Mon cher Hervé, L’écornifleur, Le Plaisir de rompre, Le Pain de village , cela vous dit-il quelque chose ? Et Histoires naturelles ? Rien ? Et leur auteur, Jules Renard ? Vous ne voyez pas ? Jules Renard (1864-1910) fut membre de l’Académie Goncourt, dreyfusard, critique littéraire influent, ami des Goncourt, de Rostand, Courteline, Sarah Bernhardt, Tristan Bernard, familier d’Alphonse Allais, Mirbeau, les Daudet, Léon Blum, Octave Mirbeau, etc. Mais Poil de Carotte, vous connaissez ! Jules Renard est l’auteur de Poil de Carotte, chef d’œuvre incontestable, paru par morceaux dans diverses revues, puis en roman (1894), puis en pièce de théâtre (1900). Et toujours réédité, et toujours à nouveau filmé.
Par Hervé Bel
Je le relis régulièrement : c’est le manifeste des enfants mal aimés. « Poil de Carotte est un mauvais livre, incomplet, mal composé, parce qu’il m’est venu par bouffées », écrira Jules Renard (Journal, 21 septembre 1894). Ce livre, c’est l’éruption de l’enfance dans l’existence de l’adulte : le passé remonte par coulées, il y a des scènes incandescentes et tel événement brûle encore. C’est un passé qui ne passe pas. Freud l’a expliqué : quand le passé se répète, il bloque l’évolution psychique de l’individu qui ne grandit pas et réactive les anciens traumatismes. On revit quelques mêmes épisodes au lieu de continuer sa vie.
Il semble que Jules Renard n’ait jamais réussi à grandir. Il a été surnommé Poil de Carotte car il avait les cheveux roux : ce surnom lui est resté, même à l’âge adulte (« Le ridicule au tragique : ma femme et mes enfants m’appellent Poil de Carotte », 18 octobre 1896). Ce sobriquet aurait pu être affectueux : on peut être roux et aimé ! Le drame de Jules Renard enfant, ce n’est pas son surnom, ni sa rousseur (qui tient de famille, car le patronyme Renard n’est pas un hasard), c’est de n’être pas aimé par sa mère : ce surnom est simplement venu davantage le stigmatiser. Trente ans plus tard, il l’immortalise en appelant ainsi le livre qui le rendra célèbre. Jules Renard ne fut pas un enfant martyr et il y a même de bons souvenirs dans Poil de Carotte, comme il y en a dans chaque enfance : la pêche, la chasse avec le père, les animaux de la maison (poules, lapins, le chien), la cabane refuge, le gentil parrain, les petites satisfactions de cette vie de province dans une famille plutôt aisée.
Jules Renard, ce n’est pas Zola. La violence est surtout psychique. Poil de Carotte, dans Poil de Carotte, est le troisième enfant des Lepic (la famille qui pique), l’enfant de trop (comme Jules Renard, troisième lui aussi) car la mère donne tout aux deux premiers. Le dernier né, que sa chevelure rend bien trop visible, a des défauts, mais les mères aiment leurs enfants avec leurs défauts : c’est un amour ontologique. Or, Mme Lepic éprouve pour son fils une aversion existentielle : l’enfant le sent, le vit, le supporte, en souffre. Il recevra moins de nourriture (« Les melons », « La timbale »), moins de soins (« La pioche »), plus de corvées (« Les poules », « C’est le chien », « Les perdrix », « Le programme »), plus de gifles (« La fontaine ») : c’est de l’injustice. Pour l’empêcher de ronfler, sa mère le pince jusqu’au sang (« Le cauchemar »). Son frère et sa sœur lui sont préférés : au jour de l’an (« Le jour de l’An »), sœur Ernestine reçoit « une poupée aussi haute qu’elle », grand frère Félix « une boîte de soldats en plomb prêts à se battre », Poil de Carotte une pipe en sucre d’orge.
