Je feuilletais Les Liaisons dangereuses (1782) pour retrouver le passage où Merteuil et Valmont se brouillent et provoquent leur perte mutuelle. C’est dans la lettre 153 : « Eh bien ! La guerre ! », décide la Merteuil. Pris par le texte, j’ai relu le chef d’œuvre de Choderlos de Laclos, avec la même fascination et le même malaise qu’à chaque fois. Ce sujet qui fascine, c’est le plaisir sexuel. Ce plaisir se prend à deux (sauf dans Charlot s’amuse !) et toute la difficulté est là, hier comme aujourd’hui. Laclos ne tourne pas autour du pot.
Le 19/10/2014 à 16:17 par Les ensablés
Publié le :
19/10/2014 à 16:17
Par Laurent Jouannaud
Dès la seconde lettre, la marquise de Merteuil propose au vicomte de Valmont de « mettre une rouerie de plus à ses Mémoires » : il doit coucher avec Cécile de Volanges, quinze ans, avant qu’elle n’épouse le Comte de Gercourt dont Merteuil veut se venger en lui plantant des cornes avant même son mariage. Ce que Valmont accepte de faire, bien qu’il soit occupé depuis quelques jours à une « passion forte » inspirée par Madame de Tourvel dont on connaît « la dévotion, l’amour conjugal, les principes austères » (Lettre 4).
A la fin du roman, Valmont aura couché avec ces deux femmes. Il lui aura fallu deux mois pour avoir Cécile et trois mois pour avoir Mme de Tourvel. Valmont aura en outre un revenez-y avec deux anciennes maîtresses. De son côté, la marquise de Merteuil est la maîtresse de Belleroche, mais s’offrira en passant le chevalier Prévan et le jeune Danceny. C’est pas mal pour l’époque, et même pour aujourd’hui ! Le roman décrit dans le détail comment Valmont s’y prend pour séduire les deux femmes. Il n’est pas si simple de déflorer une jeune fille surveillée par sa mère, ni de conquérir une femme mariée qui a des principes et aime son époux. Merteuil, elle, jeune et jolie, n’a qu’à s’offrir discrètement pour être prise. Laclos nous montre un Valmont qui est à la peine malgré sa jeunesse, son charme, sa situation sociale. La jeune Cécile ne le regarde même pas : elle n’a d’yeux que pour Danceny, son amoureux. La présidente de Tourvel connaît sa mauvaise réputation et prend son mariage au sérieux. Valmont va devoir séduire ces deux femmes (seducere signifiant « tromper » en latin). Il explique sa tactique et ses avancées à Mme de Merteuil dans les lettres qu’il lui envoie et que nous lisons. Il tend ses filets et les deux femmes finiront par y tomber. Nous voilà dans les cuisines peu ragoûtantes de la drague.
Il faut distinguer la fin et les moyens : il y a l’acte sexuel et les façons d’y parvenir. Le XVIIIe siècle condamnait à la fois les moyens et les fins. « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain », dit le dixième commandement. Aujourd’hui, le désir des deux libertins nous semble légitime. Mme de Merteuil est veuve, elle est libre et elle aime l’amour. Valmont est jeune, libre et il aime l’amour. Où est le mal ? « Conquérir est notre destin», écrit Valmont (Lettre 4). Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas réaliser son désir ? Valmont explique qu’il est attiré malgré lui par Mme de Tourvel : « Je sentis enfin qu’il m’était également impossible et de ne pas vous aimer et d’en aimer une autre que vous. » (Lettre 52) Le séducteur affirme qu’il a été lui-même séduit, et ce fait l’autorise à séduire. Quant à Merteuil, sa courte autobiographie dans la fameuse lettre 81 est considérée comme un manifeste féministe avant l’heure : « Je puis dire que je suis mon ouvrage. »
Mon cher Hervé, je ne suis pas un libertin, je n’en ai ni l’envie ni les moyens, mais je suis moi aussi pour lalibertésexuelleentreadultesconsentants, il le faut bien. Valmont et Merteuil sont devenus notre modèle, avoué ou non : réussir sa vie sexuelle, aujourd’hui, c’est forcément aussi une affaire de quantité et de diversité. Pourtant, cette sexualité multipliée est toujours ambiguë : elle n’est pas compatible avec legrandamour, notre autre idéal, conçu comme fidélité à un seul être. Ces deux idéaux se contredisent. Les morales changent, mais ne s’annulent pas : elles s’empilent dans notre conscience. Des strates opposées coïncident en nous, particulièrement dans l’ordre sexuel qui a tant changé en quelques décennies. Valmont et Merteuil, à imiter ou à proscrire ? Difficile à dire.
