Bien cher Hervé, Je travaille à mon prochain roman qui décrira un épisode de la guerre des sexes, de la lutte ouverte ou souterraine entre l’homme et la femme. Avant les difficultés de la rédaction, il y a les plaisirs de la recherche : je découvre, j’apprends, j’approfondis et je viens de lire La Garçonne, de Victor Magueritte (1866-1942). On pourrait classer Margueritte dans les Ensablés : il a beaucoup publié, il a été très célèbre et célébré, mais aucun titre ne surnage et plus rien n’est publié aujourd’hui. Sauf La Garçonne, justement.
Le 28/05/2013 à 14:04 par Les ensablés
Publié le :
28/05/2013 à 14:04
Par Laurent Jouannaud
Ce roman est toujours cité comme une étape importante dans la prise de conscience féministe et ce fut un énorme succès de vente. C’était en juillet 1922. Il a toujours été réédité. Il a été tourné plusieurs fois au cinéma. Il est ressorti cette année chez Payot. Un best-seller ne meurt jamais… Voici des détails que je tire de l’ouvrage suivant : Victor Margueritte. La vie scandaleuse de l’auteur de La Garçonne, Patrick de Villepin, Editions François Bourin, 1991. La vente du livre de Margueritte atteint les 20 000 exemplaires dès le quatrième jour. En août, il s’en vend 10 000 par semaine. A la mi-septembre, le tirage atteint les 150 000 et dépasse les 300 000 en décembre. On est à 600 000 en 1926. Margueritte devient riche : appartements, voiture avec chauffeur et une superbe propriété sur les hauteurs de Sainte-Maxime. En neuf mois, une quinzaine de périodiques consacrent au roman 150 articles. Il y a un film dès 1923, qui est interdit, mais qu’on peut voir à Bruxelles. Margueritte fait de son roman une adaptation théâtrale qui marche : 500 représentations à Paris et succès aussi en province. Et bien sûr Marguerite exploite le filon et publie Le Compagnon (1923) et Le Couple (1924) qui sont la suite des « aventures » de son héroïne, Monique Lerbier. Ces livres se vendront bien : 240 000 et 180 000 exemplaires.
Ce fut ce qu’on appelle un succès de scandale bien orchestré par l’éditeur Flammarion qui achète des encarts publicitaires dans la presse : « L’auteur n’a reculé devant aucune hardiesse de scène et d’expression quand il a cru que cela pouvait concourir utilement à ses fins. Quand vous aurez lu ce roman passionnant, captivant, La Garçonne (Flammarion éditeur, un vol. 7 francs) qui, en bien des endroits, vous scandalisera peut-être, vous vous apercevrez que, de tant de bassesses, se dégage une pure et exaltante beauté. »
Le scandale et la vente s’amplifient encore quand Victor Margueritte est radié de l’ordre de la Légion d’honneur le 2 janvier 1923 : « Considérant que M. Margueritte a publié un roman intitulé La Garçonne dans lequel il se complaît à la description des scènes de débauche les plus répugnantes ; […] qu’il ne saurait invoquer en sa faveur une préoccupation d’art désintéressée car la réclame si active, si étendue et particulièrement suggestive dont ce livre a fait l’objet, atteste que sa préoccupation dominante visait le profit pécuniaire ; etc. » Cette radiation est d’autant plus blessante que le père de Victor Margueritte, général célèbre, mort en héros de la guerre de 1870, faisait lui-même partie de l’ordre de la Légion d’honneur.
J’ai donc lu La Garçonne, moi aussi, dans l’édition « J’ai lu » de 1978. C’est un bon roman qui peut encore se lire. La langue n’a pas vieilli : ce texte, âgé de près d’un siècle !, n’a guère de rides lexicales ou grammaticales. Le style n’a pas vieilli non plus : pas de fioritures, pas d’excès, aucune exagération. Enfin, la forme est éternelle : il y a un personnage central auquel il arrive des aventures successives qui le font évoluer, avec d’autres figures qui s’agrègent autour. Victor Margueritte a du talent : Monique Lerbier a vingt ans au début du roman et l’auteur réussit en dix pages parfaites à résumer son enfance. Margueritte a du style : il sait décrire un paysage, faire des dialogues, analyser des sentiments. Quant au contenu, il est toujours au centre de notre vie sociale et politique : les relations entre les deux sexes.
Margueritte décrit une jeune fille amoureuse qui accepte sans trop rechigner un mariage arrangé par ses parents, et les conséquences de ce mariage : vivre sous la dépendance du mari. Elle accepte ces conditions parce qu’elle aime son futur : « Vous êtes le présent, l’avenir, mon corps, mon âme. C’est si bon d’avoir l’un dans l’autre une confiance absolue », et parce que son futur l’aime. Mais elle a l’intransigeance de la jeunesse et se révolte déjà « contre le mensonge social ». D’autre part la guerre a fait changer les mentalités. Les femmes ont assuré seules le travail à la maison, dans les champs et à l’usine : « Il faut en prendre ton parti, maman. Depuis la guerre, nous sommes toutes devenues, plus ou moins, des garçonnes ! » Elle découvre, quelques jours avant la noce, que son futur lui ment et continue à entretenir une liaison.
