LES ENSABLES - Pour cette rentrée littéraire, un voyage dans le passé, grâce à l’entremise de l’écrivain Lucien Descaves… Lucien Descaves… Qui s’en souvient ? Son nom apparaît régulièrement dans les ouvrages d’histoire littéraire, dans le journal de Jules Renard, et même dans celui de Gide. Mais on lit son nom sans le retenir.
Par Hervé Bel
Ceux qui, comme moi, apprécient Huysmans se rappellent peut-être que Descaves, naturaliste, disciple de Zola, fut un de ses plus fidèles amis. Les Céliniens doivent également le connaître, car Descaves, membre de l’académie Goncourt (il était le dixième couvert, actuellement occupé par Pierre Assouline), essaya, avec Léon Daudet, de faire donner le prix à Louis-Ferdinand Céline en 1932. Il échoua et refusa dès lors de siéger avec ses collègues. Les Proustiens, en revanche, n’oublient pas qu’il s’opposa, en vain d’ailleurs, à l’obtention du prix pour « A l’ombre des jeunes filles en fleurs. » Quant aux inconditionnels de Guitry, ils ne peuvent ignorer que Descaves le détestait.
Mais de l’œuvre de Descaves, qu’a-t-on retenu ? Rien ou pas grand-chose. Il est l’auteur d’un roman intitulé « Sous-offs » (1889), brûlot jugé suffisamment antimilitariste pour faire l’objet d’un procès dont Descaves ressortit blanchi. Ce fut son premier titre de gloire ; son second d’avoir été un des signataires du manifeste dit « des cinq » qui s’élevait contre le naturalisme de Zola, à la suite de la publication de « La Terre ». Mais il n’y eut pas de suite : aucun des cinq écrivains qui l’avaient rédigé n’a eu de postérité véritable. Pour le reste, l’œuvre de Descaves a été complètement oubliée, y compris son roman sur les aveugles intitulé « Les emmurés » que Huysmans estimait comme son meilleur livre. S’il retient encore l’attention, ce n’est pas grâce à ses écrits, mais parce à la chance qu’il a eu de vivre longtemps et de participer activement, en tant que membre de l’Académie Goncourt, à la vie littéraire française. Il a laissé un livre de souvenirs passionnant intitulé « Souvenirs d’un ours » publié peu avant sa mort et dont je recommande vivement la lecture (pour mémoire un « ours », dans le langage d’imprimerie est le nom donné à l’imprimeur, cf. Balzac dans « les Illusions perdues »).
Il y raconte sa vie. Et sa vie, c’est triste à dire, ne vaut que par ses rencontres. Né en 1861 d’un père graveur et artiste, Descaves, enfant, assiste à la Commune et en conserve un vif souvenir qui le pousse, toute sa vie, à aider les vieux communards. En 1878, il entre en apprentissage dans une banque, rue Drouot. Mais ce n’est qu’un gagne-pain, il s’y ennuie (« la stérilité de la vie de bureau est extraordinaire. ») : lorsqu’il ne travaille pas, Descaves complète son instruction : « Jeune homme, je ne fréquentai ni les cafés, ni les brasseries du Quartier latin. ». Ce qu’il aime, c’est « le travail, la lecture, les rêveries d’un promeneur solitaire et le sommeil réparateur des nuits calmes. » Descaves, influencé par Richepin et les naturalistes, écrit un petit recueil de poésie et de nouvelles qu’il soumet à l’éditeur belge Kistemaeckers. Les nouvelles sont acceptées sous le titre « Le calvaire d’Héloïse Pajadou » et paraissent en 1882. Aucun succès, mais, acte fondamental dans son existence, il va aller lui-même présenter son livre à Huysmans et Léon Hennique (tous deux futurs membres de l’académie Goncourt). Cette démarche change le cours de sa vie, et dès lors, il ne cessera plus d’être mêlé à l’Histoire littéraire avec un grand H. « Les souvenirs d’un ours » est avant tout un recueil de portraits des auteurs qu’il a croisés et qui ont, pour la plupart, laissé un nom. Il raconte sa première entrevue avec Huysmans, 10 rue de Sèvres, où l’auteur d’à vau-l’eau habitait. Huysmans lui-même lui ouvre la porte. Il a quarante ans, des cheveux en brosse, « encore drus mais blancs ». « Les yeux pétillaient dans le foyer du visage, réchauffaient la bûche inégale d’un nez important, et les cendres éteintes de la barbe, cachant à demi une bouche crispée, une grille tordue et refroidie (p.51). » Immédiatement, les deux hommes sympathisent, mais la relation n’est pas égale.
