiate des images qui défilent. Je lis Le Lys comme on le lisait sans doute il y a deux siècles.
Pérennité de la lecture. Il y a dans les films et les spots publicitaires toujours plus de plans, toujours plus d’images et toujours plus de bruit. Lire contre voir, déchiffrer contre gober, la lecture contre le spectacle.
Le Lys n’est pas pour moi un page-turner : j’avance sans me précipiter vers la fin, sans survoler les descriptions, sans que mon cerveau n’anticipe les événements. Je dirais presque que je reste en dehors de la mécanique du récit. Du coup, je n’en perds pas une miette. « Page-turner » se traduit par « livre qu’on lit d’une traite », vite, en faisant le moins possible de haltes. J’ai lu le Lys dans la vallée en plusieurs traites. La cure a duré trois semaines, du dimanche 1er novembre au vendredi 27 novembre, en 21 prises de 30 minutes. Au total, dix heures pour lire 260 pages, en Pléiade, soit deux pages environ à la minute. Ce rendez-vous avec Balzac, en fin d’après-midi la plupart du temps, avec un café, quel soulagement ! quel baume !
Les thrillers –et j’aime aussi ce genre- imposent peu à peu leur style à la littérature : pas de temps morts, clore un chapitre sur une question à résoudre, paragraphes brefs, courts dialogues dans une sauce littéraire convenue. Quand les phrases sont longues, elles sont désarticulées et pompeuses. Et il faut commencer généralement par un scène choc, pour hameçonner le lecteur. Ces récits sont déjà à moitié filmés. Il n’y a pas d’acrobaties de montage dans ce roman de Balzac, qui n’a qu’un chapitre, sans coupures, sans blancs, d’une seule coulée.
Et pas d’acrobaties verbales non plus. Pas de phrases d’un mot, ou de deux mots, sauf dans les dialogues. Et pas non plus de phrases qui font cent pages [1] ! Je goûte cette langue consistante, solide, vertébrée. Y a-t-il une seule phrase sans verbe ? Je ne crois pas. Ce sont des phrases qu’on ne peut pas enjamber. Je cite, au hasard de la page 1014 de mon édition : « Une femme est bien belle sous ces menus feuillages tremblants et découpés. », « Le comte me fit admirer la vue de la vallée, qui, de là, présente un aspect tout différent de ceux qu’elle avait déroulés selon les hauteurs où nous avions passé. », « Nous allongeâmes le pas pour aller saluer Mme de Mortsauf, qui laissa tomber tout à coup le livre où lisait Madeleine, et prit sur ses genoux Jacques en proie à une toux convulsive. » Il y a un admirable équilibre de l’expression, une régularité du ton qui m’enchante. Et j’aime cette alternance quasi cardio-vasculaire du passé simple et de l’imparfait.
La phrase solide peut parfois se dilater, s’enfler, et, loin de m’endormir, je dois redoubler d’attention, suivre la syntaxe, ne pas perdre le sujet. Accrochez-vous, mon cher Hervé : « Les âmes douces et paisibles chez lesquelles la colère est impossible, qui veulent faire régner autour d’elles leur profonde paix intérieure, savent seules combien de force est nécessaire pour ces luttes, quelles abondantes vagues de sang affluent au cœur avant d’entamer le combat, quelle lassitude s’empare de l’être quand après avoir lutté rien n’est obtenu [2]. » Une belle phrase qu’il faut accompagner avec soin ! Balzac est régulier, mais pas ennuyeux. Les nombreux dialogues viennent relever le ton. Moins on s’embrasse, plus on se parle ! Dialogues piquants, dramatiques, badins, exaltés, enfantins, à double sens. Balzac tient la plume de Félix, il lui passe un peu de son métier ! Le long monologue de Félix inclut les voix des autres en écho du passé.
Mon plaisir est dans des détails que j’ai oubliés. Je suis surpris par les petites péripéties qui concourent à une fin que je connais. Avoir une idée et des personnages ne suffit pas pour faire un grand roman : il faut remplir les pages avec des faits précis, petits, « vrais », bien observés ou bien inventés. Il y a les parties de trictrac que M. de Mortsauf inflige à Félix, il y a une journée de vendanges, il y a les tractations avec les métayers, un nouveau poney pour Jacques, les discussions politiques, la vraie maladie du comte hypocondre, la description de la cour quand Félix est à Paris.