L’injustice cause un préjudice matériel et moral. Mais l’humiliation n’est que morale, ce qui la rend pire : elle n’agit pas par intérêt mais par pure méchanceté. Elle consiste à abaisser, à ramener à terre celui qui essaie de se dresser. L’humiliation a peut-être une fonction sociale : qui trop s’élève porte préjudice aux autres. Or l’enfant a surtout besoin d’être élevé, soutenu, encouragé, poussé. Humilier l’enfant est facile et sans risque : c’est lâche. Poil de Carotte a été souvent humilié par sa mère. Il souffre d’énurésie et n’est pas « propre », symptôme connu de troubles psychiques. Ce symptôme sera monté en épingle et rendu public, devant la sœur, le frère, le facteur, les voisins (« Le pot », « Sauf votre respect »). La mère manie parfaitement le double bind. Poil de Carotte appelle son père « papa », Mme Lepic lui explique qu’à son âge, il doit dire père, « c’est plus viril ». Peu après, au lieu de dire « maman », il dit « mère ». Et Mme Lepic ne le rate pas : « Il t’en coûterait de m’appeler « maman » comme tout le monde ? A-t-on jamais vu ? C’est encore blanc de bec et sale de nez et ça veut faire l’original ! » (« Aller et retour ») De même, s’il s’élève en évoquant ses lectures scolaires, Mme Lepic sait vite le faire redescendre : « Non, mais regardez-moi la touche de Poil de Carotte Brutus ! Espèce de petite brute, va ! » (« Comme Brutus »)
Tout ceci est-il autobiographique ? Comment le savoir ? Il y a le ton : Jules Renard n’accuse pas, il se contente de raconter ce qu’il a vécu. On le classe parmi les naturalistes, ceux qui décrivent ce qui est ou a été. D’autre part, Jules Renard ne ment pas : le reste de sa vie et de son œuvre (notamment le Journal) semblent parfaitement sincères. L’œuvre est parue du vivant de M. et Mme Renard, et ils n’ont pas porté plainte pour diffamation. Poil de Carotte est un document, une déposition. A charge. A décharge parfois. Poil de Carotte a fini par devenir mauvais : on l’a négligé, et maintenant, il est sale (« Les poux »). On l’a humilié, il est devenu sournois et menteur. On l’a fait souffrir, il fait souffrir les autres (« Les joues rouges »). On a dit qu’il était cruel (« Les perdrix »), il l’est devenu. Poil de Carotte torture une taupe (« La taupe ») et décapite un chat d’un coup de carabine (« Le chat »): sa « férocité » est cette fois bien attestée. Mme Lepic n’a pas tort de s’écrier : « Qu’est-ce que j’ai donc fait au ciel pour avoir un enfant pareil ! » (« Le pot ») Le petit Jules finira mal, c’est sûr : « On commence par voler un œuf. Ensuite on vole un œuf. Et puis on assassine sa mère ». (« La pièce d’argent ») Et le père ? M. Lepic est « hostile aux effusions » (« Les poux »), « il chérit Poil de Carotte mais ne s’en occupe jamais » (« Coup de théâtre »). Il veut la paix conjugale : Poil de Carotte ne pourra pas compter sur lui pour le défendre.