Descaves écrit « ce fut à la fois mon ami, mon maître et mon directeur de conscience littéraire (p.51). » Huysmans, homme peu commode, semble avoir été touché par la fidélité de son ami dont il fit son exécuteur testamentaire. Mais il avait la dent dure. Dans son journal en date du 2 juin 1899, l’abbé Mugnier raconte qu’à la sortie d’un dîner chez les Descaves à Petit Montrouge, Huysmans s’exclame à propos de Madame Descaves : « Quand je songe à cette femme avec laquelle Descaves va copuler, le soir, je trouve qu’il est plus agréable d’entendre les complies et d’aller se coucher tout seul. (1) » Plus tard, en 1935, Descaves découvrira la mauvaise opinion que son maître avait de sa femme et en fut très peiné. A son retour du service militaire qui lui inspire « Sous-offs », Descaves fréquente le salon d’Alphonse Daudet, l’auteur des « Contes de mon moulin », que lui avait présenté Paul Bonnetain, auteur d’un roman « Charlot s’amuse » dont le thème, exploité selon la méthode naturaliste, avait fait scandale puisqu’il portait sur la masturbation (thème que Raymond Guérin exploitera plus tard, avec « L’apprenti »). Du salon de Daudet, Descaves écrit : « On entrait ; Daudet, sans se lever, tendait une longue main amaigrie, tournait vers le visiteur, assis au coin du bureau, son visage résigné où seule, semblait-il, la souffrance pouvait encore mettre de la vie (…). Rien ne restait étranger à Alphonse Daudet. Il abordait tous les sujets avec une aisance et une lucidité pareilles. (p.65-66) » Daudet aimait les récits de voyage, se passionnait pour l’expédition Stanley, et surtout avait une culture livresque sans pareil. Souffrant, Daudet ne pouvait plus dormir et lisait donc, la nuit. Comme l’écrit joliment Descaves : « Les jours avaient pour lui deux fois vingt-quatre heures et, comme des rats, amis du silence et des solitudes, tous les volumes de la bibliothèque attendaient qu’il fût couché pour envahir sa chambre, grimper le long de son lit et courir sur les couvertures (p.67).
A l’occasion de ces visites, Descaves rencontre Léon Daudet, futur membre de l’Académie Goncourt, et soutien indéfectible de Proust et de Céline. Grâce à Huysmans, il fréquente le terrible Léon Bloy, et l’étrange Villiers de l’Isle-Adam, l’auteur des “Contes cruels”, aussi pauvre que l’était Bloy. Descaves raconte plusieurs anecdotes savoureuses sur Villiers. Le 14 juillet 1887, en compagnie de Huysmans, il se rend chez Villiers pour lui proposer de dîner avec eux chez son père. “A cinq heures de relevée, il (Villiers) était encore couché et travaillait dans son lit. Il accepta mon invitation et ne demanda que la permission (…) d’emmener Totor, son petit garçon. Une femme de ménage que nous sûmes plus tard être sa mère, habilla rapidement l’enfant (p.70).” A cette occasion, Villiers se met au piano : “Le bouquet du feu d’artifice fut La mort des amants de Baudelaire, mise en musique par (…) Villiers lui-même.” La soirée dure jusqu’à trois heures du matin.
Une autre fois, Huysmans organise un dîner chez lui. Villiers fait de la boxe avec un certain Louis Montchal. Puis à table, il chante, se met en scène “tout cela d’un comique irrésistible, sans pareil ! Il était capable de déclamer le monologue d’Hamlet, mieux, de le jouer à la commande.” Deux ans plus tard, en 1889, Villiers, issu d’une des plus vieilles noblesses françaises, mourait dans la misère, reconnaissant in extremis son fils Totor en épousant sa compagne qui ne savait même pas écrire… …
L’année 1887 fut décidément décisive pour Descaves. Cette année-là, parrainé par Alphonse Daudet et J.K Huysmans, il est admis pour la première fois au Grenier d’Auteuil où Edmond de Goncourt recevait. “Tous les dimanches, Goncourt, vieux maréchal des lettres, à demi-couché sur un large divan, au fond de la pièce, un foulard blanc au cou, accueillait ceux que l’on a représentés comme ses thuriféraires et qui n’étaient que ses admirateurs respectueux.” Là, se rencontraient Zola, Daudet, Bracquemond, Huysmans, Hennique, Bourget, Heredia, Mirbeau, etc.
“Il (Goncourt) ne causait pas de longue haleine et la conversation était ordinairement sans éclat jusqu’à l’arrivée de Daudet. Goncourt parlait peu, écoutait, se contentait de résumer en formules brèves les opinions des uns et des autres sur un livre, une exposition, une pièce de théâtre ou un tableau… (p.81)” S’agissant de son œuvre, “Certes, il avait dans son œuvre une foi absolue, et s’il interrogeait, comme Dumas à ses derniers jours, sur la valeur de son apport et la destinée de sa production, ce n’était pas pour en préjuger la fragilité, au contraire (p.81).” On sait ce qu’il en est advenu. Qui lit encore Manette Salomon ? De Goncourt, on ne retient que le prix, et de Descaves, sa participation à l’Académie fondée en 1903 grâce au testament de Goncourt. Un chapitre entier des “Souvenirs d’un ours” s’intitule “Jules Renard”, auteur du fameux “Poil de Carotte” (cf. article de Laurent Jouannaud consacré à ce roman) et de “L’écornifleur”.