Quant aux moyens utilisés pour séduire, nous les condamnons, hier comme aujourd’hui, n’est-ce pas ? Il n’est pas bien de mentir pour mettre l’autre dans son lit, c’est certain…. Mais la liberté sexuelle oblige à donner des coups de canif à une stricte morale de l’honneur et de la vérité. Autrement dit, on ne peut pas être Valmont ou Merteuil sans s’en donner les moyens. Il est admis de promettre plus que ce qu’on veut tenir, de se présenter sous son meilleur jour (habits de marque et implants en tout genre), d’enjoliver sa situation professionnelle, de mentir ou se taire sur son passé sexuel, etc. Ces mensonges entre homme et femme pour emporter le morceau enlèvent de son goût nature à l’amour, mais chacun suppose que l’autre n’est pas dupe. Ce que Serge Gainsbourg a résumé en ce bref dialogue : « Je t’aime. - Moi non plus. » Laclos pousse ces moyens à l’extrême : Valmont et Merteuil utilisent la ruse, le mensonge, l’intimidation pour arriver à leurs fins, c’est-à-dire l’acte sexuel avec quelqu’un qui n’en voulait pas. Ils restent encore du côté de la loi, leurs proies sont consentantes. Sade sera plus radical : ses personnages vont jusqu’au crime pour satisfaire leurs désirs sexuels. Valmont à ce mot lucide : « Voilà bien les hommes ! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution, ils l’appellent probité. » (Lettre 66)
Il lui faudra plusieurs mensonges pour avoir Cécile et pourtant il lui écrit : « Je hais tout ce qui a l’air de la tromperie ; c’est là mon caractère. » (Lettre 84) Il faudra faire une fausse clé pour entrer de nuit dans la chambre de la jeune fille. Une fois là, au moment de passer aux actes, Valmont emploie le chantage : « A qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre aveu ? » (Lettre 96) Parallèlement, il réussit à se faire aimer de la Tourvel en une dizaine de lettres et quelques rencontres. Mais il l’a espionnée ; il a organisé une mise en scène où il porte secours à des pauvres ; il viole sa correspondance ; il ira aux offices religieux et fera semblant de prier. Tourvel l’aime mais ne cède pas. Elle se sait désirée mais veut être aimée. Valmont fait donc semblant de l’aimer : il lui écrit de fausses lettres d’amour qui ressemblent parfaitement à des vraies. Le lecteur est alors curieusement tiraillé entre complicité et condamnation : il lit ces lettres pleines d’émotion, de passion et de respect, quand dans la lettre précédente Valmont expliquait à Merteuil sa tactique. Le chef d’œuvre est, bien entendu, la lettre d’amour (Lettre 48) qu’il écrit à Mme de Tourvel sur le cul d’une prostituée qu’il prend pour écritoire : « La situation où je suis en vous écrivant me fait connaître plus que jamais la puissance irrésistible de l’amour. » L’humour de Valmont fait de nous des voyeurs consentants. Le malaise va plus loin que la simple question morale. Laclos touche au cœur du langage.
Est-il donc si simple de tromper ? Que le vrai ne se distingue pas du faux a quelque chose de scandaleux. Une formule comme « Vous ne connaissez pas mon cœur » (Lettre 58) que Valmont écrit à Tourvel est à la fois vraie et fausse : la manipulation est parfaite. La littérature elle-même en est, sinon salie, en tout cas ternie : la virtuosité rhétorique de Valmont, Merteuil, Laclos jette le trouble dans la « communication ». Laclos arrive même à faire douter de l’innocence des victimes. Après l’acte sexuel qui leur a été extorqué, Cécile et Mme de Tourvel sont heureuses. Valmont s’est fait plaisir, et il leur a aussi fait plaisir. La petite Volanges était niaise, il a fallu la forcer un peu, mais elle écrit à Merteuil : « J’ai peur de ne pas m’être défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas comment cela se faisait : sûrement, je n’aime pas M. de Valmont, bien au contraire ; et il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais. » (Lettre 97) Quant à Madame de Tourvel, elle en redemande : « “Je ne puis plus supporter mon existence qu’autant qu’elle servira à vous rendre heureux. Je m’y consacre toute entière : dès ce moment je me donne à vous, et vous n’éprouverez de ma part ni refus, ni regrets.” Ce fut avec cette candeur naïve ou sublime qu’elle me livra sa personne et ses charmes, et qu’elle augmenta mon bonheur en le partageant. L’ivresse fut complète et réciproque. » (Lettre 125). Danceny, après que Merteuil l’a mis dans son lit pour faire enrager Valmont, ne se plaint pas non plus : « En attendant le bonheur de te voir, je me livre, ma tendre amie, au plaisir de t’écrire, et c’est en m’occupant de toi, que je charme le regret d’en être éloigné. » (Lettre 150) La fin aurait-elle justifié les moyens ? Si le plaisir était pour tous au rendez-vous, qu’y a-t-il à redire ? Laclos nous fait descendre dans l’enfer de la sexualité, où le plaisir volé n’en reste pas moins un plaisir.