J’ai aussi l’impression de mieux dominer l’ensemble. Ce roman est une histoire d’amour, mais j’y vois aussi l’histoire d’une famille : Madame de Mortsauf est mariée. C’est le devoir conjugal et le devoir maternel qui l’empêchent de céder à Félix. Le mari et les enfants d’Henriette ne semblent guère gêner le héros, qui est libre et a un but précis : « Combien de fois je me dis comme un insensé son refrain : L’aurai-je ? » Bref, un étranger rentre dans une famille et en menace le difficile équilibre. M. et Mme de Mortsauf vivent tranquilles dans leur château, en province. Telle est la façade. Ah !, la façade familiale, que ne cache-t-elle pas ! « Toute la contrée ignore les secrets de Clochegourde, et maintenant vous les savez », dit Mme de Mortsauf à Félix. Ils sont presque ruinés. M. de Mortsauf est un malade imaginaire, avec des crises d’hallucinations, parfois violent, la « démence », dit le texte. Personne ne le sait, sauf sa femme, ses enfants, les domestiques et Félix. C’est un tyran domestique, incapable de gérer ses affaires, lunatique. Sa fille l’appelle « le général ». Mais il est noble, irréprochable[3], loyal, passionnément amoureux de sa femme dont il ne peut se passer mais qu’il torture. Félix joue en fait un sale rôle : il devient l’ami et le confident de l’homme qu’il veut tromper. Il se concilie les enfants, évidemment.
Personne, ni les voisins, ni les domestiques, ni la parentèle, et surtout pas le mari, ne comprend ce qui se passe vraiment entre le jeune homme qui vient si souvent à Clochegourde et la comtesse. C’est un amour caché. Pendant sept ans, Félix et Henriette s’aiment en secret. Personne n’en saura rien. Sauf Madeleine, la fille, que son intuition ne trompera pas. D’ailleurs, il ne se passe rien, il ne s’est rien passé, sauf de longues conversations, des regards, un ou deux frôlements, puisque Mme de Mortsauf ne trompera jamais son mari. Et des lettres. Passion silencieuse.
Pour le dire en termes modernes, Mme de Mortsauf sacrifie sa « vie de femme » à sa « vie de mère ». Je la tiens quitte de sa « vie d’épouse » : M. de Mortsauf, très demandeur (il se plaint à Félix que sa femme ne « veut » pas), n’avait qu’à lui plaire davantage. Ce sont ses enfants qui empêchent Mme de Mortsauf de se donner à Félix : « Sachez-le, Monsieur, mon cœur est comme enivré de maternité. » Tout amour extérieur serait leur voler l’affection due. Tromper leur père, si les enfants l’apprenaient, serait salir l’image qu’ils doivent en avoir. Risquer une séparation, un divorce, serait nuire à leur existence sociale. Balzac a fait de Madeleine et de Jacques des enfants malades, qui ont frôlé la mort, dont un a la tuberculose. Leur mère les maintient en vie par une attention incessante. Félix ne vient qu’après eux. Vie de mère ou vie de femme ? Le Lys dans la vallée décrit le drame d’une femme coincée à mort dans ce dilemme, regrettant sa « vie manquée », se demandant si « la vertu et l’amour maternel ne sont pas des erreurs ». Cet antagonisme existe toujours, auquel s’ajoute l’obligation de carrière. Et il y a des hommes coincés eux aussi entre « vie professionnelle », « vie d’homme » et « vie de père ». La comédie humaine varie peu.
Puisque c’est un « amour platonique » (le mot est dans le texte), c’est un récit sans scènes de sexe. Les scènes de sexe, au livre comme au cinéma, me posent toujours un problème : en position de voyeur, je suis parfois entraîné bien malgré moi dans le mouvement. Je n’ai pas ce sentiment désagréable en lisant Le Lys, où il ne se passe rien. Le désir insatisfait a son charme, il laisse encore la place au désir, au rêve, à l’imagination, au peut-être. « Aimer sans espoir est encore un bonheur. » Dans le cas de Félix, le souvenir de cet amour sans étreintes est merveilleux. Voici ce qu’il en dit : langueurs enchanteresses, suavité divine, saint amour, bonheur plein, douceurs infinies, félicités renaissantes, bonheur tellement infini. L’amour des âmes sans l’amour des corps ! Mme de Mortsauf et Félix s’aiment sans coucher. Elle veut l’aimer comme un fils, comme son troisième enfant : « Enfant, vous serez aimé ! Je résisterai toujours à la force de l’homme. » Le mot pur revient sans cesse : « l’amour le plus pur qui jamais aura brillé sur cette terre ». Cette vision platonicienne et chrétienne de l’amour pose évidemment des questions : pourquoi l’union des âmes serait-elle supérieure à l’union des corps ? pourquoi durerait-elle plus longtemps ? Félix souffre : « Je l’aimais d’un double amour qui décochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait au ciel où elles se mouraient dans un azur infranchissable. » Pourquoi « dompter le corps » au lieu de lui céder ? Le lit est-il le tremplin ou le tombeau de l’amour ? Je n’en sais rien, je pense à mon propre passé, Balzac me rend tout songeur.