Son rêve d’amour est brisé, et elle refuse ce mariage : « Le mariage sans l’amour n’est pour moi qu’une forme de prostitution. » A partir de ce moment, elle se coupe les cheveux, rompt avec ses parents qui continuent à vouloir ce mariage (« Un peu de tolérance, un peu de largeur d’idées », dit la mère) et travaille pour avoir son indépendance économique : elle ouvre un magasin de décoration. Elle s’octroie désormais la liberté sexuelle dont jouissent les hommes célibataires. C’est une liberté vécue : elle a une amante, « trois ou quatre expériences » avec des hommes, il y a une expérience de groupe. Monique connaît avec un danseur nu une longue liaison purement physique : « Elle n’était pas désireuse qu’il eût de l’esprit, même elle préférait, pour ce qu’elle voulait en faire, qu’il ne fût que ce qu’il était : une belle machine à plaisir. »
"La garçonne", eau-forte Louis Maccard d'après Edouard Chimot
Margueritte ne se complaît nullement à « la description des scènes de débauche » : il n’y a aucune peinture longue et détaillée de l’acte sexuel. La scène la plus crue est sans doute celle-ci : « Elle était en train de cueillir, sous les pins, les sombres lavandes violettes. A l’improviste, il avait profité de sa croupe baissée, relevé sa jupe, et elle avait senti le dieu brûlant la posséder… Elle avait poussé un gémissement de bête, puis, activement, s’était donnée. En eux se déchaînait librement, à la face du ciel, toute l’énergie de la nature, l’aveugle soulèvement des forces séculaires qui sans souci des chastetés apprises, travaillent instinctivement à la perpétuation de l’espèce. »
Zola, dans La Terre, a fait pire. Et la scène au bordel culmine ainsi : « Déjà, sous les baisers dont la Flamande lui parcourait le corps, Ginette, les bras devant les yeux, poussait son habituel roucoulement, tandis qu’à côté d’elle, Carmen et Monique, lovées en cercle avec Max, nouaient étroitement, de bouche à sexe, une ondulante guirlande. » Pas plus ! A la même époque Apollinaire et Pierre Louïs ont écrit des textes bien plus raides. Cette « vie de garçon » ne satisfait pas Monique. L’amour physique laisse à l’âme un grand vide : « Alors, pour la première fois depuis son évasion, elle matérialisa, dans son cœur tourmenté, l’évidence. Elle n’avait rien conquis avec la liberté. Son travail ? A quoi bon, s’il n’alimentait que la désolation ? Elle n’avait trouvé dans le plaisir qu’un faux-semblant de l’amour. » Margueritte critique en même temps la société égoïste, matérialiste, inégale et hypocrite de l’après-guerre : « Faillite de l’aveugle et lent bulletin de vote, dont la duperie avait pu permettre ces choses ! Elle comprenait presque, à cette minute, la bombe de l’anarchiste. »
Elle est riche et indépendante mais elle veut plus qu’une liberté inutile. Elle est encore la jeune idéaliste du début du roman. Elle va enfin rencontrer Régis Boissinot qui lui plaît et qui l’aime autant qu’elle l’aime. Mais cet homme est jaloux, il souffre du passé de Monique, passé qu’elle n’a pas voulu lui cacher. C’est un « homme des cavernes », il deviendra un tyran, un homme à l’ancienne : « Si tu laissais repousser tes cheveux sans les teindre ? », demande-t-il bientôt. Et Monique refuse cet amour-là : elle refuse de devenir la prisonnière de cet amant estimable, viril, intelligent mais qui est resté arriéré du point de vue des sentiments : « Tu retardes, Régis ! Le mari propriétaire ! Le seigneur et maître ! » Monique ne reviendra pas en arrière, et refuse l’amour-prison, le mariage-camisole : « Le mariage ! Jamais ! Avec Régis moins encore qu’avec tout autre. Libre elle était, libre elle resterait. » Ne pouvant l’avoir pour lui seul et l’aimant passionnément, Régis tente de la tuer. Monique en réchappe et trouve enfin l’homme qu’il lui faut et qui lui dit : « Il n’y a pour moi dans la vie, et par conséquent dans sa forme la plus haute, l’amour, que des êtres égaux et libres On n’a de droits sur la personne qu’on aime, que ceux qu’elle vous donne. » C’est cet homme-là qui la rendra heureuse.
La Garçonne n’a rien de pornographique, ni non plus Les Liaisons dangereuses, L’Amant de Lady Chatterley, Lolita, L’Amant ou La Vie sexuelle de Catherine M. D’ailleurs, ce qui a choqué dans ces romans, ce n’est pas la description de l’acte, c’est le statut différent des personnages qui s’y adonnent ensemble. Autrement dit, une société donnée autorise « tout » en matière d’histoires sexuelles, mais pas à tout le monde ni avec tout le monde. Dans La Garçonne, le scandale, c’était qu’une jeune fille célibataire de bonne famille fasse ce que font les jeunes mâles célibataires de bonne famille … Les questions soulevées par Margueritte n’ont pas été résolues. La sexualité humaine, dans ses dimensions privées et publiques, est encore en devenir, comme l’actualité le prouve. La Garçonne reste un bon roman, et les bons romans sont toujours d’actualité.
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