Les Liaisons mettent l’acte sexuel au premier plan. Pas de fioritures, sauf pour tromper les proies. Le plaisir psychique (vanité et puissance) s’ajoute au plaisir physique, il ne le remplace pas. Là encore, il y a malaise : ils vont trop loin, nous ne les suivons pas, mais nous sommes pourtant sur la même route qu’eux. Sur ce plaisir-là, Laclos est d’ailleurs d’une élégance sans pareille. Le texte est émaillé de formules suggestives. Merteuil confie à Cécile qui se plaint après sa nuit d’amour : « Tous les hommes ne sont pas des Valmont ! » (Lettre 105) De Belleroche, son amant, elle dit : « Ses hommages réitérés, quoique toujours reçus par la même femme, le furent toujours par une maîtresse nouvelle. » (Lettre 10) Valmont commente ainsi sa nuit avec la Vicomtesse de M. : « Comme je n’ai point de vanité, je ne m’arrête pas aux détails de la nuit : mais vous me connaissez, et j’ai été content de moi. » (Lettre 71) Merteuil sur sa liaison avec Valmont : « Je brûlais de vous combattre corps à corps. » (Lettre 81) De Prévan que Merteuil séduit : « Il m’aperçut, l’éclair n’est pas plus prompt. Que vous dirai-je ? je fus vaincue, tout à fait vaincue, avant d’avoir pu dire un mot pour l’arrêter ou me défendre. » (Lettre 85) Quant à Cécile Volanges que Valmont possède régulièrement, il en obtient « ce qu’on n’ose pas même exiger des filles dont c’est le métier. » (Lettre 115) Laclos laisse à l’imagination des lectrices et lecteurs le soin de compléter les détails. Le roman pourrait s’arrêter à la chute de Cécile et de Mme de Tourvel. Mais Laclos n’en a pas fini. Les cent dernières pages viennent expliquer le titre du livre : ceux qui cherchent le plaisir sexuel sont des gens dangereux, il faut les éviter. Le roman finit dans les larmes et la mort. Valmont meurt en duel. Merteuil, ruinée, attrape la petite vérole et quitte la France. Cécile Volanges s’enferme au couvent. Son amoureux, le Chevalier Danceny, s’exile à Malte. Madame de Tourvel meurt de honte et de chagrin. Et voici un nouveau malaise : ce plaisir tant vanté et recherché a donc des conséquences si graves ?
J’aime cette formule de Mauriac concernant l’amour physique : « Vous avez beau dire, il ne s’agit pas d’un geste comme un autre. » (Bloc-notes, 1er février 1959) Et André Malraux dans sa préface aux Liaisons écrit : « Le caractère dramatique de la sexualité est masqué sous les loups de satin rose. » En effet, l’acte sexuel n’est pas un acte comme les autres. Il peut avoir des conséquences imprévues. Valmont écrivait à propos de Tourvel : « Ah ! le temps ne viendra que trop tôt, où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu’une femme ordinaire. » (Lettre 95). Or, après avoir chuté, Mme de Tourvel a gagné en puissance. Valmont écrit maintenant : « Serai-je donc, à mon âge, maîtrisé comme un écolier, par un sentiment involontaire et inconnu ? » (Lettre 125) Tout commence au lieu de finir après la possession : « Je ne sortis de ses bras que pour tomber à genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais. » D’autre part, cette poursuite du plaisir, aujourd’hui comme hier, ne tient que par le secret.
La liberté sexuelle semble impossible à pratiquer au grand jour. C’était impossible au XVIIIe. Le doute bénéficiait aux libertins, mais quand la société savait tout, elle les condamnait. Valmont est connu pour être « dangereux » et Madame de Volanges écrit : « Sans doute, je reçois M. de Valmont, et il est reçu partout ; c’est une inconséquence de plus à ajouter aux mille autres qui gouvernent la société. » (Lettre 32) Aujourd’hui encore, c’est une liberté à la fois prônée et mal vue, avec la même inconséquence que jadis : les derniers scandales éroticopolitiques le montrent. Enfin, curieusement, le plaisir des uns empêche le plaisir des autres : Merteuil ne supporte pas le plaisir que Valmont prend avec Tourvel. Elle provoquera la guerre qui les perdra tous deux. La jalousie est une réalité psychique qui s’oppose à la liberté sexuelle. Danceny apprenant que Valmont a possédé sa fiancée, le provoque en duel : « J’ai vu la preuve de votre trahison écrite de votre main. J’avoue que mon cœur en a été navré et que j’ai ressenti quelque honte d’avoir autant aidé moi-même à l’odieux abus que vous avez fait de mon aveugle confiance. » (Lettre 162) Et sa fiancée ne l’intéresse plus depuis qu’elle a connu le plaisir sans lui, même si le scandale est évité. Tourvel ne se supporte plus et en mourra : « Je suis devenue criminelle. » (Lettre 161) Les conclusions de Laclos sont claires. Dans sa préface, il souligne l’aspect moral de son livre : « C’est rendre un service aux mœurs que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes. » Et Mme de Rosemonde, tante de Valmont, écrit : « Si on était éclairé sur son véritable bonheur, on ne le chercherait jamais hors des bornes prescrites par les Lois et la Religion. » (Lettre 171)
Nous vivons une époque où les lois et la religion ne prescrivent plus guère de bornes, l’individu doit se bricoler sa propre morale. On ne badine pas avec l’amour, a dit un poète. Avec le plaisir non plus, nous prévient Laclos…
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