Mais il est peut-être significatif de noter que Descaves ne parle de Renard que pour rappeler qu’il aida sa veuve. Descaves aimait rendre service, par bonté ou, selon René Benjamin dans son livre à charge “La galère des Goncourt”, pour obliger les gens à la gratitude. Mais au fond qui était Descaves ? En parlant de ce qu’il a vu, j’en oublie ce qu’il était. Les témoignages concordent sur un point : Descaves était quelqu’un très sérieux, plutôt bougon, procédurier dès lors qu’il s’agissait de l’Académie. Il avait une marotte : la Commune qu’il n’avait pourtant connue qu’enfant, et sur laquelle il était intarissable comme l’indique Jules Renard dans son Journal (2). Il est peut-être significatif de noter que le Journal de Renard (comme celui de Mugnier d’ailleurs) ne comporte aucune description précise de Descaves, en bien ou en mal, et que les mots d’esprit rapportés sont absents. L’éditeur Stock estimait que “Descaves était un faux brave homme (3).”
Dans son livre cité plus haut, René Benjamin à qui Descaves ne pardonna jamais l’élection de Sacha Guitry à l’Académie, le décrit comme un homme médiocre, un “Pense-petit (4)”. Il ajoute quelques détails : “Il a toujours travaillé debout, sur un pupitre haut, reçu debout, grogné debout ; d’abord, parce qu’étant petit, même debout, il paraît assis ; ensuite, parce que les vrais ouvriers, ceux qui lui plaisent, travaillent debout ; enfin parce qu’il mettait du défi et une leçon dans son attitude (5).” La rancœur est évidente, et sans doute la mauvaise foi. Si Benjamin eut le Goncourt pour son livre “Gaspard”, ce fut grâce à Descaves, et s’il fut membre de l’académie, il le dut encore à lui. Laisser entendre qu’un homme fut bon toute sa vie par intérêt, celui de susciter la reconnaissance, est un peu court, en tout cas invérifiable. Et l’on peut, dans ces conditions, douter de tout et de tous.
Si les actes seuls comptent, alors Descaves mérite plus de considération. Il était fidèle en amitié, eut une vie honnête, et servit la littérature sans y trouver la fortune. Il eut ses petitesses, mais qui n’en eût jamais ? Relevons d’ailleurs dans les dernières pages des “Souvenirs d’un ours”, ces mots à propos de René Benjamin qui lui en avait pourtant fait voir : “Je ne veux pas davantage clore ces pages sans atténuer ma rigueur envers Benjamin qui est aujourd’hui, à mes yeux, plus à plaindre qu’à accabler. Son fils (…) a été tué le 9 février 1945 sur le front d’Alsace (…) La douleur d’un père ne m’a jamais laissé insensible (p.293).”
Pierre Assouline raconte pour l’année 1923 une anecdote dans son livre “Du côté de chez Drouant (6) qui témoigne selon moi du caractère scrupuleux de Descaves : ‘Bizarrement, Lucien Descaves appelle à la dissolution de la société littéraire des Goncourt dans un article publié par Comoedia ; enfin, il le dit sans l’écrire tout à fait mais en le pensant très fort, c’est ainsi que chacun l’entend, et tout cela pourquoi ? Parce qu’il lui apparaît désormais impossible de respecter une clause du testament (Goncourt) stipulant que le prix doit aller au meilleur roman de l’année car nul ne peut en lire quatre-cents.’ Réflexion qui reste d’actualité, à l’heure où les romans sont encore plus nombreux et réservés à certaines maisons d’édition, tandis que d’autres sont automatiquement exclues. Descaves prenait sa tâche au sérieux. Il termine son ouvrage par cette citation du poème de Vigny : ‘Fais énergiquement ta longue et lourde tâche/Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,/Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. ’
Descaves meurt en 1949 et depuis le silence s’est fait sur son nom.
(1) Journal de l’abbé Mugnier, page 114. Mercure de France. A noter Descaves est cité plus de 40 fois dans ce journal célèbre.
(2) Journal de Jules Renard, p.1156. Pléiade.
(3) Journal de l’abbé Mugnier, op.cit. page 172
(4) La galère des Goncourt, p.18. L’élan, 1948.
(5) La galère des Goncourt, p.17. L’élan, 1948.
(6) Du côté de chez Drouant, p ; 43 Gallimard, 2013
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