Au long de cette biographie en 49 scènes, l’enfant grandit. Il se rebelle (« La révolte »). Et la sentence tombe : « J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas. » (« Le mot de la fin ») Le père ajoute : « Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? » Cette conclusion sonne comme une délivrance. L’illusion bourgeoise de la famille heureuse et unie a volé en éclats : c’était l’enfer domestique. On connaît le bon mot de Poil de Carotte : « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » (« Coup de théâtre ») L’enfant sait qu’il ne se trompait pas : Mme Lepic ne l’aime pas. Mais un sentiment de culpabilité le hantera tout de même: « Ce qu’il y a de plus dur à regarder en face, c’est le visage d’une mère que l’on n’aime pas et qui fait pitié. » (Septembre 1896)
Renard doit son chef d’œuvre à son enfance ratée, matière première du seul livre de lui qui soit resté. Son malheur d’enfant a fait sa réussite d’écrivain : cette description glaciale d’une pauvre être traqué par sa famille bouleverse toujours. Et rares sont ceux d’entre nous qui n’en ont pas vécu au moins un avant-goût… Était-ce trop cher payé ? Difficile de répondre. Qui n’a jamais souhaité une vie héroïque, dramatique, catastrophique même, qui lui donnerait quelques belles pages vécues et presque déjà écrites ! Être trompé ne permet-il pas de mieux parler d’amour ? Être blessé à la guerre ne permet-il pas d’écrire Voyage au bout de la nuit ? C’est l’angoisse de bien des écrivains : peut-on écrire quand on a peu vécu ? Peut-on vraiment décrire les passions et paysages qu’on n’a jamais vus ? Quelle vie mener pour écrire de grands livres ? Faut-il avoir beaucoup pleuré pour faire pleurer le lecteur ? Je ne sais pas, mon cher Hervé. Mais le malheur ne rend pas nécessairement artiste, hélas ! Ce serait trop beau !
Jules Renard
On parle souvent de la fonction libératrice de l’écriture. Or Renard semble ne s’être pas libéré de ce traumatisme d’enfance en le racontant. Il l’a plutôt remâché : « A chaque instant Poil de Carotte me revient. Nous vivons ensemble, et j’espère bien que je mourrai avant lui. » (9 septembre 1895) On peut dire qu’il ne fut que Poil de Carotte. Il ne s’est jamais échappé de son personnage : il est resté un homme défiant, désillusionné, désabusé, pour toujours malheureux, citant des dizaines de fois l’imaginaire famille Lepic dans son journal. L’enfant a pensé au suicide, l’homme y pensera régulièrement. M. Lepic a dit à son fils : « Tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais. » Comme si l’enfance décidait pour toujours du volume de joie que nous pourrons inhaler. Peut-être même est-il resté littérairement prisonnier de cette autobiographie « incomplète » et « mal composée », voulant toujours la rallonger, lui donner une suite, en faire un feuilleton : « Poil de Carotte, on pourrait indifféremment le réduire ou le prolonger. Poil de Carotte, c’est une tournure d’esprit. » (27 septembre 1894) Il a eu cette formule ambiguë : « Je peux dire que, grâce à Poil de Carotte, j’aurai doublé ma vie. » (22 février 1894) Il n’a pas seulement vécu deux fois la même chose, en la vivant puis en l’écrivant, mais cent fois : son enfance malheureuse hoquette comme un disque rayé.
Voici les dernières lignes de Jules Poil de Carotte, dans son journal, un mois avant sa mort : « Je veux me lever, cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ça séchera dans les draps, comme quand j’étais Poil de Carotte. » (6 avril 1910)
P.-S. : J’ai à la maison le Journal (1887-1910) de Jules Renard, en un volume de la Pléiade. Humour, sensibilité, dérision, mélancolie, intelligence, fins aperçus sur la cuisine littéraire. Je le feuillette régulièrement, il est sur le chemin de ma salle de bains. J’en extrais, mon cher Hervé, trois citations, au hasard (non, pas au hasard), à votre intention : - « Il n’y a rien aujourd’hui. Je me lève. Pourquoi ? Impossible de lire, d’écrire, de faire bonne figure, d’écouter, de parler. Je ne peux guère que manger, puis m’échouer dans un fauteuil et dormir. Si je sentais qu’un revolver va me partir tout seul dans la tête, je ne me dérangerais pas pour l’éviter. » (14 mai 1898) - « Il n’y a que la vérité qui varie. Notre imagination se répète toujours. » (28 octobre 1901) - « Il suffit de goûter à la gloire : inutile de s’en bourrer. » (20 octobre 1905) Et puis encore, juste avant les vacances : « Ah ! non : je ne suis pas de ceux qui ont besoin d’aller à Venise pour s’émouvoir » (28 janvier 1908)
Laurent Jouannaud: Juillet 2014
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