(Avant-critique) Je suis certaine que vous imaginez que les licornes vivent dans un monde comparable à une grande fête foraine, virevoltant ainsi entre barbes à papa, manèges et ballons gonflés à l’hélium. Les licornes habitent certes dans un merveilleux pays.
Le 22/07/2017 à 07:56 par La Licorne qui lit
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Publié le :
22/07/2017 à 07:56
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N’allez toutefois pas croire que nous passons nos journées affalées sur de moelleux nuages à discuter de notre future teinture de crinière ou à déplorer l’aspect délavé de l’indigo des arcs-en-ciel (encore un effet du réchauffement climatique !). Nous aussi, nous avons à résoudre des situations complexes : différend frontalier avec nos cousins les dragons ; querelles fréquentes concernant les critères d’accession au statut d’animal fabuleux ; et rivalités épisodiques avec le peuple des capricornes, qui pour une raison qui m’échappe, éprouve une jalousie obsessionnelle envers les miens.
Pas d’Organisation des Nations Unies dans nos contrées, mais les fées se chargent avec diplomatie et autorité de régler ces petites controverses.
De là-haut, les licornes scrutent la Terre, souvent avec tristesse et découragement. Rassurez-vous, nous faisons notre maximum pour apporter un peu de couleurs et d’espoir. Depuis bien des années, j’observe le Moyen-Orient, notamment le conflit israélo-palestinien. Je me lamente devant les impasses, les retours en arrière et les incompréhensions, et regrette l’absence de réelle volonté politique d’instaurer une paix durable. Est-ce dû au fait que je suis le fruit d’une union mixte (ah oui, j’ai oublié de vous le préciser, mon père est un zèbre, qui tomba éperdument amoureux de mamlicorne en pleine période hippie) ou uniquement parce que je suis convaincue qu’il y a assez de place pour tous ? Cette guerre sans fin créée en moi une tristesse immense.
Alors, quand j’entame le livre d’une jeune auteure israélienne, je m’attends évidemment à ce qu’elle me parle de juifs et d’Arabes, de mur, de boycott, de rockets, de raids aériens, de colonies et de négociations non abouties. Eh bien non : Ayelet Gundar-Goshen a décidé de construire son roman en partant d’une autre réalité qui ronge son pays : l’immigration africaine. En s’attaquant à un thème, qui malheureusement est devenu un drame universel, elle révèle qu’en Israël aussi, des milliers de clandestins, venus de la Corne, attendent des lendemains meilleurs. « Immigrer, c’est passer d’un endroit à un autre, avec attaché à ta cheville comme un boulet d’acier, le lieu que tu as quitté. »
Réveiller les lions c’est l’histoire d’un grain de sable, celui du désert du Néguev, qui vient enrailler le quotidien d’Ethan Green, neurochirurgien à Beer-Sheva, importante ville du Sud. Rien ne prédestine, ce père de famille, époux de Liath, inspectrice de police, à rencontrer Sirkitt, réfugiée érythréenne. Par un soir de pleine lune, Ethan, en quête de sensations et de liberté, percute mortellement un homme au milieu des dunes. Une seule voie s’impose, le délit de fuite et l’oubli. Début de l’engrenage : Sirkitt a tout vu.
Début de la descente aux enfers : Sirkitt sonne à sa porte et Liath se voit chargée de l’enquête. Pour se sauver, Ethan accepte les conditions du silence que lui impose le témoin. « (…) le sable n’a pas de souvenirs. Le sable ne sait pas où il était hier et où il sera demain ».
Réveiller les lions, c’est aussi l’histoire d’une profonde immersion dans les ténèbres, seule alternative pour entrevoir à nouveau le soleil*. Confronté à l’intolérable, à l’inimaginable et à ce que l’humanité comporte de plus violent, Ethan se retrouve seul face à son ombre dans une zone de clair-obscur. Il tue un homme, ment à sa femme, délaisse ses fils, néglige son travail à l’hôpital et vole des médicaments. Paradoxalement, s’éloigner du chemin qu’il s’était tracé, l’emporte vers une résurrection salvatrice. Il découvre un univers dont il ignorait l’existence et prend conscience du sort de ceux qu’il trouvait « … tous pareils. Parce qu’il ne les connaissait pas. Parce que les êtres venus d’une autre planète sont obligatoirement un peu moins humains ».
Le récit repose sur une opposition constante entre le jour et la nuit, entre la mort et la vie ; entre ce qui est discernable et ce qu’il est préférable de cacher ; entre ce que nous croyons être, et ce que nous devenons lors de circonstances extrêmes ; entre le confort d’une belle maison et la crasse d’un garage reconverti en un hôpital de fortune. La rencontre d’un homme blanc, éduqué, installé dans sa routine et d’une femme noire, déracinée, meurtrie et invisible mène au réveil des lions.
Symbole de la renaissance, le lion annonce, par son rugissement, l’arrivée du jour nouveau. Mais, de par sa puissance et son statut inattaquable, le roi risque d’employer sa force au service de sa cupidité et de son désir. La référence léonine est là pour nous rappeler que nous sommes tous susceptibles de déraper et que nos qualités peuvent devenir nos vices. Rien n’est évident, rien n’est flagrant : le gris est souvent la norme. Il nous revient de gérer notre dualité et nos contradictions et de ne pas « oublier qu’un écart est toujours possible. »
Une seule décision et tout bascule. Pourtant, le lion peut récupérer son trône. Le retour à l’équilibre s’opère inévitablement par l’acceptation de certains arrangements et réajustements.
L’écriture d’Ayelet Gundar-Goshen est dense, analytique et ne laisse que peu de moments de respiration. Il s’agit d’une plongée en apnée pendant laquelle les protagonistes courent après l’oxygène dont ils ont besoin pour remonter à la surface. L’auteure, psychologue de formation, sonde à froid les âmes et leurs errements. Ne cherchant pas à juger, condamner ou punir, elle essaie de comprendre pourquoi nous sommes capables du pire comme du meilleur.
Bien qu’Ethan soit au centre du récit, le portrait fait des personnages féminins, Liath et Sirkitt, est remarquable. Telles deux lionnes, elles se battent avec leurs armes et n’hésitent pas à partir en chasse, l’une le jour et l’autre la nuit, pour assurer leur survie et celle des leurs.
Ma protubérance frontale est supposée me guider vers le beau et le bien, mais elle pourrait très bien se transformer en un pic meurtrier. Qui vous-dit que je ne suis pas tentée, de temps à autre, de perforer de ma corne quelques cœurs mal attentionnés… J’espère que vous avez compris au travers de cette chronique que les apparences sont parfois trompeuses. La licorne qui lit ne se limite pas à aimer les fraises tagada et le champagne.
Sur ce, je m’en vais me rafraîchir sous l’eau glacée d’un geyser. En attendant, ouvrez les yeux et essayez de faire de votre mieux, c’est déjà beaucoup… À la semaine prochaine !
*Beer-Sheva signifie le Puits du Serment
(à paraître le 7 septembre) Réveiller les lions – Ayelet Gundar-Goshen, trad. Laurence Sendrowicz – Presses de la Cité – 9782258133846 – 22,50 €
Paru le 07/09/2017
412 pages
Presses de la Cité
22,50 €
1 Commentaire
Papillote88
05/07/2020 à 10:33
Quelle superbe critique, en lisant vos quelques lignes, je fus à nouveau totalement immergée dans ce roman que j'ai beaucoup apprécié.
Merci
http://coquelicoquillages.blogspot.com/