On sait que les amours chastes ne durent qu’un moment. L’éloignement résout généralement le problème : la distance finit par éteindre ou déplacer le désir. Nous avons tous connu cela. A Paris, Félix a donc une maîtresse, la fougueuse lady Arabelle Dudley. Il aime toujours autant sa Henriette, car l’« amour charnel » ne remplace pas l’ « amour divin ». « Lady Arabelle était la maîtresse du corps. Mme de Mortsauf était l’épouse de l’âme. » Félix a trouvé ailleurs ce qu’elle n’a pas voulu lui donner. Elle l’apprend. Vont-ils rester bons amis ? La passion deviendra-t-elle affection ? Maman laissera-t-elle partir son enfant ? Ce serait une belle fin, optimiste et anesthésiante. Mais Balzac et son héroïne sont des romantiques. Mme de Mortsauf est jalouse puisqu’elle aime, une jalousie de femme et non de mère. La jalousie est physique, c’est une douleur, une brûlure, une torture : le corps tourmenté finit par l’emporter sur l’âme qui décide de s’en séparer. Mme de Mortsauf se laisse mourir. Le lys trahi n’a pas mangé ni bu depuis quarante jours ! Elle est d’autant plus sublime qu’elle aurait pu céder. Dans une ultime lettre que Félix ne doit lire qu’après sa mort, elle écrit : « Ah ! Si dans ces moments où je redoublais de froideur, vous m’eussiez prise dans vos bras, je serais morte de bonheur. » Et ensuite, sans doute, morte de honte.
Mais le drame final a quelque chose d’apaisant, cette mort a quelque chose de satisfaisant, car la flamme ne s’éteint pas. Cette histoire d’amour finit bien car elle n’en finit pas : le lys trahi ne trahit pas. Cette idée d’un amour que la mort d’un des partenaires (suicide, maladie, accident, guerre) laisse en suspens ne manque pas de grandeur et de beauté. C’est l’amour unique, bancal, estropié, mais vivant. Mme de Mortsauf est morte amoureuse et Félix, repentant, vivra dans son souvenir : « Dès ce moment je résolus de ne jamais faire attention à aucune femme si belle, si spirituelle, si aimante qu’elle pût être. » Le roman pourrait s’arrêter sur cette note émouvante, mais à la dernière page, Balzac place une banderille qui sort le narrateur et le lecteur de leur rêve. Je vous laisse la découvrir, Mme de Mortsauf sera vengée. Il ne fait pas bon vivre avec un fantôme, même le fantôme d’un lys.
Le Lys dans la vallée, qui a d’ailleurs bien des traits autobiographiques, reste à part dans l’inhumaine Comédie humaine. Ça reste un de mes Balzacs préférés. Je vous le conseille, à Noël, cher Hervé, pour vos nerfs.
[1] Le récipiendaire du Goncourt 2015, Mathias Enard, a publié Zone, en 2008, un gros roman, intéressant, un monologue constitué d’une seule phrase. Cinq cents pages sans un seul point…
[2] Mon correcteur automatique indique « phrase très longue » !
[3] J’ai lu gentilhomme d’amour qu’Hervé Bel nous a présenté, il y a quelques semaines (ici). Lecture plaisante, très belle langue, quoiqu’un un peu fardée à mon goût. Ce roman, paru en 1936, exactement un siècle après Le Lys, raconte aussi une histoire d’amour en province, dans le pays d’Ouche, pas si loin de l’Indre, et à la même époque, sous la Restauration. Tainchebraye et Mortsauf ont fait la guerre, aussi courageusement l’un que l’autre. Tainchebraye en revient avide de jouir, M. de Mortsauf en revient usé et brisé, le jeune Vandenesse reste dans l’ombre des glorieux aînés. Ces portraits contraires ne sont pas contradictoires, le monde est divers. Le personnage créé par La Varende, qui va de femme en femme malgré son nez coupé (Imagine-t-on une femme sans nez qui irait de conquête en conquête ?), ce Don Juan irrésistible, éternel phantasme des écrivains et cinéastes mâles (aujourd’hui encore), me touche moins que le mari qui ne sait pas garder sa femme, et que Félix qui n’a pas su la prendre. En général, nous ressemblons plus aux seconds qu’au premier.
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